Avis sur la saisine n° 24-077

Adopté en réunion plénière du 30 juillet 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 6 avril 2024, M. Alexandre Walnier a saisi le CDJM à propos d’un article publié par le magazine L’Express sur son site le 1er février 2024 sous le titre « Biodynamie : “La sortie de Catherine Vautrin n’est plus tolérable” ». Cet article est une interview de M. Grégoire Perra en commentaire d’une phrase de Mme Catherine Vautrin, ministre de la Santé, après qu’elle a considéré dans une interview télévisée que « la viticulture aujourd’hui a considérablement avancé dans tous les procédés de biodynamie ».

M. Walnier formule les griefs de non-respect de l’exactitude, absence d’offre de réplique, partialité, non-vérification, absence d’information essentielle, non-rectification. Dans une longue saisine très argumentée, il entend démontrer que le journaliste qui mène l’interview de M. Perra est de parti-pris, et que plusieurs affirmations de ce dernier sont des inexactitudes factuelles sur la biodynamie, l’anthroposophie ou la biographie de M. Rudolf Steiner, philosophe couramment associé à ces sujets.

Recevabilité

La saisine, adressée au CDJM avant que celui-ci ne décide en assemblée générale le 23 mai 2024 de limiter la longueur des saisines à 5 000 signes afin de mieux les centrer sur des questions relevant de la déontologie de l’information, a été déclarée recevable bien que se développant sur 15 pages, 42 000 signes, 56 notes ou renvois hyperliens dans sa version « réduite » adressée par le requérant à la demande du CDJM.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1)
  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
  • Il « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; il ne supprimera pas les informations essentielles et n’altérera pas les textes et les documents », selon la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
  • Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).

À propos de l’offre de réplique :

À propos de la suppression d’informations essentielles :

À propos du respect de la rectification des erreurs :

Réponse du média mis en cause

Le 1er juin 2024, le CDJM a adressé à M. Éric Chol, directeur de la rédaction de L’Express, avec copie à M. Thomas Mahler, journaliste auteur de l’interview en cause, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 24 juin 2024, Me Charles-Emmanuel Soussen, « conseil habituel de la SA Groupe L’Express, société éditrice du magazine L’Express ainsi que de son site internet » a adressé au CDJM un courrier dans le but de lui « indiquer que l’article dont il s’agit a été rédigé dans le respect total de la Charte d’éthique professionnelle des journalistes ». Me Soussen ajoute : « Si le demandeur entend donc tout de même maintenir sa réclamation, nous ne pouvons que l’inviter à le faire en usant des nombreux “outils” mis à sa disposition par la loi du 29 juillet 1881 [encadrant la liberté d’expression, ndlr]. » 

Analyse du CDJM

➔ L’article en cause est publié dans le contexte d’une polémique initiée par une intervention de la ministre de la Santé, Catherine Vautrin. Interrogée le 31 janvier 2024 sur BFM TV, notamment à propos de la contestation agricole, celle-ci déclare : « S’il y a bien une profession qui évidemment respecte notre santé, c’est bien les agriculteurs, parce que c’est eux qui produisent l’alimentation qui est la nôtre. […] Si je prends la viticulture, la viticulture aujourd’hui a considérablement avancé dans tous les procédés de biodynamie. Donc les agriculteurs ont commencé le changement eux-mêmes. » L’emploi du mot « biodynamie » par la ministre est interprété par certains comme une validation de cette pratique.

L’Express choisit de décrypter cette prise de parole de la ministre en recueillant l’avis du « principal contradicteur de la mouvance » anthroposophe à laquelle appartient la biodynamie, M. Grégoire Perra. Dans cette interview, M. Perra dénonce le propos récent de la ministre de la Santé, Mme Vautrin, en le qualifiant d’« apologie [qui] confirme l’efficacité de la communication de l’anthroposophie ». Il s’interroge sur la connaissance réelle qu’a Mme Vautrin de la biodynamie, qu’il qualifie de pratique « anti-scientifique, [qui] peut causer des dégâts sur des personnes ». Il estime que « faire la promotion de la biodynamie comme l’a fait la ministre de la Santé, c’est aussi légitimer la médecine anthroposophique, qui repose sur des principes qui mettent en danger la vie des patients ». Selon lui, « la biodynamie a des fondements totalement délirants […] et repose sur une vision du cosmos qui n’est pas seulement astrologique, mais fantasmatique ». Il cite plusieurs exemples de ce qu’il avance, puis dénonce les conditions d’élevage et d’emploi dans les fermes biodynamiques.

