Adopté en réunion plénière du 8 avril 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 23 décembre 2024, M. Benjamin Mauroy a saisi le CDJM à propos d’une page publiée le 15 décembre 2024 dans « Le Mag.santé », un « magazine thématique » diffusé le dimanche à l’intérieur du quotidien Nice-Matin. Sous le titre principal « Défis climatiques et sanitaires : “Il faut des réponses rationnelles” », la page est constitué de plusieurs articles qui rendent compte de la conférence donnée par M. Jean de Kervasdoué, présenté comme un « économiste de la santé », dans le cadre du club « Côte d’Azur Santé », un événement organisé par le groupe Nice-Matin.
Le requérant estime que le média ne respecte pas l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité en relayant des propos « hors du domaine de compétence de leur auteur » et « contraires aux consensus scientifiques », qui participent selon lui « à la désinformation du public sur un enjeu de société majeur », le changement climatique.
Recevabilité
Dans sa saisine initiale, M. Mauroy portrait une appréciation générale sur le travail journalistique visé sans étayer concrètement ses griefs, renvoyant à une lettre ouverte adressée à Nice-Matin par « 200 scientifiques azuréens » qui répond « point par point » à M. de Kervasdoué. Le 27 décembre 2024, le CDJM lui a demandé de détailler davantage sa demande.
Le 8 janvier 2025, le requérant a répondu au CDJM. Il maintient d’abord que le contenu proposé par Nice-Matin est « problématique dans son ensemble », notamment parce qu’il fait « une simple communication, sans contextualisation, des opinions personnelles de M. Jean de Kervasdoué ». Il pointe ensuite deux citations de M. de Kervasdoué qui auraient dû, selon lui, être corrigées par la rédaction de Nice-Matin. La première est une réfutation, par M. de Kervasdoué, d’un lien automatique entre les catastrophes naturelles (« les inondations, les feux de forêt et les sécheresses ») et le réchauffement climatique ; la seconde met en doute les bénéfices des « produits bio pour la santé ».
M. Mauroy critique enfin un autre article de Nice-Matin, paru ultérieurement et qui « pose des problèmes similaires au précédent ». Le CDJM n’a pas examiné ces derniers griefs, qui ne portaient pas sur le travail journalistique objet de la saisine (article 1.2 du règlement intérieur).
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
Réponse du média mis en cause
Le 23 janvier 2025, le CDJM a écrit à M. Denis Carreaux, directeur des rédactions du groupe Nice-Matin, avec copie à Mme Stéphanie Wiele, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le 27 janvier 2025, M. Carreaux a répondu au CDJM, réfutant d’abord « avec force » les accusations du requérant, et précisant la démarche du quotidien : « Nous avons fait le choix de convier M. de Kervasdoué à un débat avec les membres de notre club Côte d’Azur Santé dont nous avons rendu compte dans nos colonnes. Nous avons effectivement donné la parole à cet économiste aux positions iconoclastes, sans pour autant reprendre à notre compte ses affirmations […] »
M. Carreaux explique ensuite que la tribune des scientifiques azuréens contestant les propos de M. Jean de Kervasdoué a été évoquée dans une édition ultérieure du « Mag.santé », joignant à sa réponse la page concernée. Sous le titre « Vives réactions suite à notre dossier […] », un texte reproduit une partie des critiques de la lettre ouverte signée par des scientifiques azuréens, sans reconnaître une erreur de jugement de la part de la rédaction.
Le directeur des rédactions explique enfin que Nice-Matin a « fait l’objet d’une campagne extrêmement violente, parfois haineuse, sur les réseaux sociaux ». Selon lui, loin d’avoir choisi « une ligne climatosceptique », le quotidien a fait « du sujet de l’environnement un marqueur fort de sa ligne éditoriale ». Il ajoute que « la pluralité des points de vue est un autre marqueur que [son média défend] mais qui est manifestement contestée par certains ».
Analyse du CDJM
➔ La page concernée du « Mag.santé » de Nice-Matin a comme titre principal la formule « Défis climatiques et sanitaires : “Il faut des réponses rationnelles” », surmontée du chapô (texte introductif) suivant :
« Jean de Kervasdoué, économiste de la santé, était l’invité de la soirée de clotûre du Côte d’Azur Santé [événement organisé par le groupe Nice-Matin, ndlr]. Il a proposé une réflexion à contre-courant sur le réchauffement climatique, les OGM ou encore le nucléaire. »
Elle se compose de trois articles, de trois encadrés, de trois brèves et de cinq photos :
- Le premier article est titré « Réchauffement climatique : “Des causes multiples et des réponses insuffisantes” » et reprend les propos du conférencier sur le lien entre le réchauffement climatique et les catastrophes naturelles.
- Le deuxième article, titré « OGM et bio : repenser les croyances alimentaires et environnementales », rapporte le regard (favorable) que M. de Kervasdoué porte sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), et celui (défavorable) qu’il porte sur l’agriculture biologique.
