Adopté en réunion plénière du 11 juin 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Les 27, 28 et 29 janvier 2024, le CDJM a été saisi à douze reprises à propos d’un article publié le 27 janvier 2024 par La Manche Libre et titré « François Gervais : “Il n’y a pas d’urgence climatique” ». Trois de ces saisines sont recevables (lire ci-dessous). Elles formulent les griefs d’inexactitude et d’absence d’offre de réplique.
Mme Eva Morel, au nom de l’association Quota Climat dont elle est coprésidente, écrit dans la saisine 24-009 que cet article diffuse « des propos climatosceptiques relevant de la désinformation [et] remet en question des faits scientifiques établis sans équivoque ». Elle cite quatre affirmations de M. Gervais qu’elle estime inexactes et déplore qu’« aucune contradiction n’est émise en réponse » à ces propos. Mme Sophie Tran Kiem (auteure de la saisine 24-016) cite un passage qu’elle juge inexact. M. Alexandre Fintoni (auteur de la saisine 24-014) estime erroné de présenter M. Gervais, « qui n’a jamais publié le moindre travail sur le climat », comme un expert du climat, ce que laisse entendre La Manche libre.
Recevabilité
Dans trois des douze saisines reçues par le CDJM, les requérants dénonçaient, par exemple, qu’« une tribune [soit] offerte à un climatosceptique » ou se contentaient d’affirmer que « l’urgence climatique n’est plus à démontrer », sans aucun argument relevant d’une analyse de l’article en cause au regard du respect ou non des règles de déontologie. L’article 1.2 du règlement intérieur du CDJM indique qu’« une saisine ne peut porter ni sur l’ensemble de la production d’un média, ni sur la ligne éditoriale d’un média, ni sur les choix rédactionnels ». Ces saisines ont donc été écartées.
Dans sept autres saisines, les requérants, à l’appui du grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité, limitaient leur critique à des affirmations comme « les concentrations de CO2 et les taux de confiance dans les rapports du Giec sont faux », sans étayer concrètement leur accusation en indiquant précisément ce qui serait faux dans l’article et en quoi cela le serait.
Le CDJM a adressé à chacun de ces requérants un courriel les invitant à reformuler leur saisine en explicitant les griefs formulés dans un délai de quinze jours, faute de quoi elle serait classée sans suite. Seule Mme Eva Morel a répondu, en explicitant longuement les griefs qu’elle formulait. Au total, neuf des douze saisines reçues ont été déclarées irrecevables.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
Réponse du média mis en cause
Le 9 avril 2024, le CDJM a adressé à M. Benoit Leclerc, directeur de La Manche libre, un courrier l’informant de ces saisines et l’invitant à faire connaître ses observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 11 juin 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ L’article publié par La Manche libre le 27 janvier 2024 est un entretien. Son titre comprend un nom, « François Gervais », suivi de deux points et, entre guillemets, d’une citation : « Il n’y a pas d’urgence climatique. » Un bref châpo (texte introductif) indique, sous la mention « entretien », que « pour le physicien François Gervais, il n’y aurait pas de crise climatique. Il s’en explique dans un livre ». Cet article est illustré d’une photo de M. François Gervais ainsi légendée : « Physicien, François Gervais est professeur émérite à la faculté des sciences de Tours. Il a été directeur de laboratoire et également “expert reviewer” des rapports AR5 et AR6 du Giec. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier en date Le Déraisonnement climatique (Éd. L’Artilleur). »
L’entretien occupe une page du journal. M. Gervais y explique que le réchauffement climatique est « une réalité » mais « dénonce […] le délire des projections des modèles informatiques » décrits dans les rapports du Giec. Un intertitre en caractères gras résume sa pensée : « Quel est l’intérêt à dire qu’il y a une crise climatique alors que c’est faux ? Réponse : la peur est un instrument de pouvoir. » D’une longueur de 4 250 signes, cet entretien est accompagné d’un encadré de 1 170 signes titré « Le tout électrique entraînerait un pillage des ressources minérales de la planète ». Ce second texte est articulé en trois parties (« Bouleversement », « Tout électrique ? », « Hypocrisie »). Il n’est pas indiqué s’il reprend des propos de M. Gervais ou s’il s’agit d’un encadré explicatif de la rédaction. Une quatrième rubrique, intitulée « Pratique », est une simple indication du titre et de l’éditeur du livre de M. Gervais.
