Adopté en réunion plénière du 12 octobre 2021 (version PDF)
Description de la saisine
Le 6 avril 2021, le CDJM a été saisi par M. Francis Temman à propos d’un reportage télévisé intitulé « La Vallée de la mort », effectué par Mme Clara de Beaujon, journaliste, et présenté par M. Hugo Clément. Il a été diffusé par France 5 le 7 janvier 2021 dans le cadre de l’émission « Sur le front », et est également repris sur la page Facebook de la chaîne.
Le reportage mis en cause, d’une durée de 8 mn 17 s, est consacré à la pollution atmosphérique dans la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie. Il donne la parole à un médecin, à des habitants qui se plaignent des effets de cette pollution sur leur santé ou celle de leur proche, et au préfet de Haute-Savoie. Une séquence porte sur le témoignage d’un couple de Sallanches dont la fille est décédée d’une tumeur au cerveau, une autre sur celui d’une habitante qui a choisi de s’éloigner de la vallée de l’Arve. Trois sources de pollution atmosphérique sont principalement citées : les rejets de foyers ouverts, le trafic routier, la circulation internationale (la route dessert le tunnel du Mont-Blanc) et les sites industriels situés dans la vallée.
En préambule à sa saisine, M. Temman précise qu’il connaît « particulièrement bien le sujet traité dans le reportage », en tant que conseil en relations médias de la société SGL Carbon, une des entreprises installées dans la vallée de l’Arve. Celle-ci est, selon lui, « mise en cause dans le reportage ». Il précise également que ses échanges avec M. Clément « n’ont pas permis d’engager un dialogue utile et fructueux ».
M. Temman indique qu’il a relevé au total sept « points tendancieux » constitutifs, selon lui, de manquements aux règles déontologiques de respect de la véracité et de l’exactitude d’un côté, et d’offre de réplique de l’autre.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il s’oblige à « publier seulement les informations dont l’origine est connue, ou les accompagner si nécessaire des réserves qui s’imposent ; ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 3).
- Il s’engage à « rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 6).
- Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information » ne prévale pas sur « la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
Réponse du média mis en cause
Le CDJM a écrit le 15 septembre 2021 à M. Hugo Clément, à la société Winter Productions, productrice de l’émission « Sur le front » et à la direction de France 5, pour leur demander de formuler leurs observations sur l’ensemble des griefs relevés par le requérant. Aucune réponse n’était parvenue au CDJM à la date de la délibération de son conseil d’administration, le 12 octobre 2021.
Analyse du CDJM
Le requérant, M. Francis Temman, a détaillé sept points dans sa saisine. Certains comportent plusieurs reproches.
1- À propos de l’indication « vallée de l’Arve »
Pour le requérant, il y a « tromperie sur l’étendue du territoire considéré », puisque le titre et l’introduction du reportage évoquent la « vallée de l’Arve », alors que l’enquête « se concentre sur un territoire de quelques kilomètres carrés à peine, s’étendant de Sallanches à Passy », « bien loin de la vallée de l’Arve, qui elle s’étale sur 105 kilomètres, de Chamonix à Genève ».
Le phénomène de la pollution de l’air dans la vallée de l’Arve est un sujet d’intérêt général, traité comme tel depuis de nombreuses années. Le CDJM a relevé l’expression « pollution dans la vallée de l’Arve » dans des articles de La Dépêche en décembre 2016 (« Pollution: la vallée de l’Arve tousse depuis plus de trois semaines »), de L’Usine nouvelle en janvier 2017 (« La vallée de l’Arve n’en a pas fini avec la pollution aux particules fines » ), de L’Express en janvier 2019 (« Qualité de l’air: la vallée de l’Arve tousse »), ou encore du Figaro en janvier 2021 (« Au pied du mont Blanc, les habitants de la vallée de l’Arve aux prises avec une pollution persistante »).
Ce phénomène est donc connu du grand public sous cette dénomination de « pollution dans la vallée de l’Arve », reprise par reportage de l’émission « Sur le front ». Ce genre d’expression vise à localiser un phénomène pour un vaste public, pas à le situer avec l’exigence d’un rapport d’expert. On peut la considérer comme une imprécision. Le CDJM considère qu’elle ne relève pas de la faute déontologique de non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits.
2- À propos de la désignation de la vallée de l’Arve par les mots « Vallée de la mort » et de la comparaison avec d’autres sites pollués
M. Temman estime que la dénomination « Vallée de la mort », utilisée pour qualifier la vallée de l’Arve, sans s’appuyer sur « des sources précises », relève d’une « distorsion des faits », et « d’un sensationnalisme morbide et trompeur ».
