Avis sur la saisine n° 24-140

Adopté en réunion plénière le 28 janvier 2025 (version PDF)

Description de la saisine

Le 28 août 2024, M. Eric Roux, en sa qualité de vice-président du bureau européen de l’Eglise de Scientology pour les affaires publiques et les droits de l’homme, a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 18 juin 2024 sur le site Actu.fr sous le titre « Enquête “Croissance fulgurante” de la scientologie en France : bluff ou réalité ? ».

M. Eric Roux, qui joint à sa saisine plusieurs documents, formule les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité, de suppression d’informations essentielles et d’absence d’offre de réplique. Il affirme que « les accusations portées dans l’article par [plusieurs] “sources” n’ont pas été vérifiées » et détaille les points qu’il juge erronés dans l’article d’Actu.fr. Il cite deux informations qu’il juge essentielles pour « permettre au lecteur moyen de se faire une idée de la crédibilité de la source et de la portée des témoignages », et qui auraient été omises.

Concernant le grief d’absence d’offre de réplique, il explique que l’auteur de l’article l’a bien contacté en amont, mais que « les seules questions qui m’ont été posées avaient trait à l’expansion de l’Église et aucunement aux nombreuses accusations portées dans l’article ».

Recevabilité

Les messages des journalistes sur les réseaux sociaux peuvent être des actes journalistiques et donc doivent respecter les règles déontologiques. M. Roux invoquait également dans sa saisine le motif d’« absence de prudence dans l’utilisation des propos et documents publiés », au motif que l’auteur de l’article avait publié des messages sur X annonçant son enquête.

L’expression est tirée de l’article 3 de la Charte mondiale d’éthique des journalistes, l’un des trois textes auxquels se réfère le CDJM : « Le/la journaliste ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux » Ce passage renvoie clairement aux documents ou propos produits par des tiers diffusés sur ces réseaux, pas aux écrits des journalistes eux-mêmes. Ce grief a été déclaré irrecevable.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

À propos de l’offre de réplique :

  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
  • Il « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; il ne supprimera pas les informations essentielles et n’altérera pas les textes et les documents », selon la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).

Réponse du média mis en cause

Le 5 septembre 2024, le CDJM a adressé à M. Laurent Gouhier, directeur de la publication d’Actu.fr, avec copie à M. Raphaël Thual, journaliste, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 13 septembre 2024, M. Laurent Gouhier a répondu au CDJM. Il précise que « cette enquête a été menée sur plusieurs mois et par trois rédactions de façon conjointe : la rédaction d’Actu Paris, chargée de couvrir l’inauguration de Celebrity Center de Paris et de recueillir des réactions sur place ; la rédaction d’Actu Lyon, qui s’est infiltrée dans l’Église de scientologie de Lyon ; et enfin celle d’Enquêtes d’actu qui avait pour charge de livrer l’enquête générale sur l’expansion de cette organisation en France. Ainsi, cette enquête repose sur de nombreux documents et nous avons interrogé pas moins de dix sources, toutes expertes à nos yeux de l’Église de scientologie. »

Il apporte ensuite des réponses sur les éléments relevés que M. Roux juge inexacts (lire ci-dessous). En ce qui concerne l’absence d’offre de réplique, il indique que les journalistes d’Actu.fr ont « interrogé M. Eric Roux sur le poids de la scientologie en France actuellement et ses velléités » et ont « retenu les passages qui nous semblaient les plus pertinents quant à [leur] sujet ».

Analyse du CDJM

➔ Le CDJM est saisi sur un article publié le 18 juin 2024 sous la signature de M. Raphaël Thual. Cet article est justifié par l’ouverture de la « toute nouvelle église de 8 800 mètres carrés à Saint-Denis » de l’Église de scientologie d’une part, et par le développement de ce mouvement en France d’autre part. Il met en doute les chiffres avancées par l’Église de scientologie quant au nombre de fidèles.

Parmi d’autres liens hypertexte, il renvoie notamment à un article publié le 7 avril 2024 et titré « Saint-Denis : pour l’inauguration de son nouveau mégacentre français, la Scientologie joue la surenchère ».

Sur les grief de non-respect de l’exactitude et d’omission d’éléments essentiels

➔ M. Eric Roux, au nom du bureau européen de l’Eglise de Scientology pour les affaires publiques et les droits de l’homme, estime que ​​« toutes les accusations portées dans l’article par les “sources” Roger Gonnet, Lucas le Gall et Ludovic Durand n’ont pas été vérifiées et les sources elles-mêmes n’ont pas été qualifiées. L’article oublie de dire que Roger Gonnet a été expulsé de l’Église en 1982, et donc qu’il n’a aucune information de première main sur l’Église depuis plus de quarante ans. L’article oublie de mentionner que depuis lors, Roger Gonnet s’est lancé dans une croisade contre son ancienne religion, et que donc son point de vue ne peut pas être considéré comme impartial ».

