Avis sur la saisine n° 23-024

Adopté en réunions plénières des 13 juin et 11 juillet 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 20 mars 2023, M. Hervé Arduin a saisi le CDJM à propos du contenu de deux épisodes de la série documentaire “L’Affaire d’Outreau”, diffusée par France 2 les 17 janvier 2023 (pour l’épisode 2) et 24 janvier (pour l’épisode 3). M. Arduin, qui était journaliste missionné sur l’affaire d’Outreau par France 3 à l’époque des faits et qui est interrogé dans ces deux épisodes, formule trois griefs : inexactitude, altération de document et conflit d’intérêts. Par une argumentation détaillée, il livre au CDJM des éléments de contexte et de chronologie à l’appui de sa saisine.

S’agissant du grief d’inexactitude, M. Hervé Arduin, estime que ses propos « ont été partiellement reportés dans un premier passage » (dans l’épisode 2). Il fait état de « reprises partielles et donc partiales » pour le « faire entrer dans la case que [les réalisateurs lui] avaient attribuée dans leur synopsis ». Il considère que ses dires ont été « détournés pour permettre aux réalisateurs d’illustrer, avec [son] témoignage, les dérives du traitement journalistique » de l’affaire d’Outreau. Pour nourrir le grief d’altération de document, M. Arduin rapporte que ses propos ont été « détournés pour servir une ligne éditoriale qui ne respecte pas la vérité des faits [le] concernant » (dans l’épisode 3). « L’interview que j’ai accordée, écrit-il, a été exploitée en altérant ma parole. Le montage m’a fait dire le contraire de ce que j’ai effectivement déclaré. » Il dénonce un « procédé de montage honteux » qui, selon lui, a « trahi la réalité de son récit ».

Enfin, M. Arduin considère que son confrère belge de la Radio Télévision belge de la Communauté française (RTBF) Georges Huercano-Hidalgo, qu’il présente comme « conseiller technique des réalisateurs du documentaire » et qui a procédé à une partie de son interview, est pris dans un conflit d’intérêts dans la mesure où, dans le documentaire, ce dernier « enquête à charge pour dénoncer le travail de ses confrères », donc le sien, « tout en étant valorisé en tant que témoin sur sa propre enquête ». M. Huercano-Hidalgo se serait ainsi retrouvé, selon le requérant, « juge et partie ».

Recevabilité

La série, diffusée par France 2 les 17 et 24 janvier 2023, est un documentaire en quatre films retraçant l’affaire judiciaire d’Outreau, qui fut extrêmement médiatisée dans les années 2000. Hormis dans son procédé de narration recourant à des acteurs pour donner un visage aux différents protagonistes, l’ensemble ne relève ni d’une fiction, ni d’un docu-fiction. Aucun carton n’apparaît lors du générique pour signaler que les faits et/ou les personnages ont été modifiés. Au contraire, le générique en présente un qui attribue « Enquête et interviews » à Mme Agnès Pizzini, co-autrice du documentaire, signalant par là même le caractère informatif du travail produit. Dans le dossier de presse de la série, le réalisateur Olivier Ayache-Vidal déclare par ailleurs : « Nous avions l’objectif de lever toutes les ambiguïtés et d’être fidèles à la vérité judiciaire. » Il revendique « bien sûr un documentaire avec la précision de l’enquête journalistique, la force des interviews, la véracité des faits et des dialogues issus de procès-verbaux du dossier d’instruction, indispensables à un travail sérieux ». Le CDJM en tire la conclusion que cette œuvre relève bien d’un « acte journalistique » dont il peut se saisir.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes du Syndicat national des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n°1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il « n’use pas de la liberté de la presse dans une intention intéressée », et « exerce la plus grande vigilance avant de diffuser des informations d’où qu’elles viennent », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « n’usera pas de la liberté de la presse dans une intention intéressée, et s’interdira de recevoir un quelconque avantage en raison de la diffusion ou de la non-diffusion d’une information »,  et doit « éviter — ou mettre fin à — toute situation pouvant le conduire à un conflit d’intérêts dans l’exercice de son métier », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 13).

