Avis sur la saisine n° 24-207

Adopté en réunion plénière du 8 avril 2025 (version PDF)

Description de la saisine

Le 9 décembre 2024, Mme Johanna Chardonnieras, agissant au nom de l’association Info Birmanie en qualité de coordinatrice, a saisi le CDJM à propos d’un article publié par le magazine Conflits le 24 octobre 2024 et titré « L’industrie de la bonne conscience ».

Cet éditorial de M. Jean-Baptiste Noé développe une critique des ONG et pointe notamment les conséquences des accusations de travail forcé qui auraient été portées contre Total lors de sa présence en Birmanie, selon lui à tort. L’association Info Birmanie fait grief à cet éditorial de non-respect de l’exactitude et de la véracité. Mme Chardonnieras, en se référant à plusieurs sources, estime d’une part que ces accusations de travail forcé sont documentées et que d’autre part « il est complètement faux et incorrect de dire que les accusations de travail forcé sur Total ont fait partir l’entreprise française au profit de l’installation d’une entreprise américaine ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité  :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

Réponse du média mis en cause

Le 12 décembre 2024, le CDJM a adressé à M. Jean-Baptiste Noé, rédacteur en chef de Conflits, un courriel l’informant de cette saisine et l’invitant à faire connaître ses observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 13 décembre 2024, M. Noé a répondu en ces termes : « Cette phrase de l’article s’appuie sur deux sources : 1/ Les différents rapports de l’ONG CDA (Collaborative for Development Action) qui a effectué plusieurs visites sur les sites de Total en Birmanie entre octobre 2002 et avril 2005 ; 2/ Le rapport de Bernard Kouchner (2003). Les deux concluent que Total n’a pas pratiqué de travail forcé en Birmanie. »

Comme l’article 5.5 de son règlement intérieur en prévoit la possibilité, le CDJM a communiqué cette réponse à l’association Info Birmanie le 18 décembre 2024. Celle-ci a fait retour le 21 décembre 2024 en critiquant les sources citées par M. Noé. Cette réponse a été transmise à celui-ci le 25 décembre 2024, en l’invitant à répondre s’il le souhaitait, compte tenu des jours fériés, avant le 6 janvier 2025. À la date du 8 avril 2025, M. Noé n’avait pas donné suite à cette proposition.

Analyse du CDJM

➔ Le CDJM rappelle en préambule sa position sur la question du « journalisme d’opinion » (cf. ses avis sur les saisines 24-032 et 24-159) : « Il n’y a pas, dans le journalisme, de moment hors déontologie. Si le journalisme d’opinion est l’expression de pensées, d’idées, de croyances ou de jugements de valeur, ces convictions ou ces positions ne sauraient s’exprimer qu’en exposant sans les déformer les faits les plus pertinents sur lesquels elles se fondent. »

➔ « L’industrie de la bonne conscience », éditorial de M. Jean-Baptiste Noé dans le numéro  54 de Conflits daté de novembre 2024, entend déconstruire « l’image lumineuse » des ONG qui ont « imposé l’idée que leurs actions seraient, par nature, toujours bonnes, désintéressées, neutres et surtout utiles ». M. Noé affirme que « derrière l’image relayée, la réalité est un peu différente », et que, « financées par les États et les grandes multinationales, ou des fonds financés par elles, les ONG sélectionnent leurs causes ». Sans la citer, il prend l’exemple d’une « ONG humanitaire [qui, quand elle] accuse Total de pratiquer le travail forcé en Birmanie, c’est pour, à coups de mensonges, faire partir l’entreprise française afin que les contrats puissent être signés avec une autre entreprise. Par exemple, le fruit du hasard sûrement, une compagnie américaine qui finançait la dite ONG. »

➔ L’association Info Birmanie, par la voix de sa coordinatrice, retient pour saisir le CDJM la phrase suivante : « Quand une ONG humanitaire accuse Total de pratiquer le travail forcé en Birmanie, c’est pour, à coup de mensonges, faire partir l’entreprise française afin que les contrats d’exploitation puissent être signés avec une autre entreprise. Par exemple, le fruit du hasard sûrement, une compagnie pétrolière américaine qui finançait ladite ONG. »

Elle critique deux éléments de cette phrase :

  • d’une part, la réalité du recours de Total au travail forcé en Birmanie ;
  • d’autre part, l’imputation d’instrumentalisation d’une ONG par une entreprise concurrente.