- Le troisième article, titré « Gaz à effet de serre : “Des enjeux mal compris” », revient sur les critiques de M. de Kervasdoué envers les décisions prises par l’Union européenne pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, comme l’interdiction de la vente de voitures neuves à moteur thermique à partir de 2035.
- Le premier encadré, sans titre, est une présentation de l’intervenant de la soirée, M. Jean de de Kervasdoué (lire ci-dessous) ; le deuxième, titré « Confusion entre météo et climat », explique que ce dernier a « pointé du doigt » la confusion entre ces deux notions à des fins catastrophistes; le troisième, titré « Nucléaire : “Une énergie sous-estimée” », revient sur l’intérêt du nucléaire, jugé plus adapté à la lutte contre le réchauffement que les énergies renouvelables.
- Les trois brèves rapportent les propos de M. de Kervasdoué sur l’articulation entre enjeux mondiaux et locaux, sur « la dépopulation de la Terre » et sur la décroissance.
- Deux photos ont été prises pendant la conférence et montrent l’intervenant, l’animatrice et le public. Trois autres photos d’illustration montrent un thermomètre sous un grand soleil, un scientifique avec un épi de blé et une route bloquée par un arbre tombé.
Sur la présentation du conférencier et du contexte de ses propos
➔ Pour M. Benjamin Mauroy, la page proposée par Nice-Matin est « problématique dans son ensemble » : « En rapportant les propos de M. Jean de Kervasdoué sans n’y apporter aucune voix contradictoire et en indiquant que ce sont des propos “controversés” et “non conventionnels”, l’article ne les situe pas dans leur contexte : la plupart des propos sont faux et non sourcés, ils sont contraires au consensus scientifique qui est, lui, largement documenté. » Il poursuit en expliquant que « l’article laisse croire au public que l’on peut encore débattre de la réalité de faits pourtant clairement établis ». Il ajoute que « cet article est une simple communication, sans contextualisation, des opinions personnelles de M. Jean de Kervasdoué ». Il explique que Nice-Matin n’a pas « vérifié que M. Jean de Kervasdoué n’était pas compétent sur une large partie des sujets qu’il aborde et sur lesquels il n’exprime que des opinions non documentées ».
➔ Dans sa réponse au CDJM, M. Denis Carreaux explique que Nice-Matin a « fait le choix de convier M. de Kervasdoué à un débat avec les membres de notre club Côte d’Azur Santé dont nous avons rendu compte dans nos colonnes ». Il poursuit : « Nous avons effectivement donné la parole à cet économiste aux positions iconoclastes, sans pour autant reprendre à notre compte ses affirmations ainsi que le prétend le requérant. »
Dans un courriel adressé au requérant avant sa saisine et que ce dernier a transmis au CDJM, M. Carreaux expliquait aussi : « Nos colonnes sont ouvertes en permanence à l’ensemble des universitaires et vous pouvez constater […] que nous abordons chaque jour des sujets liés au changement climatique et à ses conséquences. Nous réfutons donc avec force l’accusation selon laquelle nous participerions à “la désinformation du public sur des enjeux majeurs”. Nous assumons simplement de faire vivre le débat. »
➔ Le CDJM rappelle, comme le fait M. Carreaux, que les journalistes sont libres de choisir les sujets qu’ils veulent traiter, les angles qu’ils explorent pour les aborder, et les intervenants qu’ils invitent à s’exprimer. En matière d’information scientifique, il rappelle cependant, comme évoqué par le requérant, qu’il est du devoir des médias de présenter les interviewés et leurs compétences dans la sphère scientifique dans laquelle ils interviennent, et de bien distinguer ce qui est du registre de l’opinion personnelle et de celui de la recherche scientifique (lire « Le traitement des questions scientifiques », recommandation adoptée par le CDJM en novembre 2022).
Le CDJM note que dans la page concernée, un encadré est dédié à la présentation du conférencier. Il est long de plus de 1 100 signes et commence ainsi :
« Jean de Kervasdoué, économiste de la santé et auteur du livre La Grande Mystification (Albin Michel) a captivé l’audience lors de la soirée de clôture du Côte d’Azur Santé à l’hôtel Cantemerle. Né en 1944 à Lannion, diplômé de l’Institut national agronomique et de l’université Cornell, il a exercé une carrière variée, de la construction de barrages au Niger aux fonctions de conseiller agricole auprès de Pierre Mauroy, avant de devenir directeur des hôpitaux (de 1981 à 1986). Ancien professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) ainsi qu’à la prestigieuse université de Yale, Jean de Kervasdoué a longtemps été un critique écouté des politiques publiques en matière de santé et d’environnement. »
Auteure des textes de la page, la journaliste Mme Stéphanie Wiele prend ses distances avec les propos tenus lors de la conférence. « Jean de Kervasdoué a développé un argumentaire controversé et non-conventionnel sur les grandes problématiques écologiques », écrit-elle ainsi dans l’encadré. « Il a proposé une réflexion à contre-courant sur le réchauffement climatique », lit-on aussi dans le chapô surmontant le titre. L’encadré se termine en évoquant « un échange stimulant sur la nécessité de sortir des idéologies pour mieux répondre aux enjeux climatiques, alimentaires et énergétiques ».
