Avis sur la saisine n° 21-035

Adopté en réunion plénière du 6 juillet 2021 (version PDF)

Description de la saisine

Le 29 mars 2021, M. Pierre Cabioch a saisi le CDJM à propos d’un documentaire audio en quatre épisodes pour une durée totale d’environ une heure vingt, mis en ligne le 22 février 2021 par Binge Audio, intitulé « Au vieux pays de mes pères » et disponible en podcast.

Dans cette enquête, M. Thomas Rozec tente de démêler le vrai du faux sur les accusations de collaboration durant l’occupation allemande qu’il a entendues portées à l’encontre de M. Mathieu Cabioch, son arrière-grand-père.

M. Pierre Cabioch, un des petits-fils de M. Mathieu Cabioch, formule contre M. Rozec et Binge Audio des griefs concernant l’exactitude et la véracité des faits, le respect de la vie privée, le respect de la dignité humaine, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement, le mensonge par omission, la partialité.

M. Pierre Cabioch estime que dans ce documentaire qui traite du parcours et de la collaboration potentielle de leur aïeul commun, M. Rozec, « sans autorisation de notre famille, retrace avec partialité, une étape de la vie de mon grand-père, utilise des photos familiales et nomme ce dernier, salissant notre nom ». Concernant la condamnation de M. Mathieu Cabioch à la Libération, il estime que Thomas Rozec oublie « le contexte de délation et lettres anonymes qui ont conduit à cette incarcération de trois mois » et qu’il « ne fait que colporter des ragots ». Selon lui, il a raconté « à charge […] sans avoir une réelle analyse, sans croiser ses sources, ne cherchant qu’à diffamer en ne retenant que ce qui alimentait ses croyances ».

M. Pierre Cabioch estime également que le journaliste a publié son enquête « sans prendre en compte des retombées pour les vivants, qui aujourd’hui subissent des regards méprisants, remarques et mots couverts ». Il cite à l’appui de cette dernière accusation le fait que des journaux (il cite Le Télégramme, Ouest France, Télérama et Les Inrocks) ont rendu compte de la mise en ligne de podcast, avec, écrit-il, des « titres tapageurs » qui « ne laissent aucun doute quant à la culpabilité d’un homme qui ne peut défendre son honneur ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

Concernant l’exactitude et véracité des faits :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).

Concernant le respect de la dignité humaine et de la vie privée :

  • Il « respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « s’obliger à respecter la vie privée des personnes », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 5).
  • Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).

Concernant la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement, la partialité :

  • Il s’interdira « le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 8).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement » selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ , 2019, article 10).

Réponse du média mis en cause

Le CDJM a adressé le 7 mai 2021 à M. Joël Ronez, directeur de la publication de Binge Audio, avec copie à M. David Carzon, directeur de la rédaction et à M. Thomas Rozec, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM. A la date du 6 juillet 2021, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

Le requérant englobe dans sa saisine des articles de Ouest France, du Télégramme, des Inrocks et de Télérama ayant rendu compte de la mise en ligne du podcast de Binge Audio et renvoyant vers celui-ci. A partir du moment où cette évocation correspond au contenu de ce dernier, le principe d’écarter les articles de ces médias de l’analyse a été retenu, considérant qu’ils ne sont pas en pareil cas tenus de vérifier eux-mêmes les faits.

Le CDJM note cependant que la journaliste de Ouest France, autrice d’un article présentant le documentaire de Binge Audio, a longuement répondu par écrit à un courriel de M. Pierre Cabioch pour lui expliquer notamment que le mot “collabo” qu’elle employait était « mis entre guillemets, ou utilisé au conditionnel, ou décortiqué pour expliquer pourquoi Mathieu Cabioch en était soupçonné, pourquoi le récit familial en est resté ainsi ».

Il n’appartient pas non plus au CDJM d’effectuer cette vérification et de déterminer quelle est la vérité, mais il peut regarder les moyens mis en œuvre par le journaliste pour livrer un travail professionnellement rigoureux.

M. Thomas Rozec a largement interrogé une partie de la famille, même si la totalité des branches ne s’exprime pas dans son podcast, comme le souligne le requérant. Il ne prend pas les propos recueillis pour argent comptant, réinterrogeant certains membres lorsque des éléments nouveaux apparaissent au fil de ses recherches, comme on peut le constater à l’écoute du podcast. Il est difficile dans ces conditions d’estimer que ce travail a été effectué « sans autorisation de la famille » et qu’il atteint à la vie privée.

Sur le fond, M. Rozec ne s’est pas arrêté à la parole familiale. Il a également interrogé des personnes extérieures, notamment des universitaires pour comprendre le contexte historique, et a consulté les archives disponibles. Il les cite largement à charge et à décharge, mentionnant à la fois le point de vue des dénonciateurs, celui des autorités de l’époque et les dénégations de M. Mathieu Cabioch et de son épouse. Plusieurs de ces éléments sont ceux que le requérant cite lui-même dans le courrier qu’il a adressé au CDJM.

Enfin, le deuxième message d’une série (thread) postée sur Twitter le 22 février 2021 par M. Rozec pour annoncer la mise en ligne de son enquête est mis en avant par le requérant comme la preuve du travail « à charge » du journaliste. Ce message évoque un ascendant qui aurait été « un militant breton condamné à la Libération pour collaboration ». Il ne porte aucune conclusion sur la culpabilité de M. Mathieu Cabioch, qui n’est d’ailleurs pas nommé.

On ne peut évidemment méconnaître le retentissement qu’a eu pour les vivants, y compris l’auteur lui-même, la publication de cette enquête plus de soixante-quinze ans après les faits. Mais le podcast, du fait même de sa longueur, demeure tout en nuance, amendant l’hypothèse de départ à la lumière des témoignages recueillis. Chacun peut ainsi se forger une opinion à l’issue de l’écoute d’un travail que le CDJM considère comme ayant été réalisé avec rigueur et sérieux.

Conclusion

Le CDJM réuni le 6 juillet 2021 en séance plénière estime que les règles de la déontologie du journalisme concernant l’exactitude et la véracité des faits, le respect de la vie privée, le respect de la dignité humaine, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement n’ont pas été enfreintes dans le documentaire « Au vieux pays de mes pères » mise en ligne par Binge audio.

La saisine est déclarée non-fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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