Avis sur la saisine n° 23-068

Adopté en réunion plénière du 14 novembre 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 19 juin 2023, M. Nicolas Tavernier, agissant au nom de l’Association nationale pour la promotion et l’avenir de la pédagogie Steiner-Waldorf (ANPAPS) en qualité de président, a saisi le CDJM à propos de l’émission « Sens public » diffusée sur Public Sénat le 23 mars 2023 et intitulée « Dérives sectaires : comment lutter contre les nouveaux gourous ? ».

M. Tavernier déplore que « le principe du contradictoire journalistique [ait] été le grand absent » de cette émission. Selon lui, l’équipe de « Sens public » a diffusé un reportage et animé un début d’émission mettant en cause la pédagogie Steiner-Waldorf sans qu’aucun contradicteur n’ait été invité à s’exprimer lors du déroulé du reportage ou sur le plateau de l’émission.

Pour l’ANPAPS, le reportage qui sert d’introduction à l’émission n’apporte pas d’élément de preuve à l’appui des accusations portées par M. Grégoire Perra, ancien élève et ancien professeur dans les écoles Steiner-Waldorf. L’organisation estime que les auteurs du reportage auraient dû effectuer un travail d’enquête pour vérifier les dires de M. Perra, ou recueillir des témoignages contradictoires dont elle dit disposer. L’évocation des conditions de la démission de M. Perra de l’école Steiner-Waldorf de Chatou est incomplète et erronée selon l’association, qui met en cause la personnalité et les comportements de M. Perra.

L’ANPAPS reproche également à la journaliste auteure de ce reportage d’avoir refusé d’interroger des responsables d’une école Steiner-Waldorf devant laquelle elle tournait des images.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent » et « ne supprimera pas les informations essentielles et n’altérera pas les textes et les documents », selon la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause » selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

Réponse du média mis en cause

Le 31 juillet 2023, le CDJM a adressé à M. Albert Ripamonti, directeur de l’information et des rédactions de Public Sénat, avec copies à M. Thomas Hugues, journaliste, présentateur de l’émission « Sens public », ainsi qu’à Mme Samia Dechir et M. Adrien Pain, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 11 septembre 2023, M. Christopher Baldelli, président-directeur général de Public Sénat, a répondu au CDJM. Il récuse l’idée que « les journalistes qui ont interviewé M. Grégoire Perra [n’aient] pas mené de “travail d’enquête pour vérifier ses dires” » et que ​​le contradictoire ait été « le grand absent » de cette émission.

M. Baldelli indique également au CDJM que « les journalistes ont interrogé le CIPDR (Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalité) sur les signalements relatifs aux écoles Steiner-Waldorf reçus par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance de lutte contre les dérives sectaires ». Il adresse au CDJM copie de la réponse du CIPDR reçue par Public Sénat, qui précise que « la Miviludes ne dispose pas d’éléments permettant de caractériser une dérive sectaire avérée au sein des écoles Steiner-Waldorf. En revanche, des témoignages précis pointent des risques que la Miviludes analyse et qui donnent lieu au besoin à une transmission aux services compétents pour contrôle ».

Enfin, M. Baldelli qualifie d’« inexacte » la version de l’échange de la journaliste de Public Sénat avec des personnels d’une école Steiner-Waldorf et affirme que la journaliste a été filmée de l’intérieur de l’école sans son accord.

Analyse du CDJM

➔ Cette saisine porte sur une émission de près de 43 min 17 s comprenant à la fois un reportage d’environ 3 min 45 s et un débat au cours duquel il n’est question des écoles Steiner-Waldorf qu’un court moment. L’ensemble, du fait de ses conséquences pour les enfants comme – plus tard – pour les adultes, traite d’un sujet dont l’intérêt public est difficilement contestable.