➔ Le directeur d’Actu.fr répond que « concernant monsieur Roger Gonet, dans l’article d’Enquêtes d’actu, il est bien indiqué que la citation retenue date de 2013, lorsque celui-ci s’exprimait devant la commission d’enquête parlementaire sur les dérives sectaires. Le lien vers le site du Sénat est accessible dans l’article et nous le présentons comme “un ancien cadre de l’organisation”. »

Effectivement, cité deux fois dans l’article, M. Gonnet est présenté comme un « ancien cadre de l’organisation » puis « ancien cadre de la scientologie lyonnaise », et à chaque fois un lien renvoie vers des rapports parlementaires de 2013 et 2006. Son propos n’est pas présenté comme « impartial », mais comme un témoignage concernant la scientologie. Il n’y a pas dans l’article d’inexactitude ni d’omission d’une information essentielle dans sa présentation.

➔ Concernant les propos de M. Le Gall cités dans l’article, le requérant estime que bien qu’il soit « cité douze fois », la présentation qu’en fait le média (« fils d’un ministre de la scientologie, ayant vécu auprès du leader David Miscavige » puis « ancien officier à la Gold Base de Californie ») est incomplète. Il indique au CDJM ce qu’il considère être le nom réel de M. Le Gall, ainsi que le lien familial qui existerait avec un autre témoin de l’enquête.

Le média répond que « dans le but de s’épargner d’éventuelles atteintes à sa vie privée et menaces, Lucas Le Gall nous a demandé de préserver scrupuleusement son anonymat ». Dans le souci de respecter le secret des sources, M. Gouhier ajoute à l’intention du CDJM qu’« alors que nous connaissons son identité réelle, nous ne pouvons pas vous indiquer s’il s’agit oui ou non » de la personne indiquée par le requérant. Protéger une source à sa demande n’est pas une faute déontologique.

➔ Le requérant dénonce également comme inexacte la présentation du parcours de M. Le Gall : « Contrairement à ce qu’il dit, il n’a jamais “vécu auprès du leader David Miscavige” et toute son histoire est inventée. Il a été brièvement scientologue au début des années 80, et n’a plus fréquenté d’église depuis 1982. Il n’a jamais été en Californie à la Gold Base, et donc ne s’en est jamais “échappé”. À l’âge de 16 ans (et non 15), en 1980 (et non en 1982), il est parti à l’Église de Copenhague, dont il sera renvoyé trois mois plus tard, après quoi il retournera en France et arrêtera son parcours en Scientology. Un minimum de vérification aurait permis de remettre en question la crédibilité du témoignage. » Avant de poursuivre sa démonstration : « Par exemple, depuis la publication de son livre, [il] prétend avoir été aux côtés du leader ecclésiastique de l’Église de 1982 à 1984, à la Gold Base en Californie. Une recherche rapide aurait permis de se rendre compte que David Miscavige a pris ses fonctions de leader ecclésiastique en 1987, et qu’avant cela il s’occupait d’une autre organisation, Author Services Incorporated, qui ne s’occupait que des œuvres littéraires, théâtrales et musicales de Ron Hubbard, à l’exclusion des œuvres liées à la Scientology. »

Sur le parcours de M. Le Gall, le média explique que les journalistes se sont « appuyés sur son livre paru en 2020 aux éditions du Cherche-Midi » puis se sont « entretenus de longues heures avec cet ancien adepte et [ont] pu juger de la véracité de son histoire ». Le directeur d’Actu.fr maintient que « Lucas Le Gall a bien fréquenté David Miscavige à la Gold Base de Californie, jusqu’à preuve du contraire ». 

En réponse à l’argument de M. Éric Roux « qu’une recherche rapide aurait permis de se rendre compte que David Miscavige a pris ses fonctions de leader ecclésiastique en 1987 », il répond que « dans nos articles, nous n’avons jamais écrit que David Miscavige était le chef ecclésiastique entre 1982 et 1984. Nous écrivons uniquement que Lucas Le Gall a “vécu après du leader David Miscavige, en Californie”. »

M. Gouhier revient ensuite sur le livre de M. Lucas Le Gall : « [Il] n’écrit pas que M. Miscavige occupait une autre position que celle officiellement définie. Extrait de la page 169 : “Sans le savoir, j’étais à quelques jours de faire la rencontre la plus épouvantable de mon existence. Le n° 2 de la scientologie, venant à la suite directe de L. Ron Hubbard dans l’organigramme de l’organisation, du moins en théorie. En réalité, ce sympathique individu avait déjà fait main basse sur le trône et pris les rênes de la secte. Son nom ? David Miscavige. Le genre de patronyme qu’on n’oublie pas. Jamais. »

