Avis sur la saisine n° 21-185

Adopté en réunion plénière du 8 février 2022 (version PDF)

Description de la saisine

Le 24 novembre 2021, M. Pascal Boniface, agissant au nom de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) en qualité de directeur, a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 3 septembre 2021 par Le Monde et titré « Ces think tanks chinois qui essaiment au service de “la pensée de Xi Jinping” ».

M. Boniface estime que cet article ne respecte pas la règle déontologique de respect de l’exactitude et de la véracité des faits. Il formule également des interrogations portant sur le respect de la règle déontologique d’offre de réplique.

À l’appui de ce grief, il écrit qu’il est « mensonger » d’affirmer que les forums organisés par l’Iris pouvaient s’assimiler à des opérations de lobbying en faveur du projet chinois car « de multiples critiques ont été soulevées lors de chaque édition, sur de nombreux aspects ». Il écrit également que le rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) dont rend compte cet article admet, à plusieurs reprises, que l’Iris « a régulièrement émis des critiques s’agissant des positions chinoises » et que « la structure maintient un relatif pluralisme » et ne participe donc pas à la « défense du modèle chinois ».

M. Boniface considère que cet article « fait passer l’Iris pour un relais de propagande au service du régime chinois » et considère cette présentation comme une « atteinte réputationnelle extrêmement grave » et une « calomnie ». M. Boniface affirme que des critiques ont été faites à l’encontre du modèle politique chinois « lors des trois éditions du forum des Routes de la soie, co-organisées entre l’Iris et l’ambassade de Chine » et qu’elles ont été « nombreuses » et « plus importantes lors des deuxième et troisième éditions que lors de la première ».

Enfin, M. Boniface « [s’]étonne » que les journalistes du Monde aient « repris directement les accusations portées dans le rapport sans avoir pris la peine de les vérifier auprès de moi ou de quiconque ». Il précise que, « le 29 septembre, [il a] envoyé une demande de droit de réponse au journal » et que s’il a « bien reçu l’accusé de réception », le droit de réponse n’a jamais été publié et il n’a « eu ni réponse ni explication ».

Ce droit de réponse a finalement été publié le 26 novembre 2021 par Le Monde, en pied de la version disponible sur son site.

Recevabilité

M. Boniface évoque dans son message du CDJM le droit de réponse qu’il a adressé au Monde le 29 septembre 2022 et qui n’avait pas été publié à la date d’envoi de sa saisine. Le CDJM rappelle que les modalités d’exercice de ce droit ne relèvent pas des règles déontologiques, mais de l’article 13 de la loi du 29  juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui ouvre ce recours à toute personne nommée ou désignée.

Pour le reste, la saisine est recevable selon les critères définis aux articles 1 et 2 du règlement intérieur du CDJM.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il fait en sorte que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

Réponse du média mis en cause

Le 23 décembre 2021, le CDJM a adressé à Mme Caroline Monnot, directrice de la rédaction du Monde, avec copie à Mme Nathalie Guibert et à M. Brice Pedroletti, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître ses/leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

Le 4 janvier 2022, Mme Caroline Monnot a répondu au CDJM par courriel. Elle souligne que « les forums évoqués étaient organisés conjointement avec et financés par l’ambassade de Chine en France, dont le rôle est de faire la promotion de ce qui était alors l’un des principaux axes de politique étrangère de la Chine, les “Nouvelles routes de la soie”, donc il nous paraît justifié d’écrire que la Chine utilisait ces forums comme relais de promotion de son initiative diplomatique. Lors de ces événements co-organisés avec l’ambassade de Chine, si l’initiative diplomatique était débattue, à notre connaissance n’étaient pas présents de critiques notoires du régime, notamment sur son bilan en matière de droits de l’homme. Mais les inviter à un événement financé par l’ambassade de Chine aurait-il été envisageable ? […] Des activistes d’ONG des droits de l’homme ou représentants de la communauté ouïghoure en exil ont-ils par exemple été invités à s’exprimer au forum lors de sa deuxième session en janvier 2019 ou troisième session en décembre 2019, pourtant bien postérieures à la révélation [du] système d’internement de masse [de la minorité musulmane ouïgoure au Xinjiang] ? »

Mme Monnot précise également que « M. Boniface a soutenu publiquement que Le Monde n’avait pas publié son droit de réponse. Il n’a pas précisé alors qu’il l’avait envoyé à la mauvaise adresse et que [le texte] avait été publié une fois notre rédaction informée de son existence ».

Analyse du CDJM

L’article du Monde intitulé « Ces think tanks chinois qui essaiment au service de “la pensée de Xi Jinping” » fait état d’une stratégie développée par la Chine consistant à « implanter à l’étranger des antennes de think tanks chinois, et [à] trouver parmi les structures locales des relais pour porter l’image d’une puissance globale et technologiquement » dans le cadre du projet des « Nouvelles routes de la soie ». Il s’appuie sur une étude de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), Les opérations d’influence chinoise, un moment machiavélien, rédigée par deux directeurs de l’Irsem MM. Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer.

L’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), dont le directeur M. Pascal Boniface a saisi le CDJM, est cité deux fois.

