Adopté en réunion plénière du 10 juin 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 2 mars 2025, M. Adrien Levavasseur a saisi le CDJM à propos d’un reportage diffusé dans l’émission « Cash Investigation » le 6 février 2025 sur France 2, titré « Auchan, Decathlon… Les secrets d’une famille en or », également disponible sur le site de France Télévisions.
Le requérant dénonce « un reportage truffé de mensonges […] sur une usine textile en Chine en passe de causer un incident diplomatique en plus de mettre au chômage des travailleuses modestes ». Il appuie ses griefs sur le contenu d’une vidéo chinoise publiée sur le Web après la diffusion de cette enquête et aujourd’hui inaccessible. Cette vidéo critique la séquence du reportage tournée en caméra « discrète » par deux journalistes françaises dans l’usine d’un fournisseur de l’enseigne Decathlon à Yanggu, dans la province du Shandong, en Chine.
Il considère d’abord que les auteurs du reportage, produit par la société Premières Lignes en partenariat avec le site Disclose, ont manqué à l’obligation d’exactitude et de véracité en traduisant incorrectement des propos tenus dans une vidéo de promotion de l’établissement et en manipulant une jeune fille présente dans un atelier « pour faire des images d’elle en train de coudre ». Il ajoute que les erreurs de traduction auraient dû être rectifiées, regrettant que les auteurs du reportage préfèrent « [voyager] aux États-Unis pour faire valider leur reportage par un membre du Congrès antichinois ».
Il regrette également que « les deux journalistes n’ont pas du tout reçu le consentement des personnes filmées » et qu’elles ont menti « en assurant avoir supprimé les vidéos prises sur leur smartphone », ce qui constitue selon lui un manquement au respect du secret des sources.
Il considère qu’en procédant ainsi, elles ont manqué d’attention envers des personnes vulnérables : « Ces femmes et cette petite fille […] ont reçu un coup de massue sur la tête suite à ce reportage rempli de fausses informations. Le préjudice, en plus d’être financier, est aussi psychologique. »
Enfin, il considère qu’en filmant en caméra cachée dans un atelier de l’usine – où elles sont entrées en prétextant chercher des toilettes –, les deux journalistes ont eu recours à une méthode déloyale dans le recueil d’informations.
Recevabilité
Le requérant formulait également le grief de non-respect de la dignité humaine, considérant que le reportage montre « des personnes modestes mais qui trouvent une dignité dans leur travail à l’usine ». Selon lui, elles se retrouvées « au chômage technique du fait de ce reportage mensonger ». Considérant qu’aucun interlocuteur dans le reportage (lire ci-dessous) n’est rabaissé, humilié, moqué, méprisé, ni ramené à une quelconque essentialisation, le CDJM a considéré ce grief irrecevable (article 2.7 de son règlement intérieur) et ne l’a pas examiné.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
À propos du respect du secret des sources :
- Il « garde le secret professionnel et protège les sources de ses informations », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « garde le secret professionnel et ne divulgue la source des informations obtenues confidentiellement » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 7)
À propos de l’attention aux personnes vulnérables :
- Il « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon l’article 8 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).
À propos de l’utilisation de méthodes déloyales :
- Il « n’utilisera pas de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données […], fera toujours état de sa qualité de journaliste et s’interdira de recourir à des enregistrements cachés d’images et de sons, sauf si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 4).
- Il n’use pas « de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 4).
- Il « proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information. Dans le cas où sa sécurité, celle de ses sources ou la gravité des faits l’obligent à taire sa qualité de journaliste, il prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible explication au public », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
Réponse du média mis en cause
Le 7 mars 2025, le CDJM a écrit à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copie à MM. Luc Hermann, président de Premières Lignes, et Gabriel Garcia, journaliste, ainsi qu’à Mme Élise Lucet, journaliste, les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations.
Le 31 mars 2025, M. Luc Hermann et Mme Sophie Le Gall, rédactrice en chef de l’émission « Cash Investigation » ont répondu au CDJM. Ils reviennent d’abord sur les réactions que la diffusion de l’émission a suscitées en Chine :
« [Une] campagne de cyberharcèlement massive s’est mise en branle. Elle vise deux journalistes françaises qui ont participé à ce documentaire, ainsi qu’à une partie de cette enquête. […] Cette campagne qui vient de Chine s’est aujourd’hui exportée en France, par le biais de plusieurs influenceurs occidentaux pro-chinois et des représentants de l’État chinois […].
