Avis sur la saisine n° 24-171

Adopté en réunion plénière du 11 février 2025 (version PDF)

Description de la saisine

Le 21 octobre 2024, M. Hector Solatges a saisi le CDJM pour inexactitude à propos d’un entretien publié le 20 octobre 2024 par le magazine Le Point sur son site, titré « La biodiversité ne s’effondre pas en Europe ».

M. Hector Solatges estime que cet article « désinforme en déniant l’existence scientifiquement démontrée d’une crise de la biodiversité. En second lieu, il diffame “les ONG environnementalistes”, en particulier WWF. » Il affirme que « le journaliste présente, sans aucune mise en perspective et sans contradiction, les propos déniant le fait établi scientifiquement suivant : le déclin global de la biodiversité et en particulier la réalité sur le continent européen ».

Recevabilité

Toute saisine du CDJM doit rencontrer six critères formels : identité du plaignant, désignation du journaliste ou du média visé, copie intégrale ou référence précise de l’article ou de l’émission contestée permettant d’en prendre connaissance dans sa totalité, respect d’un délai maximum de trois mois après édition ou diffusion de l’article ou de l’émission incriminée, et longueur maximum de 5 000 signes (espaces comprises). Elle doit indiquer précisément les éléments que le requérant considère ne pas respecter la déontologie du journalisme définie dans les textes auxquels se réfère le CDJM.

Neuf autres saisines concernant cet article avaient été adressées au CDJM entre le 21 et le 23 octobre 2024. Ces saisines ne répondaient pas à un ou plusieurs de ces critères, précisés notamment dans les articles 2.2, 2.5, 2.9 et 2.10 du règlement intérieur du CDJM et sur la page « Saisir le conseil » de son site. Il a été écrit à chacun de ces requérants pour leur proposer de se conformer à ces demandes. Il leur a été par exemple indiqué qu’ils ne pouvaient écrire que l’exactitude n’est pas respectée sans étayer concrètement cette accusation en indiquant précisément ce qui serait faux dans l’article, et en quoi cela le serait. Huit de ces personnes n’ayant pas répondu dans un délai de quinze jours à ces demandes de précisions, et une autre n’ayant répondu qu’à un des critères manquants, ces saisines ont été déclarées irrecevables.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

Réponse du média mis en cause

Le 15 novembre 2024, le CDJM a adressé à Mme Valérie Toranian, directrice de la rédaction du Point, avec copie à M. Erwan Seznec, journaliste, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 22 novembre 2024, M. Erwan Seznec a adressé au CDJM le courriel suivant :

« Je ne reconnais pas l’autorité du CDJM et ma ligne de conduite est de ne pas répondre sur le fond en cas de saisine. Néanmoins, comme vous êtes souvent instrumentalisés, je vous suggère de faire un minimum de vérification avant de valider des saisines. Celle que vous avez considérée comme recevable, en l’occurrence, renvoie vers un avis qui ne traite pas de la biodiversité dans l’Union européenne, sujet de l’article incriminé, mais de “biodiversity and ecosystem services for Europe and Central Asia”. Asie centrale : une zone immense, des millions de kilomètres carrés et des dizaines d’écosystèmes en plus. Si on fait la moyenne avec l’Europe (ce serait peu rigoureux, mais admettons), peut-être que le diagnostic en termes d’évolution de la biodiversité est différent. Je n’en sais rien. Je n’ai jamais étudié la biodiversité en Asie centrale. Si j’accepte un jour de vous rendre des comptes, ce sera sur des choses que j’ai écrites, pas des propos qu’on m’attribue. »

Analyse du CDJM

➔ L’article du Point mis en cause est accompagné de la mention « Interview » et titré « La biodiversité ne s’effondre pas en Europe ». Un sous-titre indique : « ENTRETIEN. Porte-parole d’Action Écologie, Bertrand Alliot dénonce le discours catastrophiste des ONG environnementalistes. Chiffres et exemples à l’appui. »

Long de près de 1 500 signes, le chapô (texte introductif d’un article) rapproche « la conférence de la convention des Nations unies sur la diversité biologique » qui débutait le 21 octobre à Cali, en Colombie, de la publication récente par le WWF de « l’édition 2024 de son rapport “Planète vivante” », dont M. Erwan Seznec, auteur de l’entretien, écrit qu’il est « difficile d’être plus alarmant ». Le journaliste indique « qu’il y a une dizaine d’années », ce rapport « comprenait un sous-indice Planète vivante “tempéré”. Couvrant, schématiquement, les pays riches, celui-ci montrait un net redressement de la biodiversité (+ 31 % entre 1970 et 2008), avec un regain encore plus net pour les populations de vertébrés ».

