Avis sur la saisine n° 24-008

Adopté en réunion plénière du 14 mai 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 27 janvier 2024, M. Thomas Dietrich, journaliste, a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 25 janvier 2024 par Jeune Afrique et titré « En Guinée, l’autre Doumbouya et l’affaire de la villa américaine à un million de dollars ».

Il reproche à Jeune Afrique d’avoir repris une information exclusive qu’il a publiée le 14 janvier 2024 dans une vidéo diffusée sur le réseau social X (ex-Twitter) sans mention du journaliste à l’origine de cette information. Il affirme que « tous les éléments publiés » par Jeune Afrique « sur les mécanismes de corruption entre une société pétrolière et les autorités guinéennes dans cet article avaient déjà été publiés par [ses] soins ». M. Dietrich affirme enfin que « Jeune Afrique a déjà eu recours à cette pratique scandaleuse » et cite un autre article, daté du 17 janvier 2024.

Recevabilité

M. Thomas Dietrich, s’il saisit précisément le CDJM pour l’article publié par Jeune Afrique le 25 janvier 2024, argumente sa saisine en citant aussi celui publié le 17 janvier. Le magazine a répondu au CDJM en citant les deux articles (lire plus bas). Même s’il s’agit de deux actes journalistiques distincts, le CDJM a considéré devoir retenir les deux articles dans l’analyse du grief formulé.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « cite les confrères dont il utilise le travail, ne commet aucun plagiat », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 8).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il « fera preuve de confraternité et de solidarité à l’égard de ses consœurs et de ses confrères, sans renoncer pour la cause à sa liberté d’investigation, d’information, de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 12).

Réponse du média mis en cause

Le 2 février 2024, le CDJM a adressé à M. François Soudan, directeur de la rédaction de Jeune Afrique, avec copie à Mme Anne Kappès-Grangé, rédactrice en chef, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 16 février 2024, Mme Fatoumata Diallo, journaliste à Jeune Afrique, a répondu au CDJM. Elle explique que « les deux articles mentionnés par M. Dietrich […] étaient programmés chez nous avant même que Thomas Dietrich ne soit arrêté à Conakry et ne fasse circuler sa vidéo du 14 janvier ». Elle affirme que le fait qu’il « ait sorti ces informations peu avant nous est un concours de circonstances et cela n’a pas eu d’impact sur notre calendrier de programmation ».

Analyse du CDJM

➔ Le 14 janvier 2024, le requérant, M. Thomas Dietrich, journaliste indépendant spécialiste de l’Afrique qui enquêtait depuis plusieurs jours à Conakry sur une affaire de corruption dans le milieu pétrolier, est arrêté et expulsé de Guinée. Ce même 14 janvier est publiée sur le compte X de M. Facely Konaté, journaliste guinéen qui est membre du conseil d’administration de Reporters sans frontières, une vidéo titrée « Scandale de corruption à la pompe » dans laquelle M. Dietrich fait le récit de son enquête.

Sur la base d’« un rapport assassin de l’Inspection générale des finances guinéennes, qu’[il a] consulté », il affirme que la marge accordée au trader chargé d’acheter des produits pétroliers pour le compte de la Sonap, la Société nationale des pétroles, est passé de 53 à 115 dollars « en quelques semaines », et que la taxe sur le carburant à la pompe, « cette marge Sonap comment on l’appelle, a été relevée de 20 francs guinéens à 150 francs, soit une augmentation de 750 % ». Il affirme également que le directeur général de la Sonap, un an après son entrée en fonction, a acheté une propriété aux États-Unis « pour la modique somme de 1 380 000 dollars ». On le voit à deux reprises dans cette vidéo tenter en vain d’obtenir un entretien avec les sociétés ou les personnes qu’il met en cause.

Le 17 janvier 2024, Jeune Afrique publie sous la mention « confidentiel » un article non signé et titré « Dans l’ombre de Doumbouya [le président guinéen, ndlr], le deal pétrolier avec Sahara Group [la société du trader, ndlr] au cœur d’une lutte des clans ». Cet article évoque « la fuite d’un rapport d’audit sur la structure des prix des produits pétrolier […] conduit par l’inspecteur général des finances […], que Jeune Afrique a pu consulter ». L’article cite également la hausse de « la marge Sonap » et s’intéresse au « jeune DG de la Sonap, Amadou Doumbouya, qui fait la une des médias guinéens depuis la révélation qui lui attribue l’achat d’une luxueuse villa à un million de dollars au Texas ».

Le 25 janvier 2024, Jeune Afrique publie, toujours sous la mention « confidentiel », un deuxième article titré « En Guinée, l’autre Doumbouya [soit le directeur de la Sonap, qui porte le même patronyme que le président guinéen, ndlr] et l’affaire de la villa américaine à un million de dollars ». L’article affirme dès son chapô (texte introductif) que « JA lève le voile sur cette transaction » puis évoque « les récentes révélations qui ont mis en lumière la supposée mauvaise gestion de la Société nationale des pétroles (Sonap) et défraient la chronique à Conakry » et l’accusation portée contre son dirigeant « de s’être offert un luxueux bien aux États-Unis ». Il est centré sur cet l’achat d’« une villa à plus d’un million de dollars ».