➔ Le CDJM observe que ni l’article principal ni l’encadré ne sont signés. Il n’y aucune indication du nom du journaliste qui aurait recueilli les propos de M. Gervais. Il rappelle que le choix d’une personnalité interrogée relève de la liberté éditoriale, mais qu’être invité à s’exprimer n’est pas un blanc-seing pour exposer des inexactitudes factuelles. Le rôle du journaliste est alors, pour une information complète du public, de lui indiquer que certaines affirmations contredisent des faits largement établis, et, notamment en matière scientifique, de ne pas mettre sur le même plan ce qui fait consensus au sein de la communauté scientifique, ce qui doit être précisé et ce qui constitue une démonstration minoritaire largement rejetée.
Sur le grief d’absence d’offre de réplique
Le CDJM rappelle que ce grief concerne l’offre de répondre à des accusations qui doit être faite à une personne, physique ou morale, lorsqu’elle est mise en cause dans un article ou émission. Cela ressort clairement de l’article 5 de la Charte mondiale d’éthique (lire ci-dessus). Ce n’est pas le cas dans l’interview de M. Gervais publiée par La Manche libre. Après analyse, le CDJM considère que les requérants qui ont formulé ce grief reprochent à La Manche libre d’avoir publié un entretien comportant des critiques des travaux et conclusions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) sans préciser que ces propos pouvaient être en contradiction avec le consensus scientifique sur le réchauffement climatique, et sans faire état de ce consensus. L’analyse du grief d’inexactitude (lire ci-dessous) intègre ce reproche.
Sur les griefs d’inexactitudes non relevées dans les propos de M.Gervais
➔ Mme Eva Morel, pour l’association Quota Climat, relève quatre affirmations erronées qui à son sens auraient dû être signalées aux lecteurs par La Manche libre.
- En réponse à la question « Doutez-vous du réchauffement climatique ? », M. Gervais répond : « Absolument pas, c’est une réalité. Mais, depuis 1945, date du début de l’accélération des émissions de CO2, la moyenne de la température de la Terre a augmenté de 0,4 °C alors qu’entre 1910 et 1945, selon les relevés officiels qu’utilise notamment le Giec, cette hausse serait de 0,6° C ».
Pour la requérante, « 1945 n’est pas la date de début de l’accélération des émissions de CO2, la période de référence utilisée est la moyenne sur la période 1850-1900 ». Elle objecte, en se référant à des données publiées par le ministère de la Transition écologique, que « la moyenne des températures a augmenté de 0,3 °C entre 1910 et 1945, et de 0,9 °C entre 1945 et 2020 » .
Le CDJM note qu’il existe un consensus scientifique pour analyser le réchauffement climatique en se référant au début de l’ère industrielle, et pas à 1945. Il constate que les données du Giec indiquent une hausse plus forte depuis 1945 qu’entre 1910 et 1945. M. Gervais, se référant aux travaux du Giec, affirme le contraire et cite une hausse de 0,4 °C depuis 1945, inférieure à ce qu’elle aurait été, selon lui, entre 1910 et 1945 (il parle de + 0,6 °C). Le CDJM souligne que, s’agissant d’une interview publiée et non diffusée en direct, le journaliste pouvait prendre le temps de vérifier a posteriori les propos de son interlocuteur, et de corriger l’inversion des données qu’il commet, ou de signaler l’erreur commise par la personne interviewée.
- Dans l’interview publiée par La Manche libre, en réponse à la question « Cela signifie-t-il que pour vous le réchauffement climatique ne serait pas lié aux émissions de CO2 ? », M. Gervais répond que « pour partie, c’est lié, mais depuis 1945, la part de la hausse des températures qui relève des émissions de CO2 n’est que de 0,3° C ».
Mme Eva Morel considère que « cette affirmation laisse penser que le CO2 émis par l’Homme n’est pas le seul responsable du réchauffement climatique ». Elle souligne qu’« il existe des preuves sans équivoque qui établissent le rôle des activités humaines dans les augmentations de CO2 atmosphérique » et que « les rapports du Giec parlent de “gaz à effet de serre” et non pas uniquement de CO2 ». Elle conclut que M. Gervais « joue sur cette nuance » pour sous-entendre « que l’Homme n’est pas pleinement responsable de ce réchauffement ».
Le rapport du Giec auquel s’est reporté le CDJM indique que les deux principaux gaz à effet de serre émis par les activités humaines et responsables du réchauffement climatique sont le CO2 puis, dans une moindre mesure, le méthane (Climate Change 2023 Synthesis Report, page 9). M. Gervais ne dit pas autre chose. Il n’y a pas de désaccord avec le consensus scientifique et d’inexactitude factuelle que le journal aurait dû rectifier.