Il relève par ailleurs que l’étude de Santé publique France de 2017 à laquelle il est fait référence indique que la pollution de l’air en vallée de l’Arve est inférieure à celle constatée dans les grandes métropoles, alors qu’il est dit dans le reportage que « le niveau de concentration de certaines particules fines y est en moyenne plus élevé qu’à Paris ». De ce fait, pour le requérant, « le recours sans précaution ni prudence à l’expression “Vallée de la mort” sans aucun guillemet ni source avérée conduit à une exagération outrancière et à une présentation trompeuse, démentie par la réalité des chiffres ».
Pour le CDJM, l’expression « Vallée de la mort » utilisée pour décrire la situation dans ce secteur de la vallée de l’Arve renvoie au fait suivant cité ainsi par le commentaire du journaliste, M. Hugo Clément : « Selon une étude de Santé Publique France datant de 2017, environ 85 personnes y [dans la vallée de l’Arve] meurent chaque année. » Cette donnée existe bien dans l’étude en question où on lit : « 8 % de la mortalité de la vallée de l’Arve serait attribuable aux particules fines PM2,5, soit 85 décès par an. Elle relève du libre choix éditorial d’utiliser un terme destiné à marquer les esprits. Le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits n’est pas fondé.
Concernant la comparaison avec « le niveau de concentration de certaines particules fines » dans d’autres lieux, le CDJM constate que l’expression utilisée, « en moyenne plus élevé qu’à Paris », n’est pas sourcée ; si elle provient du même rapport comme on peut légitimement le comprendre, elle ne correspond pas à ce que cite le requérant et qui y figure, à savoir que « l’impact sanitaire de la pollution de l’air dans la vallée de l’Arve était certes du même ordre que dans les agglomérations françaises de taille moyenne mais en deçà des villes les plus polluées ». La formulation retenue par le journaliste est erronée et susceptible d’induire en erreur le public.
3- À propos du médecin interviewé dans le reportage
M. Temman reproche au reportage d’avoir omis de préciser la qualité de militante du collectif « Coll’Air pur » d’une médecin généraliste, Mme Mallory Guyon, longuement interviewée : « Le reportage a tout loisir et toute liberté pour interviewer cette militante mais pourquoi une telle dissimulation, qui s’apparente à une manipulation ? La fonction de porte-parole du collectif aurait dû être précisée […] Il est fort peu probable que les auteurs du reportage aient pu ignorer qu’elle s’exprimait comme porte-parole de ce collectif. »
Dans le reportage, cette médecin est présentée ainsi (à 0 mn 49 s) par M. Clément : « Des citoyens se mobilisent pour pousser l’État à agir. Parmi eux, Mallory Guyon, médecin généraliste ». Si l’engagement de ce témoin est évoqué, il n’est pas précisé qu’elle est membre actif du collectif « Coll’Air pur ». Le CDJM estime qu’il s’agit d’une information qui aurait dû être portée à la connaissance du public dans un souci d’exactitude.
4- À propos de la « mise en cause » de la société SGL Carbon
Le requérant estime que la société SGL Carbon est « mise en cause » par ce reportage, et, à ce titre, aurait dû se voir proposer une « offre de réplique » : « A minima, les auteurs du reportage auraient dû contacter l’entreprise et s’enquérir de sa position face à de telles accusations. »
Le CDJM constate qu’aucune accusation précise n’est formulée contre la société SGL Carbon dans le reportage, présentée ainsi par un témoin : « Cette usine contribue comme les autres sources à émettre des polluants atmosphériques », ce que le requérant ne conteste pas. Le nom de l’entreprise n’est pas cité, mais l’usine SGL Carbon apparaît dans une brève séquence, et peut être reconnaissable. Si une pancarte sur laquelle apparaît le logo de l’usine aurait pu être floutée, ces images de la société sont utilisées surtout pour illustrer la question de la pollution de l’air provoquée, entre autres sources, par les industriels de la vallée.
Par ailleurs, le CDJM considère que si une offre de réplique avait été proposée à la société SGL Carbon, comme l’estime M. Temman, cela n’aurait fait que mettre en cause effectivement cette société, ce qui n’était pas l’objet du reportage dont le sujet est plus général.
L’absence d’offre de réplique n’est pas constituée.
5- À propos des différentes sources de pollution :
Le requérant reproche au reportage de ne pas être assez précis sur les sources de pollution, et en particulier de ne pas avoir suffisamment insisté sur le « principal émetteur de particules fines », qui serait le « chauffage au bois du secteur résidentiel ». « Au final » écrit-il, « ce sont quatre à cinq secondes seulement dans un reportage de presque huit minutes, qui sont consacrées au problème du chauffage résidentiel au bois, responsable de 67 % à 88 % des polluants, alors que plus de trente secondes sont consacrées à des plans de l’usine SGL Carbon ».