➔ M. Dietrich écrit dans sa saisine du CDJM qu’il a « révélé dans une vidéo du 14 janvier des mécanismes de corruption entre une société pétrolière et les autorités guinéennes ». Il reproche à Jeune Afrique de ne pas l’avoir « cité comme à l’origine des révélations ». Il se dit également « surpris par l’absence totale de déontologie de Jeune Afrique, qui a publié un article sur la villa au Texas d’Amadou Doumbouya, n’apportant aucune information nouvelle mais feignant d’être à l’origine de la révélation ». Il est pour lui « tout à fait impossible que Jeune Afrique soit passé à côté de mon travail, puisque celui-ci a été repris dans de nombreux médias et a secoué la Guinée pendant plusieurs jours, à tel point que l’affaire sera surnommée le “Sonapgate” ».

Mme Fatoumata Diallo, au nom de Jeune Afrique, affirme que « les deux articles mentionnés par Mr Dietrich […] étaient programmés chez nous avant même que Thomas Dietrich ne soit arrêté à Conakry et ne fasse circuler sa vidéo du 14 janvier ». Elle explique au CDJM que Jeune Afrique a « été informé que le deal pétrolier noué entre le trader nigérian Sahara Group et la Société nationale des pétroles (Sonap), divisait au plus haut sommet de l’État guinéen et que certains proches du président de la transition en Guinée, le général Mamadi Doumbouya, voulaient mettre fin au contrat d’Amadou Doumbouya, le patron de la Sonap. Par la même occasion, mention [nous] avait été faite de la villa que ce dernier s’est offerte en décembre 2022 dans le Texas ». Elle joint à sa réponse des saisies d’écran d’échanges sur la messagerie instantanée WhatsApp qui indiquent, selon elle, que Jeune Afrique a été « informé de cette affaire dès mai 2023 ».

➔ Le CDJM rappelle qu’il arrive que plusieurs médias travaillent sur le même sujet et que certains attendent des vérifications (ou une opportunité ?) pour publier. Si l’un « sort » le dossier avant, les bonnes pratiques veulent que les autres indiquent ensuite que le sujet auquel ils apportent leur pierre a été au préalable révélé par un autre.

Les informations sur l’audit et sur la villa ont d’abord été portées à la connaissance du public par la vidéo publiée par M. Dietrich. Jeune Afrique parle de « révélations », de « fuites », de faits « qui défraient la chronique », comme s’ils n’avaient pas d’origine connue. Dans l’article du 25 janvier 2024, le journal affirme « lever le voile » sur l’achat d’une villa, ce qui est impropre : « lever le voile » signifie révéler une chose jusqu’alors inconnue. À aucun moment il n’est indiqué que ces faits ont été d’abord rendus publics par M. Dietrich.

Les saisies d’écran communiquées au CDJM par Jeune Afrique, qui sont totalement anonymisées, indiquent, au mieux, qu’en mai 2023 un.e journaliste du journal échangeait avec un tiers à propos de la Sonap, du trader Sahara Group et d’Amadou Doumbaya, le directeur général de la Sonap. Elles ne contiennent aucun élément aussi précis que ceux qui figurent dans la vidéo de M. Dietrich, puis dans les articles de Jeune Afrique.

Le CDJM considère ​​que le fait que Jeune Afrique aurait travaillé sur le même dossier ne l’exonérait donc pas de l’obligation déontologique d’indiquer que la révélation publique du dossier était le fait d’un autre support, d’autant que le travail de M. Dietrich a conduit à son arrestation puis à son expulsion, et à des réactions publiques en France et à l’étranger dénonçant une entrave à la liberté de la presse.

➔ Le CDJM souligne cependant que Jeune Afrique ne s’est pas contenté de reprendre ces révélations, mais apporte des compléments et des éclairages qui ne figurent pas dans la vidéo de M. Dietrich. Ainsi, l’article du 17 janvier 2024 donne des précisions sur les profils des acteurs du marché des produits pétroliers, sur les liens de certains avec le président guinéen et sur les « rivalités à huis clos » que ce dossier suscite. Celui du 25 janvier 2024 consacré à la villa achetée aux Etats-Unis se réfère à « des documents disponibles sur le site administratif du comté de Fort Bend (Texas) » et à « une copie de l’acte notarié consulté par JA », souligne les zones d’ombre sur « les modalités de cette transaction » et indique plusieurs éléments du parcours de l’acheteur et de son entourage.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 15 mai 2024, en séance plénière estime que l’obligation déontologique de citer les confrères dont on reprend le travail n’a pas été respectée par Jeune Afrique.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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