➔ Le CDJM rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur une controverse scientifique ou d’arbitrer une polémique. Il note que la démarche du requérant vise, quoi qu’il en dise et au-delà d’un questionnement sur la déontologie journalistique, à faire valider son point de vue sur des questions concernant le parcours ou la pensée de M. Rudolf Steiner, l’anthroposophie ou la biodynamie. La longueur de sa saisine – 15 pages, 42 000 signes, 56 notes ou renvois par hyperliens pour une version réduite à la demande du CDJM (la saisine originale faisait 35 pages et 101 notes ou renvois) – le démontre.

➔ Il rappelle que donner la parole à M. Grégoire Perra est un choix éditorial et rédactionnel, qui ne relève pas de la déontologie.

Sur le grief de partialité

➔ L’article de L’Express n’est pas une enquête sur la biodynamie ou la pensée de M. Steiner (considéré dans l’article comme fondateur de l’anthroposophie). C’est une interview, un élément versé à un débat. Le requérant souligne que cette interview est publiée dans la rubrique « Idées et débats ». Il estime que le lecteur est trompé, car « il n’est pas face à un débat, mais à une tribune pamphlétaire ».

Le CDJM souligne que la rubrique « Idée et débats » des médias regroupe traditionnellement des contributions, qui peuvent être sous forme d’interviews, sur des questions qui font débat dans le public, sans qu’il y ait forcément publication systématique d’un échange contradictoire sur une question. Il considère qu’il n’y a pas « tromperie du lecteur ».

➔ Le requérant estime que le journaliste fait siennes les opinions de M. Perra. ll met en cause la formulation du chapô (texte introductif) dans lequel on lit : « Pour Grégoire Perra, ancien anthroposophe devenu le principal contradicteur de la mouvance, cette apologie de Catherine Vautrin confirme l’efficacité de la communication de l’anthroposophie. Mais il juge sévèrement cette prise de position venant d’une ministre de la Santé. » Le CDJM considère que cette phrase est un résumé de la pensée de M. Perra, qui se justifie dans un chapô, et non le point de vue du journaliste.

➔ Le requérant estime que les questions du journaliste sont révélatrices de ce qu’il appelle « un jeu complice de renforcements mutuels [avec] M. Perra ». Les questions posées par le journaliste sont :

« Pour démentir l’image des “agriculteurs-pollueurs”, la ministre Catherine Vautrin a mis en avant les “procédés de biodynamie”. Qu’en pensez-vous ? […]

– Catherine Vautrin est également ministre de la Santé. Est-ce d’autant plus grave ? […]

– Quelles différences entre bio et biodynamie ? […]

– En quoi est-elle ésotérique ? […]

– Catherine Vautrin a au moins raison en avançant que la biodynamie ne pollue pas… […]

– Catherine Vautrin a fait référence à sa région, la Champagne. La biodynamie est-elle importante dans ce vignoble ? »

Le requérant pointe notamment la question « Catherine Vautrin est également ministre de la Santé. Est-ce d’autant plus grave ? » et affirme qu’elle valide le point de vue de M. Perra. On peut regretter l’absence d’une formule comme « selon vous » pour marquer la distance que doit prendre le journaliste en posant une question, mais le CDJM considère que cette relance est justifiée pour faire préciser la pensée de M. Perra.

Le requérant estime également que la question « en quoi est-elle ésotérique ? » est « posée de manière manichéenne » et « induit de manière éloquente que la biodynamie est une “pratique pseudo-scientifique et ésotérique” ». Le CDJM note que cette formulation vient en rebond d’une remarque de M. Perra – « La biodynamie a, elle, des fondements totalement délirants » –, phrase qui introduisait déjà la notion de pseudoscience et d’ésotérisme. Cette question n’est pas un parti-pris.