Réponse du média mis en cause

Le 22 mars 2023, le CDJM a envoyé un courrier à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copies à M. Luc Martin-Gousset, producteur, président de la société de production Point du jour, à Mme Agnès Pizzini, journaliste, M. Georges Huercano-Hidalgo, journaliste, et à M. Joseph Rouschop, producteur, les informant de cette saisine et exposant les griefs du requérant.

Dans une lettre détaillée en date du 11 avril 2023, le producteur de la série, M. Luc Martin-Gousset, a répondu point par point à la saisine en s’interrogeant préalablement sur « la pertinence de l’intervention du CDJM », les auteurs, qui ne sont pas journalistes, ne relevant pas de la compétence de ce dernier, selon lui (cf. plus haut la réponse du CDJM sur la recevabilité de la saisine).

Concernant « la reprise partielle et donc partiale [des] propos [de M. Hervé Arduin] pour [le] faire entrer dans la case qu’ils [lui] avaient attribuée dans leur synopsis », M. Martin-Gousset estime, après une longue analyse, que « le montage montre comment l’arrestation des “notables”, qualifiés comme tels par les médias de l’époque, déclenche leur intérêt et montre un journaliste, en l’occurrence M. Arduin, qui faisait partie de ces médias et qui a utilisé ce terme, nous expliquant pourquoi cet emploi était mal approprié ». « Qu’y a t-il de partial (faisons grâce du partiel) dans ce compte-rendu qui relèverait d’un problème d’éthique professionnelle de la part des auteurs ?  », demande-t-il. 

Concernant « l’utilisation de procédés de montage honteux pour trahir la réalité [du] récit [de M. Hervé Arduin] » et « ce qui est retenu à l’arrivée [lui faisant] dire le contraire de ce [qu’il a] déclaré », M. Martin-Gousset considère « que [ces] accusations graves (…) ne sont pas étayées par les éléments [que le requérant] avance ». « [M. Arduin], écrit-il, est un trop grand professionnel (il est rédacteur en chef de « Faut pas rêver » depuis de nombreuses années) pour mettre en doute la nécessité de points de montage, plan large plan serré, (il aurait pu ajouter “ in ” et “ off ”) dans toute interview d’une personne pour rétablir la continuité et le rythme des idées qui peuvent se perdre “in” en hésitation, digression, confusion … De plus les ITV étant filmées à deux caméras, il n’y a aucune ambiguïté pour celui qui est interviewé à comprendre cela ». Le producteur de la série observe que M. Arduin, dans le documentaire, « alterne indifféremment le “on” et le “je” pour parler de son travail en même temps que du travail de ses confrères, sans que cela ne semble lui poser problème durant l’interview ».

Enfin, au sujet du conflit d’intérêt qui concernerait M. Huercano-Hidalgo, M. Martin-Gousset indique : « Si nous avons pu faire cette nouvelle série, c’est que Georges [Huercano-Hidalgo] a gardé avec tous les accusés innocentés de cette affaire des liens fondés sur le fait qu’il a été le premier à rencontrer leur famille quand ils étaient en prison et à montrer les invraisemblances de l’instruction du juge [Fabrice] Burgaud. Le reportage diffusé à l’époque par la RTBF avait fait l’objet d’une retranscription de la part de plusieurs familles qui l’avaient envoyée au juge Burgaud (…). Au-delà du fait d’avoir fait se rencontrer les « accusés innocents » avec Agnès Pizzini (…), [Georges Huercano-Hidalgo] n’a pas participé aux interviews du film. Sa participation au montage du film s’est réduite à celle de diffuseur de ce film sur l’antenne de RTL-TVI. Le conseiller technique sur ce film n’est pas [Georges Huercano-Hidalgo], mais l’avocat Gilles Antonowicz qui a écrit en 2011 le seul livre exhaustif sur cette affaire La faiblesse des hommes (cf. générique et le contrat signé par la production avec Gilles Antonowicz). Bien évidemment, il n’était pas concevable d’avoir [Georges Huercano-Hidalgo] comme conseiller technique. »

Analyse du CDJM

➔ En préambule, le CDJM rappelle que l’affaire judiciaire d’inceste et de pédophilie d’Outreau, extrêmement médiatisée au plan national et international, tant lors de l’instruction au début des années 2000 qu’au moment des procès à Saint-Omer, en 2003, puis en appel à Paris, en 2005, a finalement conduit à l’acquittement de 12 des 17 personnes qui étaient accusées de faits d’agression sexuelle sur mineurs, voire de viols avec acte de barbarie, sur une vingtaine d’enfants âgés de 3 à 12 ans (une dix-huitième personne poursuivie est décédée, avant ces procès, en détention provisoire).