  • D’une part dans un paragraphe qui cite plusieurs institutions européennes considérées comme « relais parfois naïfs » des autorités chinoises : « Parmi les relais locaux d’opérations chinoises, l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) s’est distingué en France en co-organisant trois sessions, en 2017, 2018 et 2019, du Forum de Paris sur la BRI [Belt and Road Initiative, nom anglais des Nouvelles routes de la soie] avec l’ambassade de Chine et des think tanks chinois. Cela donnait à la manifestation des allures “d’opération de lobbying en faveur du projet chinois”, toute lecture critique de celui-ci n’ayant pas sa place. »
  • D’autre part en toute fin de l’article, en signalant qu’« une étude sur le “China bashing” (“le dénigrement de la Chine”) dans la presse française » a été publiée par l’Iris.

L’article du Monde écrit que la co-organisation de trois forums sur les nouvelles routes de la soie par l’ambassade de Chine et l’Iris fait de cet institut un des « relais locaux d’opérations chinoises ». Le CDJM considère que l’emploi du mot « relais » est un choix éditorial des rédacteurs du Monde, quand le rapport de l’Irsem classe l’Iris parmi les « partenaires ponctuels ».

La phrase de l’article « cela donnait à la manifestation des allures “d’opération de lobbying en faveur du projet chinois”, toute lecture critique de celui-ci n’ayant pas sa place » reprend l’expression « toute critique a été soigneusement étouffée » figurant dans le rapport de l’Irsem, qui lui-même cite ici le site spécialisé sur l’Asie centrale Novastan.

Dans sa réponse au CDJM, la directrice de la rédaction du Monde argumente sur le fond pour démontrer que l’Iris ne pouvait ignorer les atteintes aux droits humains commises par la Chine au Xinjiang, et que lors de ces forums « n’étaient pas présents de critiques notoires du régime, notamment sur son bilan en matière de droits de l’homme ».

M. Boniface a adressé au CDJM une liste de treize citations d’interventions prononcées dans les trois forums évoqués par l’article, dans lesquels les objectifs ou le déploiement du projet chinois des « Nouvelles routes de la soie » faisaient l’objet de critiques. Toutefois, le CDJM note que malgré une argumentation très fournie, M. Boniface n’évoque que des considérations diplomatiques, géopolitiques et économiques, mis à part deux brèves allusions aux droits de l’homme (« Karim Sy évoque le contrôle d’Internet en Chine, et Pascal Airault les divergences sur la question des droits de l’homme »).

La dernière partie de l’article du Monde évoque Mme Sonia Bressler, « qui se présente comme une enseignante-chercheuse et une consultante, [et] est depuis plusieurs années une porte-parole engagée des thèses chinoises sur les bénéfices du développement au Tibet et au Xinjiang ». Ce paragraphe se termine par la mention qu’une des études rédigées par Mme Bressler a été publiée par l’Iris.

M. Boniface estime que « mettre en avant un article de Mme Bressler dénonçant le “China bashing” sans mentionner qu’il s’agit d’un article sur les plus de 160 publiés dans la rubrique “Asia focus” du site de l’Iris, dont nombre sont consacrés à Taïwan, aux Ouïghours ou au Tibet, est une façon particulièrement biaisée de présenter les choses ».

La phrase de conclusion de l’article est : « Mme Bressler est par ailleurs l’autrice d’une étude sur le “China bashing” dans la presse française durant le Covid, publiée par… l’Iris ». Le CDJM considère qu’il s’agit, quoiqu’on en pense, d’un choix éditorial, précisé par la ponctuation de la phrase dans laquelle les points de suspension expriment une appréciation des auteurs, pas d’une inexactitude factuelle.

L’article du Monde objet de la saisine est fondé essentiellement sur le rapport de l’Irsem dont il fait le compte-rendu. Il n’y a pas d’inexactitudes, puisque ce qui est écrit est repris du rapport de l’Irsem, mais cette lecture accusatoire du rôle de l’Iris n’est pas soumise à la réaction de celui-ci. C’est d’autant plus regrettable que la source principale de l’article, le rapport de l’Irsem, apporte une nuance qui, dans un souci d’« équité » et d’« impartialité », – invoqués par la Charte d’éthique professionnelle des journalistes –, aurait pu aussi être citée : « Il est important de noter que l’Iris publie aussi parfois des notes moins favorables à la Chine. La structure semble maintenir un relatif pluralisme et Boniface comme Courmont savent aussi se montrer critiques de Pékin […] Contrairement à d’autres acteurs décrits dans les pages suivantes, il n’y a pas ici de défense du modèle chinois. »

Le CDJM a noté que cette précision apparaît dans le droit de réponse de M. Boniface publié sur le site du Monde le 26 novembre 2021, soit près de trois mois après la publication de l’article. M. Boniface a reçu, écrit-il au CDJM, l’accusé de réception de sa demande de droit de réponse. La directrice de la rédaction du Monde explique que M. Boniface a envoyé son droit de réponse « à la mauvaise adresse et qu’il avait été publié une fois notre rédaction informée de son existence ».

Conclusion

Le CDJM réuni le 8 février 2022 en séance plénière estime que la règle déontologique d’offre de réplique à des accusations a été enfreinte mais pas celle de respect de l’exactitude et de véracité des faits.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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