La phrase de l’article est : « Selon Lucas Le Gall, fils d’un ministre de la scientologie, ayant vécu auprès du leader David Miscavige, en Californie… ». Si une ambiguïté demeure sur l’utilisation du mot “leader” – il peut désigner la personne la plus haut placée dans une organisation ou bien une personne ayant une forte capacité à influencer voire à guider les autres –, il n’est pas écrit que M. Miscavige était le « leader ecclésiastique » – pour reprendre l’expression du requérant – de l’Église de scientologie lorsque M. Le Gall l’a côtoyé.

➔ Le requérant reproche à l’article de donner la parole à « des personnes qui ont quitté l’Église il y a quarante-deux ans pour deux d’entre elles et dix-sept ans pour la troisième ».

Le CDJM note qu’aucune de ces sources n’est présentée comme actuel membre de l’organisation. ll est indiqué que ces témoignages sont ceux d’un « ancien cadre », d’un « ancien scientologue », d’un « ancien officier de la scientologie », « ancien membre du staff d’un centre parisien », qu’ils concernent un « ​​chemin suivi dans les années 1980 ».

La personne ayant quitté la scientologie « depuis dix-sept ans », M. Ludovic Durand, est présentée dans l’article comme « ancien membre du staff d’un centre parisien de 1987 à 2017 [qui] a manifesté devant le nouveau bâtiment de Saint-Denis, en avril ». Le directeur de Actu.fr indique dans sa réponse au CDJM que les journalistes ont « longuement échangé avec Ludovic Durand et [l’ont] rencontré à plusieurs reprises. Il a pu nous mettre en relation avec d’autres sources anonymes qui ne sont pas citées dans nos articles qui nous ont permises la vérification d’information ».

Que ces témoignages portent sur des expériences anciennes ne préjuge pas de leur véracité. La reprise de ces témoignages sur des faits datés est un choix libre du journaliste.

Sur le grief d’absence d’offre de réplique

➔ M. Roux affirme que, contacté par le journaliste d’Actu.fr, « les seules questions qui [lui] ont été posées avaient trait à l’expansion de l’Église et aucunement aux nombreuses accusations portées dans l’article ». Dans sa réponse au CDJM, le directeur d’Actu.fr indique : « Nous avons interrogé M. Éric Roux sur le poids de la scientologie en France actuellement et ses velléités. Nous avons retenu les passages qui nous semblaient les plus pertinents quant à notre sujet. »

➔ M. Thual avait adressé à M. Roux une liste de questions par courriel. Ces questions et les réponses qu’il y a apportées ont été communiquées au CDJM. M. Roux précise qu’il répond « globalement » à des questions qu’il trouve « dès le départ très orientées […] certaines […] mêmes à la limite de l’insulte, certainement par ignorance de ce qu’est la Scientology ». Il invite alors le journaliste à « prendre le temps de consulter les liens que je place dans ma réponse, afin de vous renseigner honnêtement sur ce qu’est notre Église, son expansion, ses pratiques et croyances, ainsi que les activités caritatives que nous menons partout dans le monde. »

➔ Le requérant n’identifie pas les accusations qu’il évoque dans sa saisine. Elles peuvent concerner les citations de propos critiques généraux de M. Étienne Jacob, journaliste et auteur de La France des gourous, ou les témoignages de MM. Le Gall, Gonnet et Durand. La lettre de M. Roux au journaliste d’Actu.fr comprend des éléments de réponses aux questions du journaliste. Elle est aussi une réplique aux mises en cause des convictions et des pratiques de l’Église de scientologie via les « dizaines de vidéos sur les croyances et pratiques des scientologistes, le fondateur de la religion M. Ron Hubbard, les activités caritatives et humanitaires de l’Église et des Scientologistes, l’intérieur des églises de Scientology, etc. » vers lesquelles M. Roux renvoie le journaliste.

La rédaction d’Actu.fr indique au CDJM n’avoir retenu dans le courrier de M. Roux, qui est cité trois fois dans l’article, que « les passages qui nous semblaient les plus pertinents quant à notre sujet », ce qui relève de sa liberté rédactionnelle. Le grief n’est pas fondé.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 28 janvier 2025 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de véracité, de non-omission d’informations essentielles et d’offre de réplique n’ont pas été enfreintes par Actu.fr.

La saisine est déclarée non fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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