La mécanique de cette opération extrêmement agressive, avec des propos gravement diffamatoires, a notamment été analysée en détail par l’ONG Reporters sans frontières dans un communiqué […].
Les arguments diffusés sur les réseaux sociaux chinois servent aujourd’hui de justification aux menaces, dont des menaces de mort, qui sont adressées chaque jour aux équipes de journalistes qui ont collaboré à cette enquête en Chine. Certains propos reprennent mot pour mot les textes de certains propagandistes dans plusieurs langues, dont le chinois, l’anglais et le français. Plusieurs milliers de ces messages ont été publiés sur tous les réseaux sociaux internationaux depuis début mars. […].
Les arguments de ces comptes sont exactement ceux repris par M. Levavasseur dans sa saisine. »
À l’appui de leur propos, les deux responsables de Premières Lignes citent une publication sur le réseau social chinois Weibo, une autre publication sur la plateforme Reddit et une vidéo de l’influenceuse Li Jingjing, « identifiée comme “média d’État” » sur Instagram et sur Facebook.
M. Hermann et Mme Le Gall répondent ensuite point par point aux critiques soulevées par le requérant (lire ci-dessous).
Le CDJM condamne fermement les opérations de cyberharcèlement prenant pour cible les journalistes ayant contribué à cette enquête, que rien ne peut justifier. Il se félicite que les auteurs du reportage aient, malgré ce contexte difficile, choisi de défendre leur travail en se plaçant sur le terrain de la déontologie.
Analyse du CDJM
➔ Titrée « Auchan, Decathlon… Les secrets d’une famille en or », l’émission de Cash Investigation qui fait l’objet de cette saisine commence par un reportage d’une durée de 1 h 50 sur le groupe économique contrôlé par la famille Mulliez, qui possède des marques connues du grand public comme Auchan, Norauto ou encore Leroy-Merlin. Une large partie du programme, à partir de 53 min, porte plus particulièrement sur les magasins Decathlon et les méthodes utilisées par cette chaîne de magasins de sport pour proposer des articles à bas prix. Les journalistes évoquent alors la chaîne de sous-traitance à l’œuvre pour assurer l’approvisionnement des rayons. « Ils sont vraiment forts, chez Decathlon, quand même, explique le commentaire. [Leur] expertise permet elle aussi de sélectionner les fournisseurs les plus vertueux. C’est ce que promet l’entreprise du Nord. »
Le reportage présente alors « une liste interne [de] 1 721 fournisseurs actifs de Decathlon fin 2022 ». Les journalistes y ont découvert le nom de la société chinoise Qingdao Jifa, un groupe accusé par des élus américains d’avoir recours au travail forcé des populations ouïghoures, originaires du Xinjiang, une province à l’ouest de la Chine. Vient alors une interview d’un chercheur, M. Adrian Zenz, tournée à Washington.
La suite se déroule en Chine. Le commentaire explique qu’« au moins une usine » située au Xinjiang, « une immense manufacture textile […] en pleine région ouïghoure », a produit pour Decathlon. Des vues par satellite de ce site sont montrées à l’écran. « Cependant, prévient la voix off, le travail forcé des Ouïghours ne se limite plus au Xinjiang. […] Le gouvernement chinois exile de force des travailleurs loin de chez eux. » Le reportage montre alors des images de propagande et le commentaire explique que « ces déplacements de travailleurs forcés sont présentés comme des événements festifs ».
➔ Vient alors la séquence qui a fait réagir le requérant. On suit deux journalistes françaises présentées comme des influenceuses gastronomie venues découvrir les spécialités culinaires du Shandong, une région de l’est de la Chine. Avant de réaliser qu’elles cherchent en réalité à pénétrer dans des sites industriels pour en filmer les ateliers. Ce qu’elles parviennent à faire, avec une caméra « discrète », dans une usine de Qingdao Jifa de la ville de Yanggu au prétexte de chercher des toilettes.