➔ Le CDJM estime que plus que les questions du journaliste ou le chapô de l’interview, c’est le choix d’interroger M. Perra après l’intervention de Mme Vautrin qui conduit le requérant à formuler le grief de partialité. Il rappelle que ce choix relève de la liberté éditoriale de L’Express.

Le grief de partialité n’est pas fondé.

Sur le grief d’inexactitude

➔ Le CDJM constate que les points considérés par le requérant comme inexacts concernent essentiellement des points qui font l’objet de débats entre partisans et adversaires de la pensée de M. Steiner, ou entre ceux qui pratiquent la biodynamie et ceux qui la dénoncent. Il est dans l’incapacité de trancher, son rôle n’étant pas de faire une comparaison des arguments référencés par le requérant et de ceux qui défendent des avis différents.

Il souligne qu’un article de journal, et encore moins une interview, n’est pas une thèse universitaire, et qu’un journaliste n’est pas tenu de recouper systématiquement chacune des affirmations de la personne interrogée lorsqu’il la rédige.

➔ Il observe qu’à plusieurs reprises dans sa saisine, le requérant attribue au journaliste des phrases qui sont des réponses de M. Perra. Par exemple « M. Mahler manque de rigueur dans la présentation des propos de Rudolf Steiner concernant le gui », « M. Mahler lie par les mots suivants deux paragraphes “N’oublions pas non plus…” », « M. Mahler cherche à faire croire que le choix posé par M. Giboulot est lié à un “dogmatisme” ». Or les mots mis par le requérant dans la bouche du journaliste sont ceux de M. Perra. Cette confusion rend irrecevable l’hypothèse de faute déontologique pour inexactitude du journaliste sur ces passages.

➔ Concernant les autres points considérés comme inexacts par le requérant :

  • À propos du rôle de M. Steiner comme « fondateur de l’anthroposophie », expression qui figure dans le chapô de l’article que le requérant conteste. Il affirme que cette discipline existait avant Steiner. Si M. Steiner n’est pas l’inventeur de cette discipline, « il l’a pratiquée et incarnée concrètement », lit-on dans l’article « L’anthroposophie ne commence pas avec Rudolf Steiner » cité par le requérant, et il est son représentant le plus connu. L’emploi du terme « fondateur » peut être jugé abusif, mais n’est pas de nature à tromper le lecteur sur l’importance du rôle de Rudolf Steiner dans le développement et la diffusion de l’anthroposophie.
  • À propos de l’origine de la biodynamie, le requérant estime que le journaliste induit en erreur le lecteur en la « présentant de manière grossièrement simplifiée comme étant basée sur les écrits de Rudolf Steiner, alors que Steiner a donné des conférences sur le sujet (et non des écrits). » Le CDJM considère qu’un article peut devoir « simplifier », et qu’écrire, comme le fait le journaliste, que « la biodynamie repose sur les écrits de l’occultiste autrichien Rudolf Steiner » est une formulation qui résume le processus de diffusion des travaux de M. Steiner, le requérant indiquant lui-même que les conférences de Rudolf Steiner ont été « retranscrites », « l’œuvre de Steiner se [chiffrant] à 89 000 pages pour 1 000 conférences ».
  • Le requérant estime qu’il y a désinformation quand « M. Perra associe le développement de la biodynamie en Alsace par la proximité́ avec ce qu’il appelle le monde germanique » ou quand il affirme que « la biodynamie est inséparable de l’anthroposophie ». Le CDJM note que la personne interrogée par le journaliste est libre d’exposer son analyse, et que cela ne constitue pas une faute déontologique du média ou du journaliste.

Le grief d’inexactitude n’est pas fondé.

