Adopté en réunion plénière du 28 janvier 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 12 septembre 2024, M. X a saisi le CDJM à propos d’une vidéo publiée par le quotidien Le Monde sur son site le 21 juin 2024 sous le titre « La France insoumise est-elle d’extrême gauche ? Comprendre en trois minutes ». Il estime que le média n’a pas respecté l’obligation d’exactitude et de véracité quand il présente une décision du Conseil d’État de mars 2024 portant sur la circulaire du ministère de l’Intérieur détaillant l’étiquetage des formations politiques dans les résultats électoraux.
Le requérant estime qu’il est erroné d’affirmer, comme le fait le journaliste dans son commentaire, que les juges administratifs ont classé le Rassemblement national (RN) à l’extrême droite et La France insoumise (LFI) à gauche – et non à l’extrême gauche, comme le font de leur côté des opposants à ce parti.
Pour le requérant, le Conseil d’État a en fait « rejeté la requête du RN, et rejeté l’argument selon lequel classer LFI à gauche impliquerait de classer le RN à droite ». Il considère qu’« en aucun cas, la décision ne peut être comprise comme signifiant que le Conseil d’État se prononcerait sur le positionnement de LFI ».
Recevabilité
Le règlement intérieur du CDJM prévoit que les saisines ne peuvent être anonymes (article 1.5). Il a pu vérifier l’identité du requérant, qui a également été communiquée au Monde dans le courrier l’informant de cette saisine (lire ci-dessous). En raison de la profession qu’il exerce, le requérant a souhaité que le CDJM anonymise sa saisine dans le présent avis, une possibilité ouverte par l’article 1.6 du règlement intérieur. Lors de sa réunion plénière du 28 janvier 2025, le CDJM a décidé d’accepter cette demande.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
- Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).
- Lire aussi la recommandation du CDJM « Rectification des erreurs : les bonnes pratiques ».
À propos de la rectification des erreurs :
Réponse du média mis en cause
Le 20 septembre 2024, le CDJM a écrit à Mme Caroline Monnot, directrice de la rédaction du Monde, avec copie à MM. Alexis Tromas, journaliste, Charles-Henry Groult, chef du service vidéo, et Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations.
Le 3 octobre 2024, M. Gilles Van Kote a répondu au CDJM. Il explique qu’« à l’inverse de ce qui est exprimé dans la saisine, [la] vidéo indique clairement que la décision du Conseil d’État ne suffit pas pour arbitrer le positionnement politique du parti LFI ». Il considère en outre que la présentation de la décision juridique faite dans la vidéo n’est pas erronée : « Notre journaliste précise que le Conseil d’État ne s’est pas prononcé directement sur le positionnement de LFI sur l’échiquier politique mais bien sur “l’absence d’erreur manifeste” de la part du ministère de l’Intérieur […]. Ce qui revient de la part du Conseil d’État à valider la grille du ministère de l’Intérieur classant LFI à gauche. »
Analyse du CDJM
➔ D’une durée de 2 min 44 s, la vidéo qui fait l’objet de cette saisine a été publiée pendant la campagne électorale des législatives de 2024. Elle pose la question du positionnement politique de La France insoumise (LFI), et y répond en alternant de courtes séquences d’actualité (des politiques en meeting ou sur des plateaux de télévision), des images d’illustration (un tableau des formations politiques de la plus à gauche à la plus à droite, des couvertures de livres) et des interventions face caméra d’un journaliste vidéo du Monde, M. Alexis Tromas.
Dans son commentaire, M. Tromas commence par rappeler que LFI est de plus en plus souvent présentée comme une formation d’« extrême gauche […] dans la bouche du RN, de LR, mais aussi des macronistes ». Cependant, poursuit le journaliste, « vous avez aussi peut-être entendu que le Conseil d’État […] a déterminé que LFI n’était pas d’extrême gauche ».
Pour comprendre cette contradiction, la vidéo présente alors la circulaire du ministère de l’Intérieur qui classe les partis participant aux élections « en fonction de leur orientation politique » afin de faciliter « l’analyse électorale et la lisibilité des résultats des élections par les citoyens ». Un tableau figurant cette répartition est montré, et le journaliste explique que le Parti communiste français (PCF) et LFI y sont classés à gauche – le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et Lutte ouvrière (LO) étant à l’extrême gauche – tandis que le RN est lui étiqueté « extrême droite ».