Cette affaire a suscité une forte émotion dans l’opinion publique et mis en évidence de sérieux dysfonctionnements de l’institution judiciaire, des experts, mais aussi des médias – tous ces dérèglements ayant été analysés, par la suite, par une commission d’enquête parlementaire. Le CDJM a donc conscience que sa charge émotionnelle peut en faire une affaire toujours sensible, notamment chez celles et ceux qui eurent à informer le public en suivant quotidiennement les méandres de son parcours judiciaire hors normes.

S’agissant du grief d’inexactitude

➔ Dans l’épisode 2 de la série visée par la saisine, alors que le documentaire se concentre sur les débuts de l’emballement médiatique, M. Arduin est interviewé et livre ainsi son témoignage : « J’emploie très vite dans les sujets ce qui apparaît dans le titre de La Voix du Nord, à savoir “les notables”. C’est regrettable, en fait, et je l’ai regretté longtemps parce que, finalement, j’ai cédé à la facilité sur ce coup-là. J’induis quelque chose de suspect en les appelant les notables, en fait. Et ça c’est vraiment terrible. Parce que notables, ça fait très réseau. Ça accrédite la thèse du réseau. Donc, réseau, notables, ça veut dire qu’il y a des gens qui viennent de partout. On leur propose, entre guillemets, “des choses à faire”. Ils viennent. »

➔ Le requérant estime que la reprise de ses propos a été « partielle et donc partiale ». Il considère que ses dires ont été « détournés pour permettre aux réalisateurs d’illustrer, avec [son] témoignage, les dérives du traitement journalistique » de l’affaire d’Outreau. Plus précisément, lorsqu’il est interrogé sur la reprise du terme  « notables » utilisé à l’époque par ses confrères de La Voix du Nord, M. Arduin considère que ses propos ont été « partiellement reproduits », privant ainsi le téléspectateur de ses réflexions, à l’époque, sur ce terme même de « notables » : « D’entrée de jeu, explique-t-il, je suis exploité comme celui qui s’est trompé, suiviste, qui ne réfléchit pas » – ce dont M. Arduin dit pourtant s’être défendu lors de l’enregistrement de l’interview.

➔ Après visionnage de ce passage, le CDJM constate que M. Arduin, d’une part, exprime clairement regretter l’emploi qu’il a fait du terme « notables », et que, d’autre part, il reconnaît « finalement, [avoir] cédé à la facilité sur ce coup-là » et « induit quelque chose de suspect en les appelant les notables en fait », de sorte qu’il en tire de son propre chef cette conclusion : « Ça c’est vraiment terrible parce que notables, ça fait très réseau. Enfin ça accrédite la thèse du réseau ».

Le CDJM estime donc que, si les propos du requérant n’ont pas tous été repris au montage en vertu de la liberté éditoriale des auteurs du documentaire, ceux qui ont été repris et diffusés expriment clairement son état d’esprit, notamment ses regrets quant à l’utilisation du terme « notables » et ses réflexions sur l’emploi de ce mot. Par ailleurs, si le requérant peut effectivement apparaître suiviste – comme il dit se sentir stigmatisé au visionnage du documentaire – par la reprise qu’il fait du terme « notables » utilisé par La Voix du Nord, la suite du documentaire, notamment l’épisode 3 de la série, montre bien que M. Arduin savait aussi faire preuve de réflexion et de prudence dans l’exercice de son métier d’informer. On l’entend ainsi, par exemple, rapporter à l’antenne, à l’époque des faits : « Des vérifications sont en cours et s’il faut rester extrêmement prudent ce soir, ici, on admet que depuis le début toute cette affaire a progressé à partir de déclarations a priori invraisemblables ».