Sur le grief d’absence d’informations essentielles

➔ Le requérant formule les critiques suivantes :

  • Il estime que le journaliste « ne présente pas de manière complète M. Perra [et] omet d’indiquer bien des aspects le concernant » et que « de ce fait, le public ne peut apprécier en toute connaissance de cause la teneur des propos tenus par M. Perra ». Le CDJM observe que M. Perra est présenté par le journaliste non comme un expert neutre ou un chercheur mais bien comme un « ancien anthroposophe devenu le principal contradicteur de la mouvance ». Cela suffit à le situer pour le lecteur comme un intervenant ayant pris parti dans les débats sur l’anthroposophie et la biodynamie.
  • Il estime que M. Steiner n’est pas « présenté correctement », déplorant que son parcours et ses diplômes ne soient pas indiqués. Le CDJM rappelle que le sujet de l’interview n’est pas un portrait de M. Steiner, et que ces informations sur sa formation ne sont pas indispensables à la compréhension du propos de M. Perra.
  • Le requérant considère que le journaliste « ne renseigne pas les études scientifiques concernant la sécurité́ des médicaments utilisés en médecine anthroposophique » et d’autres avis positifs sur la médecine anthroposophique après que M. Perra a affirmé que « la médecine anthroposophique, qui repose sur des principes qui mettent en danger la vie des patients ». Le CDJM remarque que l’interview ne porte pas sur la médecine anthroposophique, mais sur une dénonciation de « l’efficacité de [sa] communication ». Il rappelle qu’il ne lui revient pas de trancher entre la thèse de la nocivité des soins anthroposophes et celle de leur efficacité.
  • Il en va de même sur l’opposition entre les propos de M. Perra sur la différence entre, d’une part, bio et écologie et, d’autre part, biodynamie, et l’affirmation du requérant qui écrit que « des biodynamistes et anthroposophes sont à la base du mouvement environnementaliste / écologiste ».

Sur le grief de non-vérification

M. Alexandre Walnier estime également que M. Perra présente de façon erronée « la vision de l’animal par Steiner », la notion de « tripartition sociale » du philosophe et sa traduction concrète dans les fermes appliquant la biodynamie, son approche du syndicalisme ou de l’usage du gui ou du mercure pour traiter le cancer ou la syphilis. Le CDJM note que ce sont là des points de vue de M. Perra, dont le requérant considère qu’ils manquent parfois de nuance, et pas des affirmations du journaliste. Celui-ci ne propose pas une enquête sur la biodynamie et l’anthroposophie exposant plusieurs points de vue, comme le souhaiterait le requérant, mais l’interview du « principal contradicteur de la mouvance » anthroposophique, comme il est précisé d’entrée au lecteur.

Sur le grief absence d’offre de réplique

➔ Le requérant souligne que M. Perra met en cause, dans une de ses réponse, un « viticulteur biodynamiste » qui, dit M. Perra « avait refusé il y a quelques années de traiter ses vignes, même avec un pesticide naturel, contre la maladie de la flavescence dorée, en dépit d’une ordonnance du tribunal » et a « été présenté comme un héros s’opposant au diktat des règles phytosanitaires, alors qu’il mettait en danger l’ensemble du vignoble de par son dogmatisme ». Ce viticulteur est nommément désigné. Le requérant estime que cette identification « pourrait nuire à la réputation du vigneron [car] le lecteur est ainsi amené à penser que M. Giboulot est un “endoctriné” qui obéit à des “dogmes” […] alors que sa décision est bien de nature personnelle ». M. Walnier estime que le journaliste de L’Express aurait dû « permettre à M.Giboulot de se défendre », c’est-à-dire lui faire une offre de réplique.

➔ Le CDJM remarque que l’interprétation que le requérant fait de l’évocation du viticulteur par M. Perra relève de l’hypothèse subjective. Il estime que, si M. Perra ou le journaliste auraient pu préciser que ce viticulteur avait été finalement relaxé en appel, l’évocation brève de cet épisode dans une interview qui porte essentiellement sur la biodynamie, l’anthroposophie et le propos controversé de Mme Vautrin, n’imposait pas de lui faire une offre de réplique.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 30 juillet 2024 en séance plénière estime que les obligations déontologiques d’exactitude, d’impartialité, de vérification, de non-omission d’informations essentielles et d’offre de réplique n’ont pas été enfreintes par L’Express.

La saisine est déclarée non fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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