- M. Gervais dit plus loin : « Ce que je veux dénoncer c’est le délire des projections des modèles informatiques. Le Giec reconnaît une incertitude de 300 %. Avec une telle incertitude, le Giec aurait dû conclure qu’il ne savait pas. »
La requérante s’inscrit en faux, affirmant que « le Giec ne possède pas de degrés d’incertitude moyen » et que « cette affirmation de François Gervais relève de la fausse information ». Le CDJM n’en a pas trouvé trace dans la « note d’orientation à l’intention des auteurs principaux du cinquième rapport d’évaluation du Giec sur le traitement cohérent des incertitudes ».
Au delà de toute discussion statistique, le CDJM note que l’auteur de l’interview n’a pas relancé M. Gervais pour lui faire préciser ce qu’est « une incertitude de 300 % », formulation spectaculaire qui n’a pas de réelle signification pour le grand public, sinon de décrédibiliser le rapport du Giec.
- Interrogé sur le fait que les canicules seraient plus fréquentes, M. Gervais répond : « Pas du tout […], les fluctuations des températures relevées à partir de l’apparition du thermomètre il y a 360 ans ne sont pas différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Il y a toujours eu des canicules et il y en aura toujours. »
La requérante au nom de Quota Climat estime que c’est faux, arguant que « le sixième rapport du Giec affirme avec un niveau de confiance élevé que l’augmentation en intensité et en fréquence des événements météorologiques extrêmes, incluant les extrêmes chauds dont font partie les canicules et les vagues de chaleur, est liée au réchauffement climatique d’origine humaine, et cause déjà des dommages sévères aux sociétés humaines ».
Le rapport de synthèse 2023 du Giec sur le changement climatique écrit effectivement, dans sa section 2.1.2, « Changements observés dans le système climatique et incidences à ce jour », qu’« il est quasiment certain que les extrêmes de chaleur (y compris les vagues de chaleur) sont devenus plus fréquents et plus intenses dans la plupart des régions terrestres depuis les années 1950 ».
Le CDJM rappelle que les bonnes pratiques déontologiques du traitement des questions scientifiques demandent de ne pas mettre sur le même plan ce qui fait consensus au sein de la communauté scientifique – ici les travaux du Giec – et une affirmation minoritaire. Donner la parole à une opinion scientifique minoritaire est un choix éditorial légitime, à la condition que le consensus scientifique du moment soit indiqué au public.
Le journaliste qui a conduit l’interview de M. Gervais ne fait pas remarquer à son interlocuteur que, sur le nombre de canicules, le consensus scientifique le contredit. Le CDJM considère que La Manche libre a laissé M. Gervais exposer dans cette interview des propos trompeurs ou fallacieux relevant de l’inexactitude, sans apporter de démentis ni lui demander systématiquement d’apporter la preuve de ses dires, ou les sources sur lesquelles il se fonde, sans publier un contrepoint rappelant le consensus scientifique sur les questions évoquées.
Le CDJM considère que la règle déontologique d’exactitude et de véracité des faits n’a pas été respectée dans trois des passages soumis à son examen par la requérante.
Sur le grief d’inexactitude dans la présentation de M. François Gervais
➔ Dans sa saisine, M. Alexandre Fintoni considère qu’en présentant M. Gervais comme « ”expert reviewer” des rapports AR5 et AR6 du Giec », l’article « donne une fausse semblance d’expertise de cette personne dans le domaine du climat ». Il affirme que « le Giec n’a jamais invité M. Gervais à faire partie des relecteurs critiques, puisque ces derniers se déclarent volontairement ».
Le CDJM observe que les « experts reviewer » des rapports du Giec sont volontaires, comme le précise l’organisation sur son site. Toute personne pouvant prouver une activité scientifique peut demander à l’être. Pour le rapport dit AR6, près de 2 000 noms sont cités, dont celui de M. Gervais, dans les 50 pages de l’annexe X.
Laisser entendre que M. Gervais est un scientifique membre du Giec, c’est tromper le lecteur sur ses compétences en matière de climat. Le CDJM observe que La Manche Libre ne mentionne pas l’appartenance de M. Gervais à l’Association des climato-réalistes, où il siège en tant que membre du comité scientifique, comme indiqué sur son site. Cette association conteste aux rapports du Giec toute qualité scientifique, comme on peut le lire dans une contribution qu’elle a publiée. La présentation de M. Gervais par La Manche libre est inexacte.
Conclusion
Le CDJM réuni le 11 juin 2024 en séance plénière estime que La Manche Libre n’a pas respecté l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité dans quatre des cinq points soulevés par les requérants.
Les saisines sont déclarées partiellement fondées.
Cet avis a été adopté par consensus.