Le journaliste s’étonne de la disparition de cet indice : « S’agirait-il de taire les bonnes nouvelles ? » et présente alors son interlocuteur : « Oui, répond sans hésiter Bertrand Alliot, essayiste et porte-parole d’Action Écologie. Cette ONG récente, qui tiendra son premier colloque à l’Institut de France le 15 novembre, a publié un rapport très documenté, centré sur l’Europe, qui va totalement à rebours du catastrophisme ambiant. »

L’interview de M. Bertrand Alliot débute par cette question de M. Seznec : « La biodiversité des vertébrés ne se porte pas si mal en France et dans les pays voisins. Le WWF en convient dans ses publications, quand on les lit dans le détail, mais il communique systématiquement sur la fin du monde à destination du grand public. Pourquoi ? »

Son interlocuteur répond que « la biodiversité est le sujet du moment sur lequel se fixe un catastrophisme préexistant. […] Quand on regarde les données, on se rend compte qu’il y a un souci, mais qu’il ne faut pas paniquer, [que] les activités humaines […] jouent dans les deux sens. Elles peuvent entraîner des reculs comme des avancées. »

Le journaliste relance M. Alliot ainsi : « Que faut-il penser du rapport “Planète vivante 2024” du WWF, selon vous ? » M. Alliot répond que le WWF « [avance] des bilans mondiaux invérifiables » qu’il oppose aux travaux de son association démontrant, dit-il, qu’« en Europe, la biodiversité ne s’effondre pas ». Le journaliste du Point lui demande ensuite : « Par quel mécanisme en vient-on à noircir le tableau ? » Il répond en multipliant les exemples où selon lui est « exagér[ée] la portée des disparitions d’espèces ». Puis, à la question de M. Seznec, « À qui se fier ? », M. Alliot répond : « Pas aux grandes ONG. On ne peut plus les croire ! » Il les dépeint comme des « structures qui veulent se perpétuer, comme toutes les structures », dans lesquelles « la plupart des médias ont une confiance aveugle » alors que « les citoyens, en revanche… » Il conclut que « ce n’est plus tenable sur le plan social et économique ».

Sur le grief d’inexactitude

➔ Le choix d’un interviewé pour traiter un fait d’actualité – ici, le début de la 16e conférence des Nations unies sur la diversité biologique – relève de la liberté éditoriale d’un média. Les propos de M. Alliot n’engagent que lui et sa liberté d’expression. Le rôle du CDJM n’est pas de juger de la pertinence ni de la qualité de ce choix.

Le respect de la déontologie journalistique s’impose cependant au journaliste qui retranscrit et présente ces propos. Sa responsabilité est, pour une information complète du public, de lui indiquer d’où parle son invité, quelles sont ses sources et de l’éclairer sur un éventuel consensus scientifique qui pourrait venir contredire ou atténuer ses propos (lire « Le traitement des questions scientifiques », recommandation du CDJM adoptée le 8 novembre 2022).

L’interlocuteur que M. Seznec invite à s’exprimer sur la réalité ou non d’une crise de la biodiversité n’est pas un expert des écosystèmes reconnu par ses pairs dans le domaine de la biologie ou des sciences de la Terre, sujets de l’article. Son profil LinkedIn établit qu’il est diplômé de sciences politiques et en droit de la propriété intellectuelle, et il se présente également comme un ingénieur en gestion de l’environnement, professionnel dont le rôle est de « concevoir et mettre en œuvre des stratégies de transition durables dans les entreprises et les collectivités », selon le site de l’Institut supérieur d’ingénierie et de gestion de l’environnement. Son point de vue de porte-parole « d’une ONG récente » est légitime, mais pas en raison de travaux scientifiques académiques sur l’état du vivant. Cela aurait dû être précisé au lecteur, a considéré le CDJM le 11 février, à l’issue d’un vote par 16 voix contre 1 et 3 abstentions.