On peut regretter que Nice-Matin n’indique pas de façon plus explicite à son lecteur que M. de Kervasdoué n’est pas un expert reconnu des questions scientifiques traitées dans cette page, ou que le média ne précise pas en quoi son argumentaire ce soir-là est jugé « controversé » ou « non-conventionnel ». Mais dans sa présentation du conférencier et du contexte de la rencontre, la journaliste n’omet pas un élément essentiel à la compréhension de l’information ; il n’y a pas de faute déontologique.
Sur le lien entre catastrophes naturelles et réchauffement climatique
Parmi les propos de M. de Kervasdoué qu’il estime erronés et que le média aurait dû rectifier, le requérant pointe le passage suivant : « Reconnaissant que la Terre s’est réchauffée de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle, Jean de Kervasdoué rappelle néanmoins que des phénomènes extrêmes tels que les inondations, les feux de forêt et les sécheresses existaient déjà avant le XXᵉ siècle, et souvent avec une ampleur comparable. Considérant absurde d’attribuer automatiquement ces événements au réchauffement récent, [M. de Kervasdoué] souligne que “les saisons varient depuis toujours, la température moyenne est rarement constante à un instant donné”. Selon lui, les inondations récentes résultent non seulement de fortes pluies, mais d’un manque d’entretien des cours d’eau […] »
Dans ses messages au CDJM, M. Mauroy ne dit pas en quoi les propos rapportés dans cet extrait sont erronés. Le résumé destiné aux décideurs du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), surnommé « AR6 », précise (point B.1.1) : « L’augmentation observée de la fréquence et de l’intensité des extrêmes climatiques et météorologiques, notamment les chaleurs extrêmes sur Terre et dans les océans, les fortes précipitations, les sécheresses et les incendies a eu des répercussions généralisées et omniprésentes sur les écosystèmes, les populations, les établissements et les infrastructures. » S’ils évoquent une « augmentation » de « la fréquence et de l’intensité » des phénomènes météo extrêmes, les scientifiques n’établissent pas un lien automatique entre chaque occurrence de ces derniers et le réchauffement de l’atmosphère.
En « considérant absurde d’attribuer automatiquement » une catastrophe naturelle au changement climatique, M. de Kervasdoué n’avance rien qui contredit le consensus scientifique sur la question. Si on peut être en désaccord avec sa vision du débat public autour de ces questions, il ne tient pas un propos erroné que la journaliste aurait dû corriger.
Sur les effets des produits bio sur la santé
Le requérant pointe une autre erreur qui aurait dû, selon lui, être rectifiée, quand le propos suivant de M. de Kervasdoué est rapporté : « Rien n’a permis de dire que les produits bio sont meilleurs pour la santé. » À nouveau, M. Mauroy ne dit pas en quoi la phrase est erronée. La question des effets d’une alimentation à base de produits biologiques sur la santé humaine fait l’objet de recherches et de débats au sein de la communauté scientifique, comme le rapportent de nombreux articles de presse sur le sujet (par exemple sur le site de Franceinfo, celui du Monde ou encore celui du Point).
Le CDJM rappelle que son rôle n’est pas de « trancher une controverse, notamment scientifique » (article 2.7 de son règlement intérieur). Il constate que, si on peut juger insuffisamment nuancée la position de M. de Kervasdoué sur les bénéfices du bio, ses propos ne sont pas erronés et la journaliste n’avait donc pas à les rectifier.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 8 avril 2025, en séance plénière estime que l’obligation d’exactitude et de véracité a été respectée par le média sur les points soulevés par le requérant.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté à l’issue d’un vote par dix-sept voix contre quatre.
Opinion minoritaire
En application de l’article 6 alinéa 4 du règlement intérieur du CDJM, quatre conseillers ayant voté contre la décision du CDJM en estimant que la saisine devait être déclarée fondée, ont souhaité que cette opinion minoritaire soit insérée :
« En mettant sur un pied d’égalité une opinion qui n’engage que celui qui l’exprime et des faits scientifiques établis et qui font consensus, l’article de Nice-Matin participe à la fabrique du doute sur les questions climatiques et écologiques.
Les conseillers signataires de cette opinion minoritaire considèrent qu’il est du devoir des médias de bien distinguer ce qui relève du registre de l’opinion personnelle de ce qui relève de la recherche scientifique. La contextualisation aurait été ici nécessaire pour apporter au lecteur une information exacte. »