Le CDJM considère que le grief d’inexactitude n’est pas fondé sur ce point.

S’agissant du grief d’altération de document

➔ Le requérant dénonce, dans cet épisode 3 de la série, « l’utilisation de procédé de montage honteux pour trahir la réalité [de son] récit » et le fait que ce qui « est retenu à l’arrivée [lui] fait dire le contraire de ce [qu’il a] déclaré », ce qui est, toujours selon lui, « contraire aussi à ce qui s’est passé dans la réalité de [son] travail au moment des faits ». « On a voulu me faire porter la responsabilité d’un journaliste avide de scoops que je ne suis et n’ai jamais été dans le traitement de cette affaire », estime-t-il, ajoutant : « Bien au contraire ! »

Pour étayer son grief, M. Arduin explique qu’il a été interviewé le 9 décembre 2021 dans les locaux de la société de production Point du Jour sur plusieurs thématiques (contexte socio-économique des lieux, découverte de l’affaire, « premiers réflexes avant traitement », manière dont il a vécu « l’ébullition médiatique » qui a suivi), puis, plus précisément, sur la révélation de la lettre qui dénonçait le meurtre d’une petite fille amenée à Outreau chez les époux Delay par un « Monsieur » belge – une lettre de M. Daniel Legrand fils adressée au juge Burgaud et à la rédaction de France 3 qui constitua un basculement dans cette affaire, tant médiatique que judiciaire. Le requérant explique ainsi au CDJM avoir détaillé aux auteurs du documentaire la chronologie suivante :

  • Lundi 7 janvier 2002

Je découvre cette lettre en arrivant le matin. Mon premier souci est de vérifier que Daniel Legrand est bien le signataire de cette lettre. J’ai un PV d’audition signé par lui. Facilement vérifié. J’appelle le juge d’instruction pour voir s’il a reçu la même lettre. Réponse par la négative. J’appelle l’avocat de Daniel Legrand fils pour voir s’il a reçu la même lettre. Réponse par la négative. J’appelle François Xavier Masson, commissaire SRPJ de Lille en charge de l’enquête pour voir s’il a reçu la même lettre. Réponse par la négative. Je prends la route de Boulogne-sur-Mer pour me poser là-bas. Je suis seul, sans cameraman. Je ne suis pas bi-qualifié ni monteur. A l’époque, la pratique n’était pas aussi généralisée. Je ne suis donc pas dans la capacité de produire quoi que ce soit.

  • Mardi 8 janvier 2002
  • Mercredi 9 janvier 2002

Je rencontre le juge d’instruction brièvement. Je le croise alors qu’il sort de son bureau. Il refuse de me parler mais me dit juste qu’il a reçu la lettre. (…) Je rencontre l’avocat de Daniel Legrand fils qui me confirme lui aussi avoir reçu une lettre. Lui non plus ne veut pas s’exprimer publiquement. Il m’apprend juste que son client comparaît le lendemain lors d’une confrontation avec les principaux accusés dont Myriam Badaoui, [épouse Delay].

Je fais venir un cameraman à Boulogne-sur-Mer car je pressens, sans en être sûr, que l’opportunité d’un sujet se précise. Avec le cameraman, nous tournons les images de l’audition de Daniel Legrand fils depuis la grande salle d’audience, à l’intérieur du palais de justice. A l’issue de cette confrontation :

  • j’obtiens la confirmation par l’avocat de Daniel Legrand fils que lors de la confrontation, la thématique de cette lettre a été abordée lors de la confrontation alors qu’elle ne faisait pas partie de l’ordre du jour.
  • l’avocat de Daniel Legrand fils confirme que Myriam Badaoui a confirmé les propos de Daniel Legrand fils et le scénario détaillé dans la lettre.
  • l’avocate de Myriam Badaoui me confirme la même chose et me dit que sa cliente a même ajouté des éléments recueillis par le juge.
  • même son de cloche chez l’avocate de David Delplanque.

Aucune des avocat.e.s ne souhaite s’exprimer.