➔ Le requérant, M. Hector Solatges, affirme que « le journaliste présente, sans aucune mise en perspective et sans contradiction, les propos déniant le fait établi scientifiquement suivant : le déclin global de la biodiversité et en particulier la réalité sur le continent européen ». Il rappelle que « nombre d’institutions – par exemple l’IPBES, mais pas seulement – auraient pu être présentées aux lecteurs et lectrices. » Pour appuyer ce grief, il renvoie vers « le rapport d’évaluation régionale sur la biodiversité et les services écosystémiques pour l’Europe et l’Asie centrale ».

Dans sa réponse au CDJM, M. Seznec qualifie ce document « d’avis ». Il s’agit plus exactement d’un rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité (IPBES en anglais, parfois présenté comme « le Giec de la biodiversité »). Ces conclusions ont été approuvées le 24 mars 2018 lors de la sixième séance plénière de cette instance, qui regroupait 147 États en septembre 2024, peut-on lire sur le site Vie publique. Elles traduisent un consensus international et la somme d’analyses issues de multiples sources : « 150 experts assistés de 350 auteurs contributeurs, 15 000 publications scientifiques analysées ainsi que des savoirs autochtones et locaux », selon l’IPBES.

Lorsque que M. Alliot affirme qu’il n’y a pas d’effondrement de la biodiversité, le respect de l’exactitude devait conduire le journaliste à mentionner l’existence d’un consensus scientifique qui conclut l’inverse, a estimé le CDJM par 14 voix contre 4 et 2 abstentions.

➔ Le requérant affirme qu’« un rapport de WWF – et l’ONG dans sa globalité – y sont catégoriquement dénigrés [dans l’article], sans argument ».

Dans le chapô de l’article, M. Seznec s’interroge en effet : « Il y a une dizaine d’années, il comprenait un sous-indice Planète vivante “tempéré”. Couvrant, schématiquement, les pays riches, celui-ci montrait un net redressement de la biodiversité (+ 31 % entre 1970 et 2008), avec un regain encore plus net pour les populations de vertébrés. Voilà qui suggérait, a minima, que le développement n’est pas incompatible avec la bonne santé des milieux naturels. »

Présenter cet indice disparu comme couvrant « schématiquement les pays riches » est réducteur, alors que, comme son nom l’indique, il s’agit des zones « tempérées », à la différence des régions tropicales. Cet indice est systématiquement présenté dans le rapport comme « considérant les populations d’espèces […] habitant au nord du tropique du Cancer et au sud du tropique du Capricorne ».

La donnée exacte du rapport de WWF « Planète vivante 2012 » auquel se réfère M. Seznec se situe notamment page 12 : « L’indice tempéré global a progressé de 31%, mais ce chiffre masque des extinctions massives antérieures à 1970. » On lit page 22 du même rapport : « L’accroissement récent de l’effectif moyen des populations ne doit pas nécessairement s’analyser comme la preuve d’un meilleur état de santé des écosystèmes tempérés par rapport aux écosystèmes tropicaux. L’évolution de l’Indice planète vivante tempéré fait en effet intervenir quatre phénomènes : le choix d’une année de référence récente ; la diversité des trajectoires propres aux différents groupes taxonomiques ; les succès notables enregistrés en matière de conservation ; et la stabilité relative récemment constatée chez les populations d’espèces. Si la période de référence s’exprimait non en décennies mais en siècles, l’indice tempéré présenterait probablement un déclin au moins aussi marqué que celui relevé pour les écosystèmes tropicaux au cours du dernier demi-siècle ; de même, l’indice tropical se caractériserait certainement par une variation beaucoup plus lente avant 1970. »

La présentation de cette conclusion du rapport est inexacte, a estimé le CDJM par 15 voix contre 3 et 2 abstentions.

Conclusion

Le CDJM réuni le 11 février 2025 en séance plénière estime que l’obligation d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée par Le Point.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté à l’issue de votes sur chacun des points analysés (lire ci-dessus).

close Soutenez le CDJM !