Adopté en réunion plénière du 28 janvier 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 9 octobre 2024, Mme Léane Delanchy a saisi le CDJM à propos d’un éditorial de Mme Eugénie Bastié diffusé le 8 octobre 2024 par Europe 1 et titré sur le site de la radio « Violences des antifas : pourquoi tant d’indulgence ? ». Il est consacré à une manifestation contre une séance de dédicaces de la maison d’édition Magnus.
Mme Delanchy estime que cette chronique ne respecte pas de l’obligation d’exactitude et la véracité quand Mme Bastié dit « certains d’entre eux [les manifestants, ndlr] étaient cagoulés et armés de matraques télescopiques. Des explosifs ont même été retrouvés ».
Recevabilité
La requérante saisissait également le CDJM pour absence d’attention aux personnes vulnérables lors du recueil des informations. Ce grief a été déclaré irrecevable, Mme Bastié n’ayant pas personnellement recueilli les informations qu’elle commente dans sa chronique. Les propos de la journaliste que Mme Delanchy cite à l’appui de ce grief relèvent de la liberté de commentaire.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
Réponse du média mis en cause
Le 18 octobre 2024, le CDJM a adressé à M. Christophe Carrez, directeur de la rédaction d’Europe 1, avec copie à Mme Eugénie Bastié, journaliste, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 28 janvier 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ En préambule, le CDJM rappelle sa position quant au « journalisme d’opinion » : « Il n’y a pas, dans le journalisme, de moment hors déontologie. Si le journalisme d’opinion est l’expression de pensées, d’idées, de croyances ou de jugements de valeur, ces convictions ou ces positions ne sauraient s’exprimer qu’en exposant sans les déformer les faits les plus pertinents sur lesquels elles se fondent. »
➔ L’éditorial de Mme Eugénie Bastié du mardi 8 octobre 2024 entend démontrer l’indulgence supposée vis-à-vis de la violence de manifestants antifascistes : « C’est simple, la violence d’extrême droite est unanimement condamnée », affirme-t-elle, « la violence d’extrême gauche est tolérée. Tel est le triste théorème de notre vie publique. » Elle développe cette analyse à l’occasion d’une manifestation, à Paris, près d’un local où se déroulait une séance de dédicaces organisée par les éditions Magnus, en présence, notamment, de Mmes Marguerite Stern et Dora Moutot, auteures de Transmania, ouvrage dénonçant ce qu’elles appellent les « dérives de l’idéologie transgenre ». Une soixantaine de manifestants avaient été interpellés.
L’éditorialiste cite d’abord les événements survenus le 5 octobre 2024 en ces termes : « Ce samedi à Paris, 62 personnes ont été interpellées alors qu’elles s’apprêtaient à perturber une séance de dédicaces de Marguerite Stern et de Dora Moutot, les auteurs de Transmania, un essai sur les dérives du mouvement transgenre. Certaines de ces personnes étaient cagoulées et armées de matraques télescopiques. Des explosifs auraient même été retrouvés. »
➔ La requérante, Mme Delanchy, estime inexacte cette description de l’événement. Elle ajoute que « l’écrasante majorité des manifestant·e·s avait été relâché·e sans charges » et souligne que « le 7 octobre, [un article de la rubrique] CheckNews [du quotidien Libération] avait révélé qu’aucune des personnes interpellées n’était poursuivie pour port d’armes. Sur les 64 arrestations, seules deux personnes ont été mises en examen, non pour détention d’armes, mais pour “participation sans arme à un attroupement après sommation en dissimulant volontairement leur visage” et pour des faits mineurs de violence à l’encontre d’un policier. »
La requérante s’est trompée dans sa saisine sur le temps utilisé dans la seconde phrase de Mme Bastié. Elle n’est pas au passé composé, comme elle l’écrit (« des explosifs ont même été retrouvés »), mais au conditionnel (« des explosifs auraient même été retrouvés »).
➔ Dans l’esprit de la position du CDJM sur le « journalisme d’opinion », la question est de savoir si les faits sur lesquels s’appuie l’éditorialiste pour présenter son analyse sont exacts. Les sources d’informations disponibles le 8 octobre 2024 au matin, retrouvées par le CDJM, sont des articles publiés sur le site d’Europe 1, radio où Mme Bastié livre un éditorial chaque mardi, mercredi et vendredi, les articles du Figaro où elle travaille et les dépêches de l’AFP disponibles dans les deux rédactions.
Europe 1 diffuse sur son site web le samedi 5 octobre à 15 h 40 un premier article sur ces événements, et les manifestants arrêtés : « Ces individus, pour certains munis de masques de protection et de matraques » et « certains étaient munis de masques de protection et de matraques télescopiques. » Ces termes ne changeront pas dans les articles web d’Europe 1 jusqu’à la dernière mise à jour, le lundi 6 octobre au matin.