Sur le grief d’inexactitude concernant le recours au travail forcé

➔ Mme Johanna Chardonnieras conteste la présentation des faits par M. Jean-Baptiste Noé en écrivant dans sa saisine qu’il est « complètement erroné de dire qu’“une ONG humanitaire accuse Total de pratiquer le travail forcé en Birmanie […] à coup de mensonges” » car, selon elle, « les premières accusations d’utilisation du travail forcé par Total sur les pipelines de Yadana et Yetagun sont faites en 1996 par Earth Rights-ERI et Southeast Asian Information Network-SAIN dans un rapport intitulé “Total Denial” et sont relayées la même année par la FIDH dans son rapport “La Birmanie, Total et les droits de l’Homme” ». Mme Chardonnieras affirme en outre qu’« en 2002, une plainte pour “séquestrations arbitraires” est déposée contre Total par huit travailleurs birmans en France. Elle se conclut en 2005 par un accord comprenant l’indemnisation des travailleurs en question. »

M. Noé répond que « deux sources » sur lesquelles s’appuie son article « concluent que Total n’a pas pratiqué de travail forcé en Birmanie ». Il cite les rapports de l’ONG Collaborative for Development Action (CDA) qui a effectué plusieurs visites sur les sites de Total en Birmanie entre octobre 2002 et avril 2005, et le rapport de M. Bernard Kouchner de 2003.

À quoi la requérante répond en soulignant que « les deux sources citées par M. Jean-Baptiste Noé datent d’après 2002 », alors que « les accusations de recours au travail forcé sont précédentes et datent de 1996. Même si l’on considère ces rapports comme “crédibles”, établir que TotalEnergies n’avait plus recours au travail forcé en Birmanie après 2002, année durant laquelle une plainte a été déposée contre l’entreprise en France, ne change pas le fait que TotalEnergies a eu recours au travail forcé avant, les premiers rapports datant de 1996, comme cité dans la saisine. »

Elle met également en cause « les financements des rapports que [M. Noé] cite » indiquant que « M. Kouchner a été embauché par TotalEnergies et payé 25 000 euros via son cabinet de conseil BK Conseil, selon les propos de M. Kouchner lui-même », écrit-elle, en renvoyant à un article du Monde. Elle affirme que CDA, l’autre ONG citée par M. Noé, « est par ailleurs un partenaire de TotalEnergies » et renvoie vers un document de Total de 2018 dans lequel le directeur associé de CDA explique pourquoi sa structure est « partenaire de Total depuis maintenant plus de quinze ans ».

➔ Le CDJM a consulté « les différents rapports de l’ONG CDA » évoqués par M. Noé. Il y a pas moins de sept rapports de visite relatifs à la présence de Total en Birmanie (Myanmar) sur le site web de cette organisation, qui couvrent la période du 1er octobre 2002 au 1er mars 2015. Contrairement aux affirmations de la requérante, ces rapports sont bien téléchargeables sur le site de CDA.

Le premier  rapport d’octobre 2002 (« TotalFinaElf (TFE) Myanmar : premier rapport de visite de site ») indique notamment (p. 16) : « La réponse de TotalFinaElf aux accusations de travail forcé dans le corridor du gazoduc est sans ambiguïté. Si une tentative de travail forcé est confirmée après enquête par le personnel du programme socio-économique, le directeur général de TFE porte immédiatement la tentative à l’attention des représentants du gouvernement à Yangon. Parallèlement, le directeur du site TFE aborde la question au niveau local avec l’armée et demande que le commandant mette immédiatement fin à cette action. »

S’il exonère ainsi Total de toute intention non seulement de promouvoir mais même de tolérer le travail forcé, ce premier rapport de CDA précise cependant que la situation est beaucoup moins respectueuse en dehors du « corridor du pipeline ». Le septième rapport de novembre 2015 (« Total E&P Myanmar : Septième visite de site ») formule notamment l’assertion suivante (page 16, point 3.5 à propos des « droits de l’homme dans la zone du gazoduc ») : « L’équipe du CDA n’a pas entendu d’allégations de travail forcé lors de ses visites dans les communautés de la zone du gazoduc, bien qu’elle ait régulièrement posé des questions à ce sujet à divers membres de la communauté. »

M. Noé déclare s’appuyer également sur le rapport délivré en 2003 par M. Bernard Kouchner. Ce rapport, tel que cité et résumé notamment dans un article du Monde du 11 décembre 2003 et présenté par son auteur dans un entretien à France 24 en 2007, quand il était ministre des Affaires étrangères, infirme toute idée du recours au travail forcé par TotalEnergies, tout en évoquant la possibilité que l’armée birmane, en particulier, se soit livrée à cette pratique.