Le commentaire explique que le parti de Mme Marine Le Pen, qui a souvent manifesté son refus d’être classé à l’extrême droite, a pour cette raison contesté la circulaire devant la justice administrative. M. Tromas présente alors ainsi la décision prise par le Conseil d’État :
« Le 11 mars 2024, le Conseil d’État a donc tranché. Et l’institution considère que les choix faits par le ministère de l’Intérieur ne sont entachés d’aucune erreur manifeste d’appréciation. Pour le Conseil d’État, oui, le RN est bien un parti d’extrême droite, et LFI et le PCF sont des partis de gauche traditionnels, et pas d’extrême gauche. »
Considérant que « cette décision ne donne pas beaucoup de motivation, d’explication de pourquoi le Conseil d’État a tranché dans ce sens », le journaliste explique alors qu’il faut « chercher la réponse du côté des historiens ». Suit une présentation des critères utilisés par « des historiens comme Serge Causseron ou Aurélien Dubuisson, spécialistes du sujet » pour déterminer les formations à classer à l’extrême gauche (« comme les trotskistes, les anarchistes ou les antifascistes »). Ces critères « ne s’appliquent pas au parti de Jean-Luc Mélenchon », conclut ce passage, avant que la vidéo ne se termine par cette phrase : « Ce qui peut expliquer pourquoi le ministère de l’Intérieur, puis le Conseil d’État, considèrent tous deux que non, LFI n’est pas d’extrême gauche. »
➔ Dans sa saisine, le requérant explique d’abord que la présentation de la décision du Conseil d’État dans la vidéo est « factuellement inexacte », et qu’il ne s’agit pas « d’une simple question de ligne éditoriale ou d’interprétation », puisque Le Monde « présente sa position comme étant factuelle, choisit un format pédagogique ”comprendre en trois minutes”, publie le contenu sous signature collective et ne présente aucun expert ni aucune source qui permettrait de situer la position présentée dans le cadre d’une controverse ». Il ajoute que « le manquement doit être apprécié en tenant compte du fait que l’article a été publié neuf jours avant une élection nationale [le premier tour des législatives a eu lieu le 30 juin 2024, ndlr] ».
Précisant son grief, M. X explique que « la vidéo […] et le texte qui l’accompagne prétendent que la décision du Conseil d’État du 11 mars 2024 n°488378 arbitrerait la question du positionnement politique du parti LFI et que le Conseil d’État aurait jugé que LFI “n’est pas d’extrême gauche” ». Selon lui, ce n’est pas le sens de la décision prise par la juridiction administrative. Pour motiver son recours, le RN a bien « fait valoir qu’il ne pourrait être classé à l’extrême droite alors que LFI et le Parti communiste français sont classés à gauche […], compte-tenu du principe d’égalité ». Le Conseil d’État a rejeté cet argument, note le requérant, mais « en aucun cas, la décision ne peut être comprise comme signifiant que le Conseil d’État se prononcerait sur le positionnement de LFI ».
Le requérant ajoute que dans ce domaine, « la nature du contrôle qu’exerce le Conseil d’État conduit celui-ci à laisser une marge de manœuvre importante au ministre de l’Intérieur », en vertu de la « théorie du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation ». Il en conclut « que le Conseil d’État laisse le ministre de l’Intérieur classer dans cette circulaire LFI à gauche ne signifie ni qu’il endosse lui-même ce choix, ni que toute autre classification serait illégale ».
À l’appui de son raisonnement, il cite « un commentaire de sept pages » de la revue Actualité juridique du droit administratif, « écrite par des juristes professionnels et qui fait référence en matière de droit public » et qui parvient, selon lui, à la même conclusion. Il constate que « Le Monde ne citant ni source, ni expert pour justifier [sa] présentation qu’il fait de la décision », il est impossible de comprendre comment « le journal arrive à cette conclusion inexacte ».
➔ Dans sa réponse au CDJM, M. Gilles Van Kote commence par rappeler que le débat sur l’appartenance ou non de La France insoumise à l’extrême gauche « s’est notamment cristallisé autour d’une décision rendue par le Conseil d’Etat relativement aux sénatoriales de 2023 », ce qui justifie que cette dernière soit évoquée dans la vidéo. Mais selon M. Van Kote, le commentaire précise bien que la décision « ne permet pas à elle seule de répondre à la question posée, notamment parce qu’elle ne se prononce pas sur le fond, mais sur la décision du ministère de l’Intérieur de classer LFI à gauche – et non à l’extrême gauche – de l’échiquier politique ».
Ainsi, « il est dit sans ambiguïté que la réponse à la question posée est à chercher non pas au Conseil d’État, mais du côté des chercheurs en sciences politiques et des historiens ». La vidéo apporte ensuite « des éléments d’analyse qui permettent de classer ou non un parti dans cette nuance politique » – le commentaire évoque alors des critères comme « le caractère anticapitaliste, révolutionnaire aussi […] ou encore le rejet des mouvements réformistes ».
M. Van Kote poursuit en expliquant qu’« à l’inverse de ce qui est exprimé dans la saisine, notre vidéo indique clairement que la décision du Conseil d’État ne suffit pas pour arbitrer le positionnement politique du parti LFI ». Il cite alors ce passage : « L’institution considère que les choix faits par le ministère de l’Intérieur ne sont entachés d’aucune erreur manifeste d’appréciation. » Il en conclut : « Ce qui revient de la part du Conseil d’État à valider la grille du ministère de l’Intérieur classant LFI à gauche ».