Dans une brève introduction, le présentateur M. Thomas Hugues annonce « un débat de société consacré aux nouvelles dérives sectaires » avant d’ajouter : « Mais d’abord, je vous propose un reportage, le témoignage de Grégoire Perra : il dénonce les établissements Steiner-Waldorf où il a été scolarisé pendant dix ans. La Miviludes appelle à la vigilance sur ces écoles, mais elles ont toujours pignon sur rue. »

Suit un reportage de Mme Sonia Dechir et M. Adrien Pain, d’une durée de 3 min 45 s et construit autour du témoignage de M. Grégoire Perra, présenté à l’écran comme « ancien élève d’une école Steiner-Waldorf ». On le voit marchant dans un bois « où avaient lieu les cours de sport des écoles Steiner », dit-il, ajoutant que « tout autour de ce lieu, il y avait des exactions des élèves sur les autres ». Il décrit ces dernières alors que le commentaire off évoque « des actes qui se seraient déroulés sous le regard des professeurs ». Suivent quelques plans de l’école Steiner située à Verrières-le-Buisson (Essonne), toute proche et où M. Perra a fait sa scolarité. Devant le bâtiment, il explique qu’« enseigner, ce n’est pas transmettre les croyances délirantes de l’anthroposophie ».

Le commentaire off présente ensuite brièvement l’anthroposophie, dont les « adeptes croient en l’existence d’un monde invisible régi par des forces cosmiques ». Le reportage montre alors M. Perra feuilletant ses anciens cahiers d’écolier et exposant une théorie, qu’il présente comme celles des anthroposophes, sur l’origine « de la division des sexes » due au Soleil et à la Lune. Il affirme que ces contenus relevant de « l’endoctrinement » sont dissimulés aux familles et aux pouvoirs publics. La dernière partie du reportage explique que M. Perra, devenu professeur, a finalement « tout remis en question » et est devenu, dit le commentaire, « le premier Français à dénoncer publiquement les dérives sectaires de l’anthroposophie et des écoles Steiner, un engagement qu’il va payer très cher » en subissant un harcèlement et des menaces de mort. Le commentaire ajoute qu’« attaqué six fois pour diffamation, il a gagné tous ses procès contre les représentants de l’anthroposophie ». La conclusion du reportage indique que « depuis 2018, le gouvernement a reçu plus de cinquante signalements portant sur des risques de dérives sectaires dans les écoles Steiner ».

M. Hugues reprend la parole et présente les invités du débat « autour de ces dérives sectaires » : Mme Sonia Backès, alors secrétaire d’État à la Citoyenneté, qui a « organisé les premières assises nationales de lutte contre les dérives sectaires », Mme Élisabeth Feytit, documentariste, M. Jean-Loup Adénor, auteur du livre Le Nouveau Péril sectaire, M. Thomas Huchon, auteur de Anti fake-news. M. Hugues lance le débat sur la difficulté « de définir ce qu’est une secte ».

➔ Concernant le témoignage au cœur du reportage d’introduction, l’ANPAPS estime que « la journaliste, par deux fois [sur les exactions commises entre enfants, sur le harcèlement et les menaces, ndlr] n’apporte pas la preuve des dires de M. Perra ». L’association récuse également la version de M. Perra de son départ des écoles Steiner (« il fait aussi des études de philosophie qui vont l’amener à tout remettre en question », selon le reportage). Elle considère que l’équipe de Public Sénat « factualise la version de M. Perra sans aucun contradictoire », alors que « la véritable raison de son départ a trait à une série de comportements problématiques de sa part ».

M. Baldelli indique que les journalistes de Public Sénat « ont mené des investigations pour s’assurer de la fiabilité de son témoignage » et souligne « qu’ils [ne l’ont] nullement repris à leur compte, se contentant de le livrer au public ». M. Baldelli indique également que les journalistes « ont pris connaissance de plusieurs décisions de justice, rendues à la suite de poursuites engagées à l’encontre de M. Perra par des organisations relevant du mouvement anthroposophique, qui ont, à chaque fois, été déboutées de leurs demandes ». Public Sénat cite notamment les conclusions du tribunal judiciaire de Strasbourg du 7 octobre 2021, qui déboute « le Conseil national professionnel des médecins à expertise particulière section anthroposophique, […] association intimement liée aux écoles Steiner-Waldorf, au motif que les propos poursuivis tenus par Grégoire Perra n’étaient nullement injurieux ou diffamatoires ».