Les images montrent un vaste espace où des ouvrières, dont le visage est flouté, s’activent sur des machines à coudre. Les vêtements posés sur les tables sont des articles vendus par Decathlon (« un maillot de basket » ou « un short [qui] affiche le logo de la NBA »). « L’ouvrière du poste voisin attire notre attention », prévient alors la voix off. Suit le dialogue suivant, alors qu’on aperçoit une jeune fille dont le visage est flouté :
« Bonjour, salut la journaliste. Quel âge as-tu ?
– J’ai 12 ans, répond la jeune fille.
– 12 ans ? Et tu travailles ici ?
– Je suis là pour donner un coup de main. Je suis venue avec ma mère.
– Qui est ta mère ?
– Elle est là-bas.
– On dirait que tu travailles bien.
– Merci.
– Tu viens aider ta maman tous les jours ?
– Non, je vais à l’école. Mais pendant l’été, il n’y a personne à la maison pour s’occuper de moi.
– Juste pendant l’été ?
– Oui.
– Quand tu n’es pas à l’école, relance la journaliste, tu viens travailler, c’est ça ?
– Oui.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je boutonne.
– Tu me montres ?
– Tu t’en sors très bien. »
« Passer ses vacances à l’usine pour Décathlon, […] quand on a 12 ans, c’est illégal », rappelle alors le commentaire. Avant d’expliquer que les deux journalistes infiltrées n’ont reconnu « aucun travailleur ouïghour » dans cette usine de Qingdao Jifa. « Pourtant, sur les réseaux sociaux chinois, nous avons trouvé plusieurs vidéos qui nous intriguent. Dans cette même usine, en 2022, une responsable du recrutement […] présente l’entreprise. Elle met en avant l’embauche de Ouïghours et de Coréens du Nord, deux populations soumises au travail forcé en Chine. »
Suit une citation de propos tenus dans la vidéo par cette recruteuse : « Je m’adresse aux habitants de Xinjiang et de Corée du Nord. L’État chinois subventionne votre embauche. Nous vous attendons pour travailler. Nous nous occupons de toutes les formalités administratives. » La voix off évoque une seconde vidéo, où la recruteuse « s’affiche avec une travailleuse identifiée comme ouïghoure par plusieurs de nos sources originaires de Xinjiang. L’entreprise touche une subvention de l’État chinois pour faire travailler des Ouïghours loin de chez eux ».
Dans la séquence suivante, de nouveau à Washington, les deux journalistes montrent ces vidéos au chercheur M. Zenz, qui réagit ainsi : « Donc ils sont subventionnés. C’est très instructif. Les entreprises reçoivent des subventions pour employer des Ouïghours. Pour être subventionné, il faut participer à une politique précise de l’État chinois. C’est alarmant. »
L’expert américain réagit également à une autre vidéo tournée par les deux mêmes journalistes, dans une deuxième usine de Qingdao Jifa fabriquant « des tissus qui servent à la conception des produits Decathlon », précise la voix off. Interrogée, une cadre explique que le coton utilisé ne provient pas uniquement du Shandong, la province où se trouve l’usine, mais aussi du Xinjiang, une province où l’État chinois est accusé de recourir au travail forcé de Ouïghours pour récolter le coton.
Sur le grief d’inexactitude à propos de la traduction d’une vidéo en chinois
➔ Le requérant, M. Levavasseur, estime qu’« à de nombreuses reprises, les traductions du chinois au français sont inexactes et tendancieuses ». Il ne donne qu’un seul exemple de traduction qui serait erronée: « On fait dire à la femme qui a réalisé une vidéo de promotion de l’usine que des travailleurs nord-coréens et du Xinjiang travaillent dans cette usine notamment grâce à des subventions du gouvernement. Ce qui est totalement faux. La dame ne parle pas de subventions mais des diverses primes qu’un nouvel employé pourrait recevoir. »
➔ Dans sa réponse au CDJM, M. Luc Hermann et Mme Sophie Le Gall expliquent que la vidéo en question a été « soumise à un traducteur professionnel, basé en France qui travaille régulièrement pour les médias, la police et la justice française ». Plus tard, au vu des informations révélées, « un deuxième traducteur, cette fois-ci installé en Chine » a été sollicité. De son côté, Disclose, le média partenaire de « Cash Investigation » pour cette enquête, « a fait appel à son propre traducteur [qui] a abouti à la même traduction que les nôtres ».