Je vais donc voir le rédacteur en chef pour lui dire : « Ça y est, on a une information. Elle est étayée. Qu’est-ce qu’on fait ? ». Et de rajouter dans la foulée : « Cette information, au moins quatre avocat.e.s en disposent ce soir. Elle ne va pas tarder à être sur la place publique. Demain, on n’en sera plus maître. Je propose de poser avec toutes les précautions d’usage ce que l’on sait à partir de la lettre que l’on va travailler au banc-titrage. »

Au 19/20 régional, au national enfin au Soir 3, j’enchaîne les sujets et les directs pour expliquer que cette affaire prend une tournure encore un peu plus sordide.

A l’arrivée (dans le documentaire NDLR), constate M. Arduin, en le déplorant, voilà ce qui est conservé de tout ce descriptif fait pourtant dans la continuité :

Plan général : « Le 7 janvier, je reçois un appel du rédacteur en chef qui me demande de passer le voir. Il me dit voilà on a reçu cette lettre-là. Je la prends en main, une lettre écrite avec une écriture un peu hésitante, avec des fautes de français, je la lis. Elle est signée Daniel Legrand fils ».

Plan serré : « Je me dis et je dis à mon rédacteur en chef : “qu’est-ce qu’on fait ? On a cette info, demain elle peut sortir. Est-ce qu’on la donne dès ce soir ou pas ?” »

Le plan d’après, on découvre une archive de lancement du journal télévisé (JT) de France 3 Nord Pas-de-Calais, puis plusieurs archives de moi en plateau parlant de cette affaire.

➔ Tout d’abord, le CDJM constate que la séquence en question s’inscrit dans le troisième épisode de la série « L’Affaire d’Outreau » intitulé « Le meurtre de la petite fille belge, 2002-2003 », comme précisé dans le carton « Chapitre 3 » apparaissant au début de l’épisode. A 0 mn 24 s, un carton marque un repère chronologique : « 9 janvier 2002, Daniel Legrand, l’un des inculpés [sic], s’apprête à faire de nouvelles révélations ». S’ensuivent :

  • la reconstitution d’un interrogatoire de Daniel Legrand fils mené par le juge Burgaud à cette date au sujet de la lettre qu’il lui a adressée, ainsi qu’à France 3, révélant un prétendu meurtre de petite fille, et des éléments de commentaire actuels de M. Legrand et de son avocat ;
  • la reconstitution, toujours à la même date, de l’interrogatoire de Mme Badaoui, épouse Delay, qui confirme le meurtre, et des éléments de commentaire d’avocats du dossier, de M. Legrand fils et d’un ancien commissaire de police ;
  • la reconstitution, enfin, de l’interrogatoire de M. Thierry Delay, qui affirme que « tout est faux ».

A 6 mn 22 s, débute l’interview de M. Arduin en 2021, qui renvoie alors le spectateur deux jours en arrière, le 7 janvier 2002, pour aborder le traitement médiatique de la lettre de Daniel Legrand fils reçue par France 3 ce jour-là. Le documentaire enchaîne les plans et les propos suivants :

  • M. Arduin, en 2021 :

« Le 7 janvier, je reçois un appel du rédacteur en chef qui me demande de passer le voir. Il me dit : “voilà on a reçu cette lettre-là”. Je la prends en main, une lettre écrite avec une écriture un peu hésitante, avec des fautes de français, je la lis. Elle est signée Daniel Legrand Fils [NDLR: plan large]. Je me dis et je dis à mon rédacteur en chef : “Qu’est-ce qu’on fait ? On a cette info, demain elle peut sortir. Est-ce qu’on la donne dès ce soir ou pas ?” [NDLR: plan serré] »

  • Journal télévisé (JT) de France 3 (« le 12-14 ») (archive 1, non datée) :

« Rebondissement dans l’affaire de pédophilie d’Outreau près de Boulogne-sur-Mer, l’un des prévenus nous a écrit à France 3 Nord-Pas-de-Calais ».