Le 5 octobre 2024 en fin de journée, le parquet et la préfecture de police publient des communiqués à destination de la presse, dont certains médias publient des extraits. Dans un article du site Actu Paris publié à 19 h 05, on lit que « le parquet de Paris précise que ces dernières ont été placées en garde à vue pour “participation à un groupement armé, détention d’armes et d’explosifs”, ainsi que “d’autres infractions connexes” » et que « selon la préfecture de police, des dizaines de personnes “masquées et cagoulées” avaient participé à “un rassemblement non déclaré” ».
Le Figaro, journal où travaille Mme Bastié, publie un article sur son site le dimanche 6 octobre 2024 à 16 h 45, mis à jour à 19 h 12. Sous le titre « Paris : 64 individus, venus perturber une séance de dédicace de Dora Moutot et Marguerite Stern, ont été interpellés », le chapô (texte introductif) indique que « le groupe d’individus, se revendiquant de la mouvance antifasciste, était armé de matraques télescopiques. Il s’apprêtait à interrompre la journée de signatures publiques des deux auteures de “Transmania”. » Dans le corps de l’article, la rédactrice précise : « Les individus, pour certains cagoulés et armés de matraques télescopiques, s’étaient rassemblés vers 14 heures boulevard Saint-Germain. »
Le CDJM n’a retrouvé qu’une dépêche de l’AFP sur le sujet, publiée le dimanche 6 octobre 2024 à 21 h 21. L’agence écrit : « Six personnes interpellées samedi après une manifestation contre la “transphobie fasciste” à Paris ont vu leur garde à vue prolongée dimanche, a indiqué le parquet, sollicité par l’AFP » ; puis « Samedi en début d’après-midi, 63 personnes ont été interpellées dans le quartier de Jussieu (centre de Paris) et placées en garde à vue pour participation à un groupement armé, détention d’arme et d’explosifs et d’autres infractions connexes, a précisé le ministère public. »
La rubrique CheckNews de Libération, citée par la requérante, décortique, dans un article réservé aux abonnés le lundi 7 octobre 2024 à 19 h 43, les différentes informations et leurs évolutions. Il précise que la préfecture de police de Paris qui « botte en touche […] sur le nombre d’armes saisies et la présence d’explosifs [indique] que la mention des explosifs est un ajout du parquet de Paris ». Se référant à des informations du parquet, cet article ajoute que « sur les 63 interpellations, seules six sont prolongées » le dimanche soir pour des motifs de « participation à un groupement en vue de commettre des violences ou dégradations » dont « participation avec arme » et « attroupement avec le visage dissimulé ».
Mais « quatre gardes à vue prolongées ont été classées au motif qu’aucune infraction n’était suffisamment caractérisée » et, au final, « deux personnes sont toutefois déférées au tribunal de Paris » pour « participation sans arme à un attroupement après sommation en dissimulant volontairement son visage ».
➔ Lorsque Mme Bastié dit à l’antenne, le 8 octobre 2024 au matin, que « certaines de ces personnes étaient cagoulées », ce n’est pas une inexactitude. Plusieurs sources l’attestent et au moins deux personnes ont été déférées pour ce motif.
Lorsqu’elle dit que « certaines personnes étaient armées de matraques télescopiques », elle reprend une information diffusées par l’AFP, Europe 1 et Le Figaro – seuls ces deux derniers précisent cependant la nature de certaines armes, des « matraques télescopiques ». Ce n’est pas non plus une inexactitude.
Mme Bastié dit également que « des explosifs auraient même été retrouvés ». Il s’agit d’une information donnée le samedi soir par le parquet, source officielle, et reprise dans une dépêche de l’AFP le dimanche soir. La journaliste d’Europe 1 emploie le conditionnel pour reprendre cette indication (lire ci-dessus). L’utilisation du conditionnel sur des informations qui évoluent, avec des sources peu nombreuses, est légitime, même s’il est préférable d’indiquer l’origine de l’information qu’on reprend avec cette précaution.
Certes, elle ne tient pas compte de l’article de Libération qui conclut que les poursuites pour participation à un attroupement avec arme sont abandonnées, et que les explosifs mentionnés par le parquet pourraient bien être des fumigènes. Mais rien n’indique que Mme Bastié ait eu connaissance de cet article réservé en ligne aux abonnés de Libération, contrairement à ceux d’Europe 1 et du Figaro, voire aux dépêches de l’AFP auxquelles sont abonnées ces deux rédactions où elle travaille.
Conclusion
Le CDJM réuni le 28 janvier 2025 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été enfreinte par Europe 1.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.