« Conscients des difficultés qui peuvent survenir lors de traduction, surtout avec certaines langues dont la structure est très éloignée de la nôtre », Premières Lignes rappelle cependant que « les comptes pro-chinois qui harcèlent depuis le 1er mars 2025 nos deux journalistes se focalisent également sur cette traduction. Il s’agit, selon nous, d’une manœuvre pour dévier l’attention du public […] ».
La production ajoute que « l’extrait de quelques secondes en question n’est qu’un élément parmi le faisceau de preuves dont nous disposons pour étayer les liens qui existent entre le sous-traitant Jifa et le travail forcé des Ouïghours. Parmi ces éléments, la participation de Jifa à des programmes subventionnés par l’État chinois pour déplacer et recruter des Ouïghours, en dehors du Xinjiang, de manière forcée, est bien documentée. »
Elle explique enfin que « trois chercheurs indépendants les uns des autres ont collaboré à notre enquête et ont pu trouver des traces officielles de participation de Jifa à ces programmes, notamment dans la presse chinoise ». « Du fait des contraintes de temps inhérentes au format télévisé, précise la réponse de Premières Lignes au CDJM, nous n’avons pas détaillé tous ces éléments dans le documentaire. »
➔ Le CDJM prend acte des moyens déployés par les auteurs du reportage pour traduire de façon correcte les propos de la vidéo de recrutement. Il ne dispose d’aucun élément établissant qu’une erreur de traduction a réellement été commise, la vidéo de propagande mise en avant par le requérant ne pouvant être considérée comme une source sérieuse compte tenu de la campagne de cyberharcèlement subi par les auteurs de l’enquête, la situation de la liberté de la presse en Chine et les efforts de propagande du gouvernement chinois.
Il constate par ailleurs que l’utilisation du mot « subventions » à la place de « primes », s’il était avéré, relèverait certes d’une imprécision, mais ne changerait pas le sens de l’information transmise. Il s’agit bien d’un dispositif censé rendre attractif le travail dans cette usine pour les Ouïghours. Les journalistes rappellent dans leur commentaire la place de ce dispositif dans la politique globale mise en place par l’État chinois.
Sur ce point, la saisine est déclarée non fondée.
Sur le grief d’inexactitude à propos de la jeune fille rencontrée dans l’atelier
➔ Pour M. Levavasseur, « la petite fille [qui échange avec une journaliste infiltrée, ndlr] est juste venu accompagner sa mère à son travail pour ne pas se retrouver seule à la maison. Les journalistes l’ont manipulée pour faire des images d’elle en train de coudre ».
➔ Dans leur réponse au CDJM, M. Luc Hermann et Mme Sophie Le Gall rejettent les accusations de manipulation et précisent que « cette séquence a été diffusée telle qu’elle a été tournée », avant de rappeler le déroulement des faits dans l’atelier :
« Alors que notre journaliste discute avec une ouvrière majeure, apparaît dans son champ de vision et celui de la caméra ce qui lui semble être une jeune fille. Cette jeune fille se dirige et s’installe au poste de travail situé à côté de l’ouvrière majeure.
C’est à ce moment-là que l’échange de notre journaliste débute avec la jeune fille de 12 ans. […] On voit sur les images que la jeune fille s’installe d’elle-même à ce poste où elle boutonne des polos de la marque Decathlon avec une dextérité qui peut laisser penser qu’elle ne le fait pas pour la première fois. »
Les responsables de Premières Lignes ajoutent que « M. Levavasseur laisse entendre que nous aurions caché la vérité dans notre documentaire, à savoir que “la petite fille est juste venue accompagner sa mère à son travail pour ne pas se retrouver seule à la maison”. Or, cette information est bien présente dans l’échange diffusé entre notre journaliste et la fillette [lire la retranscription ci-dessus, ndlr] ». Ils considèrent que le reportage n’a « à aucun moment eu un propos généralisateur, mais fait état d’une situation avec des éléments factuels résultant du tournage, montés en longueur dans le documentaire ».