  • Sujet du JT de France 3 relatif à la lettre (archive 2, non datée), entrecoupé d’un plan de M. Legrand dans sa cellule de l’époque reconstituée :

« C’est cet homme d’une vingtaine d’années qui a écrit à la rédaction de France 3. Un courrier qu’il faut prendre avec toutes les précautions. Dans une orthographe déplorable que nous avons intégralement reproduite, Daniel L. reconnaît sa participation aux faits, mais va encore plus loin. Selon lui, fin 99, une petite fille soi-disant belge aurait été violée puis frappée à mort par deux individus. »

  • Plateau du JT de France 3 (12-14) (archive 3, non datée), entrecoupé d’un plan de M. Legrand dans sa cellule de l’époque reconstituée :

« Et puis ce matin, rebondissement, avec cette femme qui confirme ce que dit Daniel L. qui confirme donc cette séance qui aurait mal tourné pour cette petite fille. »

  • M. Daniel Legrand fils, en 2021 :

« Et là j’tombe de haut. J’me dis, j’ai affaire à quelle personne ? J’fais… euh… elle est complètement folle. Elle a confirmé. Elle accuse son mari d’un meurtre qu’a jamais existé ».

  • Enfin, direct de M. Arduin (archive 4, non datée) :

« Des vérifications sont en cours et s’il faut rester extrêmement prudent ce soir, ici, on admet que, depuis le début, toute cette affaire a progressé à partir de déclarations a priori invraisemblables ».

➔ Le CDJM relève que, dans sa réponse à la saisine du requérant, le producteur de la série ne conteste nullement la façon dont M. Arduin rend compte de l’interview qu’il a accordée aux auteurs du documentaire le 9 décembre 2021, ni la chronologie précise que ce dernier rapporte avoir détaillée lors de son interview.

Il observe donc que le montage qui a été adopté pour rendre compte du traitement que M. Arduin a fait de la lettre que France 3 a reçue le 7 janvier 2002 aboutit à une contraction de la temporalité : ce qui s’est passé sur deux jours d’enquête sur le terrain et de vérifications établies par M. Arduin avant la diffusion d’un sujet au journal télévisé le 9 janvier 2002 est résumé en deux plans (un large, un serré) qui lui font tenir un propos continu et cohérent. Mais ce propos, qui semble prononcé dans la continuité, concerne en réalité deux moments bien distincts : la réception de la lettre par France 3 le 7 janvier 2002 et une discussion avec son rédacteur en chef le 9 janvier sur la nécessité ou non de révéler l’existence de cette lettre.

Ainsi, le récit : « Le 7 janvier, je reçois un appel du rédacteur en chef qui me demande de passer le voir. Il me dit voilà on a reçu cette lettre-là. Je la prends en main, une lettre écrite avec une écriture un peu hésitante, avec des fautes de français, je la lis. Elle est signée Daniel Legrand fils [NDLR: plan large]. Je me dis et je dis à mon rédacteur en chef : qu’est-ce qu’on fait ? On a cette info, demain elle peut sortir. Est-ce qu’on la donne dès ce soir ou pas ? [NDLR: plan serré]» signifie, par ce montage, que la volonté de M. Arduin était de diffuser la lettre de M. Daniel Legrand fils le soir même de sa réception par France 3, soit le 7 janvier. Aux yeux du spectateur du documentaire, ce journaliste (et sa rédaction) apparaît alors comme un journaliste peu scrupuleux de vérifier les faits et avide de scoops, ainsi que le requérant s’est senti stigmatisé.

Cette contraction de la chronologie, altérée qui plus est par un enchaînement « cut » d’archives de journaux télévisés non datées, est d’autant plus dommageable pour le requérant qu’il est le seul journaliste français dans le documentaire à témoigner de l’emballement médiatique, souvent décrié, de cette affaire et qu’il finit par symboliser celui-ci, à son corps défendant.

Le CDJM a noté qu’au début de ce troisième épisode, un carton annonce ( à 0 mn 23 s) que « le 9 janvier 2002, Daniel Legrand fils, l’un des mis en examen, s’apprête à faire de nouvelles révélations ». La date de la révélation publique et médiatique de la lettre de M. Legrand fils est bien indiquée par ce carton. Mais la restitution du traitement par France 3 de ces révélations commence à 6 mn 22 s, soit presque six minutes après ce carton. Le téléspectateur n’a plus en tête cette date du 9 janvier 2002 quand débute l’extrait de l’interview de M. Arduin, par les mots « le 7 janvier … ». L’affichage de ce carton six minutes plus tôt ne suffit pas à éviter qu’on puisse comprendre que c’est le 7 janvier que M. Arduin révèle à l’antenne l’existence et le contenu de la lettre de M. Legrand fils.