Le directeur délégué du Monde explique ensuite que la vidéo « [ne s’attarde pas] sur le rôle spécifique du Conseil d’État dans cette affaire, qui nous apparaissait hors sujet et trop technique ». Il reconnaît enfin que « le script de cette vidéo aurait pu être plus précis afin d’éviter une éventuelle mauvaise compréhension de notre propos, mais n’est pas pour autant erroné ».
➔ Le CDJM constate, comme le pointe le requérant, que la décision du Conseil d’État ne s’exprime pas directement sur le classement de LFI, puisque les juges administratifs n’ont pas été sollicités sur ce point. Il répond à une question autre, qu’on peut résumer ainsi : le classement du RN à l’extrême droite par une circulaire du ministère de l’Intérieur relève-t-il d’un « excès de pouvoir », comme le soutient le parti dans son recours ?
Le Conseil d’État répond qu’« en rattachant la nuance politique “Rassemblement national” au bloc de clivages “extrême droite”, la circulaire attaquée ne méconnaît pas le principe de sincérité du scrutin ». Comme le dit à juste titre le journaliste dans la vidéo, il « considère que les choix faits par le ministère de l’Intérieur ne sont entachés d’aucune erreur manifeste d’appréciation ». Cette circulaire, ajoutent les juges administratifs, « ne méconnaît pas davantage […] le principe d’égalité » en rattachant le RN à l’extrême droite « tout en attribuant la nuance “Gauche” aux formations politiques “Parti communiste français” et “La France insoumise” » – ce qui était un des arguments avancés par le RN.
Ce dernier passage contient la seule mention de LFI dans la décision. En d’autres termes et comme l’explique le requérant, le Conseil d’État estime que classer LFI à gauche n’implique pas automatiquement de devoir classer le RN à droite. Mais il ne se prononce pas sur le positionnement de LFI sur l’échiquier politique adopté dans la circulaire.
Lorsque le journaliste dit, dans la vidéo : « Pour le Conseil d’État, oui, le RN est bien un parti d’extrême droite, et LFI et le PCF sont des partis de gauche traditionnelle, pas d’extrême gauche », c’est inexact. Il extrapole et fait un raccourci qui conduit à une erreur. Il en est de même lorsqu’à la fin de la vidéo, il conclut : « […] ce qui peut expliquer pourquoi le ministère de l’Intérieur, puis le CE, considèrent tous deux que, non, LFI n’est pas d’extrême gauche ».
➔ La réponse de M. Van Kote au CDJM se termine par une précision quant à une modification réalisée par Le Monde de la page présentant la vidéo sur son site : « Nous reconnaissons que le sous-titre de l’article accompagnant la vidéo nécessitait une correction, car il entrait en contradiction avec l’angle choisi dans la vidéo. Cette correction a été apportée. »
Le CDJM constate que, dans sa version initiale, le sous-titre concerné était rédigé ainsi : « Le mouvement, membre du Nouveau Front populaire, est classé par ses opposants à l’extrême gauche de l’échiquier politique. Or ce n’est pas l’avis du Conseil d’État. » Dans sa version corrigée, la dernière phrase est remplacée par la suivante : « Qu’en est-il ? » Au pied de l’article, la formule suivante a été ajoutée : « Rectificatif le 3 octobre à 14 h 50 : modification d’une formulation qui pouvait induire en erreur. »
Le CDJM constate que ce changement intervient tardivement, plus de trois mois après publication et seulement après que le CDJM a informé Le Monde de cette saisine. En outre, il ne concerne que le texte accompagnant la vidéo et non la vidéo elle-même, dont le format vertical a vraisemblablement été choisi pour faciliter sa diffusion sur les plateformes comme TikTok, YouTube ou Instagram – des supports où la précision finalement apportée n’est pas visible.
Il rappelle enfin que les règles déontologiques imposent au journaliste de rectifier les erreurs « de façon systématique, rapide, explicite, complète et visible » (charte de la FIJ, article 6), ce qui doit l’inciter notamment à préciser clairement l’erreur commise dans le rectificatif ajouté. C’est ce que préconise la recommandation du CDJM dédiée à la rectification des erreurs, mais aussi la rédaction du Monde dans sa propre Charte des rectificatifs publiée sur son site : « Expliquer ce qui a été modifié, sans pour autant répéter l’erreur commise auparavant. Éviter toute formule alambiquée (de type “une erreur s’est glissée…”), car il s’agit bien d’une erreur journalistique et humaine. » Le CDJM relève que le rectificatif ajouté ne respecte pas ces règles de présentation.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 28 janvier 2025 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.