Ils expliquent enfin au CDJM qu’après la diffusion de l’émission, la direction de Decathlon, interrogée par des syndicats de l’entreprise sur la situation de cette usine, a répondu par écrit qu’un audit avait permis de découvrir que « le fournisseur ne disposait pas d’une séparation satisfaisante entre la zone de production et la zone d’attente dans laquelle, pendant les vacances scolaires, certains parents peuvent faire attendre leurs enfants ». Ce qui peut laisser penser, selon M. Hermann et Mme Le Gall, que la situation de la jeune fille filmée dans le reportage n’est pas un cas isolé.
➔ Le CDJM considère que, dans la mesure où toutes les questions posées par les journalistes sont conservées au montage, on ne peut conclure à une manipulation, comme le fait le requérant, sans apporter d’éléments autre que la vidéo de propagande évoquée ci-dessus. Il n’y a pas d’inexactitude, d’autant que la séquence ne tire aucune conclusion générale sur le recours éventuel au travail des enfants dans cette usine.
Sur ce point, la saisine est déclarée non fondée.
Sur le grief de non-rectification d’une erreur
Le CJDM n’ayant pas relevé d’erreur que le média aurait dû rectifier, la saisine est déclarée non fondée sur ce point.
Sur les griefs d’utilisation de méthodes déloyales, de non-respect du secret des sources et de manque d’attention à des personnes vulnérables
➔ Le requérant, M. Levavasseur, considère que les journalistes ont eu recours à des méthodes déloyales pour obtenir les informations recueillies à l’intérieur de l’usine de Qingdao Jifa : « [Les deux journalistes ont utilisé des] méthodes douteuses afin de pénétrer dans l’usine (prétexter chercher des toilettes), [elles] n’ont pas reçu l’autorisation de filmer, ni de la directrice d’usine, ni de la mère et de sa fille, bien qu’elles aient assuré verbalement supprimer les vidéos réalisées avec leur smartphone. »
Il considère également que le fait de n’avoir pas reçu « le consentement des personnes filmées » constitue une entorse au respect du secret des sources, mais relève également d’un manque d’attention aux personnes vulnérables : « Ces femmes et cette petite fille, de par leur situation financière précaire, ont reçu un coup de massue sur la tête suite à ce reportage […]. Le préjudice, en plus d’être financier, est aussi psychologique. »
➔ Dans leur réponse au CDJM, M. Luc Hermann et Mme Sophie Le Gall s’appuient sur la Charte d’éthique mondiale des journalistes. Si elle prévoit que le journaliste « n’utilisera pas de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données », elle prévoit une exception quand « le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible ». C’est le cas ici, argumente Premières Lignes :
« Le recours à la caméra cachée visait à réunir des éléments sur l’implication du groupe Jifa dans le système de travail forcé de Ouïghours mis en place en Chine et à déterminer si la marque française Decathlon pouvait être liée à un sous-traitant qui a recours au travail forcé. L’utilisation de la caméra cachée a permis d’établir plusieurs faits d’intérêt public, [comme] l’usage par JIFA de coton originaire de la province du Xinjiang […] et la présence d’une enfant de 12 ans qui travaillait ce jour-là dans l’usine.
« Cette dernière révélation a été pris au sérieux par Decathlon puisqu’elle a conduit l’entreprise à diligenter un audit puis à fermer provisoirement une ou plusieurs usines comme elle l’indique dans le courrier […] adressé à ses représentants syndicaux, le 20 mars 2025 : “Nous avons réduit […] le nombre de sites de production afin de renforcer notre processus de vérification.” »
En outre, poursuivent M. Hermann et Mme Le Gall, il était impossible d’obtenir ces informations pars des moyens loyaux : « Au moment où nous avons décidé, après mûre réflexion, de tourner ces images avec une caméra cachée, nous échangeons depuis déjà plusieurs mois avec la famille Mulliez […] qui a refusé toutes nos propositions de tournages et d’interview. Nous sommes aussi en lien depuis plus d’un mois avec la direction de Decathlon car elle dissuade certains de ses anciens employés de nous parler malgré leur accord initial.