Enfin, si, dans sa réponse, le producteur du documentaire estime au contraire que « le passage du temps est clairement indiqué dans le montage », le CDJM remarque pour sa part que l’examen précis des archives non datées utilisées par les auteurs du documentaire, et qui sont consignées par l’INA, fait apparaître un montage d’archives non chronologique : l’archive 1 suivant le propos de M. Arduin interrogé en 2021, qui débute par « Rebondissement dans l’affaire… », ne concerne pas un journal télévisé du soir, comme l’écrit le producteur dans sa réponse (et encore moins un JT du soir du 7 janvier comme le laisse croire le montage des propos de M. Arduin dans le documentaire), mais le « 12-14 » (comme on peut le voir à l’image) du 10 janvier. L’archive 2 qui suit « cut » a été diffusée une première fois le soir du 9 janvier. L’archive 3 est celle d’un plateau du « 12-14 » du 10 janvier et l’archive 4 celle d’un direct effectué par M. Arduin le 9 janvier au soir. Le CDJM regrette que des incrustations datant précisément ces archives n’aient pas été insérées dans chacune d’entre elles.

Le CDJM considère donc que le documentaire de France 2 altère la chronologie relative à la réception par France 3 de la lettre de Daniel Legrand fils et au traitement fait par M. Arduin de cette lettre avant sa révélation à l’antenne, une fois effectué les vérifications qui s’imposaient. Le montage d’une interview procédant d’un acte éditorial consubstantiel de l’écriture journalistique audiovisuelle, le CDJM estime qu’il n’y a pas eu altération de document (en l’occurrence de l’interview de M. Arduin effectuée en 2021), mais atteinte à la règle déontologique d’exactitude et de non déformation des faits par altération de la chronologie.

S’agissant du conflit d’intérêts

➔ Enfin, selon le requérant, le journaliste belge Georges Huercano-Hidalgo, qui a lui aussi enquêté à l’époque des faits et qui a momentanément participé à l’entretien que M. Arduin a accordé aux auteurs du documentaire, se serait retrouvé pris dans un conflit d’intérêts. Le CDJM constate que ce point est mentionné en fin du courrier le saisissant (« À signaler pour finir »), sans développer plus avant cette allégation , la formule « au passage », par ailleurs, n’en faisant point un élément substantiel de ses accusations. Certes, M. Huercano-Hidalgo a participé momentanément à l’interview du requérant en l’absence de Mme Pizzani, mais cela avec l’accord du requérant, qui n’aurait pas manqué de soulever sur-le-champ la question du conflit d’intérêts si elle s’était posée à lui avec l’acuité qu’il lui prête aujourd’hui.

Par ailleurs, le CDJM constate que M. Huercano-Hidalgo n’est pas présenté dans le générique des films comme « conseiller technique des réalisateurs » (termes du requérant), et que s’il figure bien comme auteur du synopsis aux côtés de Judith Perrignon, il n’en est pas moins étranger au montage et à la réalisation du documentaire sur lesquels rien ne prouve qu’il avait la main, tandis que l’avocat Gilles Antonowicz y figure, lui, comme conseiller scientifique. Ces éléments rejoignent les éléments de réponse précis apportés par le producteur à ce sujet.

Le CDJM ne considère donc pas que M. Huercano-Hidalgo était dans une situation de conflit d’intérêts au sens des chartes éthiques professionnelles.

Conclusion

Le CDJM, réuni les 13 juin et 11 juillet 2023 en séances plénières, estime que l’obligation déontologique d’exactitude n’a été respectée par France 2 dans un des deux points soulevés par le requérant, et que les obligations déontologiques de non-altération de document et d’éviter toute situation pouvant conduire un journaliste à un conflit d’intérêts n’ont pas été enfreintes.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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