La requérante insiste sur le fait que ces conclusions « ne changent pas le fait que TotalEnergies a eu recours au travail forcé avant les premiers rapports (sur le sujet) datant de 1996 », comme l’a établi par ailleurs, selon elle, une procédure judiciaire de 2002 et plusieurs rapports de la Fédération internationale des droits humains (FIDH). On lit en effet dans un rapport de la FIDH du 30 septembre 1996, que « l’essentiel de ces violations est commis par les membres de l’armée birmane, le Tatmadaw, chargée de garantir la sécurité du chantier. S’il est peu probable que Total ait recours directement au travail forcé, il est clair néanmoins qu’il le tolère, et en tire des bénéfices. Le chantier est la cause, à tout le moins médiate (indirecte – ndjr) , de violations massives de droits de l’Homme. »

Un autre rapport de la FIDH daté du 29 août 2002 soutient les actions en justice intentées contre Total. La FIDH y « souligne que les violations systématiques des droits de l’Homme, en particulier le travail forcé, se sont poursuivies dans le contexte du chantier en dépit de la multiplication à l’échelle internationale des dénonciations et des mises en garde » et précise « demander des comptes aux dirigeants des entreprises multinationales qui, au nom d’intérêts économiques, se rendent responsables, complices ou, en tout état de cause, bénéficient de la perpétration de violations des droits de l’homme ».

➔ Ces rapports confirment que Total a été mis en cause en justice pour des faits de travail forcé. Ils se placent généralement sur le terrain de la complicité tacite avec le régime – dont Total ne pouvait ignorer les pratiques – plus que sur l’affirmation d’un recours direct au travail forcé par la compagnie pétrolière. Ils ne diffèrent donc pas frontalement de ceux cités par M. Noé pour prendre la défense de l’entreprise. En revanche, ils s’en démarquent radicalement sur l’appréciation de la responsabilité juridique et morale qui en découle.

On ne peut écrire que les allégations de travail forcé lié à l’exploitation des gisements de gaz en Birmanie par Total sont « des mensonges ». Cela n’est pas conforme à l’exactitude des faits.

Sur le grief d’inexactitude concernant l’instrumentalisation d’une ONG par une entreprise concurrente

➔ La requérante affirme qu’il « complètement faux et incorrect de dire que les accusations de travail forcé sur Total ont fait partir l’entreprise française au profit de l’installation d’une entreprise américaine ». Elle écrit que « l’ensemble des rapports et accusations met en cause les deux entreprises qui exploitent et co-construisent ces pipelines ensemble : Total, entreprise française, et Unocal, entreprise américaine. » Selon elle « dès le début, elles étaient partenaires pour l’exploitation du gaz offshore et la construction des pipelines avec l’armée birmane. Ainsi, la “compagnie pétrolière américaine” n’a donc absolument pas signé des contrats après le départ de Total, départ annoncé seulement en janvier 2022. » Elle ajoute qu’une plainte contre Unocal « a été jugée recevable par le tribunal fédéral de Los Angeles (Doe v. Unocal) en 1997 et a abouti à un accord entre les parties, indemnisant les plaignants en échange d’un abandon des poursuites en 2005 ».

➔ L’article de Conflits n’identifie ni une ONG à l’origine des accusations ni « la compagnie pétrolière américaine » qui aurait repris « les contrats d’exploitation » de Total en Birmanie selon M. Noé. Celui-ci n’a apporté aucun éclairage sur ce point dans ses échanges avec le CDJM.

➔ Il est établi que Total et Unocal, compagnie pétrolière américaine passée en 2005 dans le giron de Chevron, comme le rappelle un article du Monde, étaient partenaires dans la société d’exploitation du gaz birman depuis 1992, comme le précise le site d’information sur la région Gavroche Thaïlande. C’est bien cette société, Unocal, qui, en 2023, se retire finalement à son tour de Birmanie, comme le précise l’agence Reuters citée par un journal de Bangkok, en application d’une décision annoncée, comme celle de Total, en janvier 2022, comme l’indiquait alors Le Monde.

Il y a un décalage d’une dizaine d’années entre les accusations portées contre Total et son départ. Le lien de causalité est possible mais trop ténu pour être rendu seul responsable de ce départ. Ainsi, Reuters rappelle que le départ de Total et le désengagement des compagnies pétrolières occidentales sont en grande partie le résultat des sanctions européennes annoncées en février 2022 à l’encontre du régime birman. De leur côté, Les Échos précisent que ce départ vise à empêcher la junte au pouvoir depuis le coup d’État de 2021 de profiter de versements de royalties et de taxes.

➔ Dans son éditorial, quand M. Noé livre une analyse sur les conséquences supposées de la campagne menée contre Total par « une ONG humanitaire […] pour faire partir l’entreprise française afin que les contrats d’exploitation puissent être signés avec une autre entreprise. Par exemple, le fruit du hasard sûrement, une compagnie pétrolière américaine qui finançait ladite ONG », il ne s’appuie sur aucun fait concernant les liens entre une ONG et l’entreprise qui a repris l’exploitation du gaz birman. Cette accusation sans preuve constitue une inexactitude.

Conclusion

Le CDJM réuni le 8 avril 2025 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée par Conflits.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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