Au vu des nombreux éléments d’enquête que nous avions accumulés, confirmant les soupçons de travail forcé, il était indispensable de ne pas se contenter de ces informations et d’aller faire notre travail de vérification sur place. »
Les responsables de Premières Lignes rappellent aussi le contexte chinois : « Il est impossible d’obtenir des autorisations de tournage dans ces usines en tant que journaliste français. […] Pour mémoire, la Chine est classée 172e sur 180 au classement RSF pour la liberté de la presse et la situation des Ouïghours est un sujet hautement sensible. » Ils indiquent avoir soumis, avant diffusion et par mail, leurs éléments d’enquête à Decathlon comme à Jifa, afin de leur permettre de répondre.
Enfin, la production du reportage explique avoir tenu compte d’une autre obligation déontologique, figurant elle dans la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français. « Dans le cas où sa sécurité, celle de ses sources ou la gravité des faits l’obligent à taire sa qualité de journaliste, [le journaliste] prévient sa hiérarchie et en donne dès que possible une explication au public. »
M. Hermann et Mme Le Gall estiment que le reportage « détaille largement [leur] démarche. Il mentionne à plusieurs reprises le recours à la caméra cachée. De plus, lorsque nous expliquons que nos journalistes doivent se faire passer pour des “influenceuses culinaires” ou “chercher des toilettes” pour pénétrer dans l’usine […] nous faisons preuve d’une totale transparence. »
S’agissant du consentement des personnes filmées, ils rappellent que lors d’un tournage en caméra cachée, il ne peut être obtenu. « C’est pourquoi l’ensemble des personnes interviewées sont anonymisées par un floutage et leur voix sont modifiées, préservant leur total anonymat. »
Le requérant explique enfin que les journalistes auraient pris, sur place, l’engagement de supprimer les vidéos prises sur leur smartphone. « [Elles] n’ont, à notre connaissance, jamais [fait] de telles promesses », répondent les deux producteurs.
➔ Le CDJM constate que l’entrée dans les locaux industriels sous un faux prétexte et le recueil d’images non autorisé n’est pas contestable ni contesté. Pour autant, et comme détaillé dans la réponse du média, les exceptions prévues par les chartes s’appliquent bien dans le cas de ce reportage. La caméra cachée et le prétexte utilisé pour entrer dans l’usine permettent bien de rapporter des informations d’intérêt général impossibles à obtenir autrement, compte-tenu :
- du caractère dictatorial du régime ;
- de l’enjeu économique de la production et de l’import-export de vêtements tant pour la Chine que ses clients ;
- des précédents médiatiques et géopolitiques depuis au moins 2019 et la révélation des « China Cables » et des « Xinjiang Papers » sur l’exploitation et l’internement des Ouïgours – le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme y consacrera un rapport dans la foulée.
Si le requérant assure que les journalistes auraient « assuré verbalement supprimer les vidéos réalisées avec leur smartphone », le CDJM constate que rien ne permet de donner crédit à cette affirmation.
Le CDJM relève également que les méthodes utilisées par les journalistes sont expliquées au téléspectateur, en détail et sans ambiguïtés, tout au long du reportage, et que les personnes filmées sans leur consentement sont floutées, rendant leur identification impossible au-delà de leur entourage immédiat.
S’agissant du grief de manque d’attention aux personnes vulnérables, le CDJM constate que l’enfant âgée de 12 ans rencontrée dans l’usine par les deux journalistes infiltrées peut être considérée comme vulnérable. Cependant, elle s’exprime sans que la journaliste ne lui mette une pression inadaptée à son âge, comme le montre le dialogue rapporté dans le reportage et que le requérant ne conteste pas. Tout au plus sent-on une forme d’insistance de la part de la journaliste pour amener la jeune fille à répondre. En outre, elle apparaît à l’écran filmée le plus souvent au niveau du buste, tandis que son visage est flouté lors des quelques instants où il est cadré – dispositif qui permet de protéger son identité au-delà de son entourage immédiat.
Sur ces trois points, la saisine est déclarée non fondée.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 10 juin 2025 en séance plénière, estime que les règles déontologiques de respect de l’exactitude et de la véracité, de rectification des erreurs, de non-recours à des méthodes déloyales, de respect du secret de sources et d’attention particulière aux personnes vulnérables ont toutes été respectées.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.