Le CDJM considère qu’il y a bien eu un travail préalable de vérification de l’identité, du parcours et de la véracité des propos de M. Perra. Il a en particulier porté sur le harcèlement judiciaire dont il a fait l’objet de la part de la mouvance anthroposophique, évoqué dans le reportage lorsque la journaliste évoque six procédures, toutes gagnées par le témoin. Dans le témoignage lui-même, le CDJM relève qu’il est question de faits et de lieux précis. Il note que Mme Dechir, lorsqu’elle cite les accusations de M. Perra, ne les reprend pas à son compte, en prenant le soin d’utiliser le conditionnel. La présentation du cahier d’écolier l’accrédite, en montrant que l’on apprend aux enfants que la division des sexes est liée à une théorie sur le Soleil, la Lune et la Terre. Elle peut être considérée comme un élément de preuve pour un journaliste qui recueille de tels propos et les évoque avec mesure dans le reportage.

Ces éléments accréditent le sérieux et le travail de vérification des sources effectué par les journalistes de Public Sénat. En ne condamnant pas Grégoire Perra pour diffamation, les décisions de justice citées – rendues de manière contradictoire – confortent le crédit qui peut être accordé à ce témoignage.

➔ M. Tavernier, pour l’ANPAPS, déplore que Public Sénat propose « un reportage et un début d’émission qui implique la pédagogie Steiner-Waldorf sans aucun contradicteur tant lors du déroulé du reportage que sur le plateau de télévision ».

Le président de Public Sénat répond qu’« aucun des invités sur le plateau de l’émission ne milite contre les écoles Steiner-Waldorf ou ne combat la pédagogie anthroposophique, de sorte qu’il n’y avait pas lieu d’inviter des membres des organisations promouvant cette pédagogie » et que « le sujet des écoles Steiner-Waldorf n’a été que brièvement abordé lors de ce débat consacré généralement à la lutte contre les dérives sectaires et ayant donné lieu à échanges sur d’autres organisations objets de signalements à la Miviludes ».

Le CDJM constate qu’après la diffusion du témoignage de M. Perra, M. Hugues précise, à 5 min 10 s : « La Miviludes, la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, contactée dans le cadre de ce reportage, affirme ne pas disposer d’éléments permettant de caractériser une dérive sectaire au sein de ces écoles Steiner. » Ce contrepoint apporté par le présentateur peut être considéré comme un élément à décharge.

Concernant le débat qui suit le témoignage de M. Perra sur les écoles Steiner, le CDJM note que son thème dépassait largement le cas de ce reportage, ce qui justifiait d’autant moins la présence en plateau d’un représentant de la mouvance anthroposophique.

➔ L’ANPAPS revient dans sa saisine sur un incident qui se serait produit devant l’école Steiner de Verrières-le-Buisson durant le tournage avec M. Perra. Elle affirme que « la journaliste a été invitée à poser ses questions à l’école par une enseignante qui arrivait sur son lieu de travail. Mme Dechir n’a pas même accepté cette proposition, qui, pourtant, correspondait à la recherche élémentaire du débat contradictoire que la journaliste n’a pas honoré sur le terrain lui-même ».

Public Sénat explique au CDJM que « notre journaliste Samia Dechir a constaté, alors qu’elle se trouvait devant le grillage d’entrée de l’école Steiner-Waldorf de Verrière-les-Buissons, qu’elle était filmée, sans avoir donné son autorisation, par une personne qui se trouvait dans l’enceinte de l’école et qui ne s’était pas présentée à elle » et que « dans ces conditions, Mme Dechir a légitimement refusé d’échanger avec cette personne qui avait agi en violation manifeste de son droit à l’image ».

Le CDJM n’est pas en mesure de déterminer ce qui s’est passé exactement devant cette école. Il estime que dans le déroulé des faits rapportés par Public Sénat, le refus de la journaliste d’échanger avec une personne qui la filmait sans s’être présentée à elle, ce qui peut être vécu comme une attitude intimidante voire menaçante, peut se comprendre, et que dans ce contexte l’absence d’offre de réplique au personnel de cette école peut s’entendre.

➔ M. Tavernier indique enfin dans la saisine que l’ANPAPS a adressé une demande de droit de réponse à Public Sénat, qui lui a été refusée. M. Baldelli justifie ce refus en indiquant que « la demande ne remplissait aucune des conditions de forme et de fond du droit de réponse audiovisuel ». Le CDJM rappelle que seul le juge est seul compétent pour se prononcer sur un refus d’insertion, et peut le cas échéant ordonner une insertion forcée du droit de réponse.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 14 novembre 2023 en séance plénière, estime que Public Sénat n’a enfreint aucune règle déontologique.

La saisine est déclarée non fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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