La responsabilité du chauffage au bois dans la pollution est évoquée à deux reprises dans le reportage. Dès la première minute, l’interview de Mme Mallory Guyon, médecin, pose qu’il y a diverses sources de pollution atmosphérique, que ce témoin énumère : « Le site industriel, l’incinérateur, le trafic sur autoroute et le trafic international avec les camions […] et puis après on rajoute l’hiver, malheureusement, les foyers qui se chauffent au chauffage au bois, mais pas de façon performante. »
Le reportage évoque à nouveau la question du chauffage au bois lorsque le préfet de Haute-Savoie, M. Alain Espinasse, est interrogé. Celui-ci dit : « Le polluant principal aujourd’hui, c’est quand même aussi lié aux rejets avec les foyers ouverts. Donc il faut agir auprès des foyers pour changer les comportements. » Le commentaire de M. Clément enchaîne : « Il [le préfet] pointe du bois le chauffage au bois utilisé par les particuliers ; plutôt que le trafic international et les industries implantées dans la vallée. »
Pour le CDJM, le journaliste n’avait pas l’obligation de consacrer autant de temps à la question du chauffage au bois du secteur résidentiel qu’à une autre source de pollution – si tant est que la différence de durée soit celle annoncée par le requérant. La volonté de consacrer une séquence en image à l’une de ces sources de pollution relève du libre choix éditorial. Le CDJM note que toutes sont clairement citées, y compris le chauffage au bois dont il est dit, par le préfet, qu’il est « le polluant principal ». Il n’y a pas atteinte à l’exactitude et à la véracité des faits.
6- À propos de la condamnation de l’Etat pour « carence fautive »
Le 27 novembre 2020, le tribunal administratif de Grenoble explique dans un jugement que « la persistance d’un dépassement des valeurs limites de trois polluants entre 2011 et 2016 dans la vallée de l’Arve révèle, en dépit de l’adoption et de la mise en œuvre d’un plan de protection de l’atmosphère le 16 février 2012, une carence fautive de l’Etat au regard de ses obligations. Il a toutefois rejeté les neuf requêtes qui lui étaient soumises; dès lors que les éléments médicaux et scientifiques produits ne permettaient pas d’établir de lien direct et certain entre les dépassements des valeurs limites de pollution et la contraction ou l’aggravation des pathologies invoquées par les requérants ».
Le reportage en cause évoque ce procès en ces termes : « Fin novembre, la justice, saisie par des habitants, a reconnu, je cite, “la carence fautive de l’Etat dans la lutte contre la pollution de l’air dans la vallée de l’Arve”. »
Pour le requérant, cette formulation manque à l’exactitude car « le journaliste aurait dû préciser que le tribunal administratif de Grenoble n’avait pas condamné l’Etat pour ne pas avoir agi, mais pour avoir tardé à agir. De même, il aurait pu ajouter que le tribunal n’a pas reconnu le moindre lien de causalité entre la pollution et les problèmes médicaux des plaignants, les déboutant de leurs demandes de 400 000 euros de dommages et intérêts ».
Le commentaire d’un reportage télévisé n’est pas un traité de droit. Il doit faire comprendre la portée d’une décision de justice sans forcément détailler toutes les subtilités juridiques qu’elle comporte. Le CDJM estime que la formulation retenue par M. Clément – « fin novembre, la justice, saisie par des habitants, a reconnu, je cite, “la carence fautive de l’Etat dans la lutte contre la pollution de l’air dans la vallée de l’Arve” » – rend compte exactement du sens du jugement du tribunal administratif de Grenoble quant au manque d’action de l’Etat pour empêcher la pollution en vallée de l’Arve.
Le reportage n’évoque à aucun moment les demandes d’indemnisation, et ne cite pas le second volet de la décision du tribunal. Il s’agit d’un choix éditorial en cohérence avec l’angle retenu : la pollution de la vallée de l’Arve et l’attente d’une action de l’Etat. Cela revient plusieurs fois dans le reportage. « Les citoyens se mobilisent pour pousser l’État à agir », dit M. Clément dans son introduction ; « je suis en colère contre le gouvernement, je suis en colère contre ces hommes d’État qui disent qu’ils font quelque chose et qui ne font jamais rien », dit le père de la jeune Émilie ; l’interview du préfet de Haute-Savoie porte sur le fait « que l’Etat ne reste pas inactif » et que « la qualité de l’air est un enjeu de santé publique ».
7- À propos du décès d’une fillette de 12 ans à Sallanches
Une séquence de 2 mn 49 s est consacrée au témoignage d’un couple de Sallanches, M. Daniel Spreafico et sa compagne, Mme Béatrice Spreafico. Leur fille Émilie, âgée de 12 ans, est décédée en juin 2021 de plusieurs tumeurs au cerveau. Ils estiment que la pollution est une des causes de la maladie et de la mort d’Émilie.
Le requérant reproche aux auteurs du reportage d’avoir « pris pour argent comptant » ces déclarations du couple de Sallanches, notamment l’affirmation « nous, c’est les docteurs qui nous l’ont dit que c’était dû à la pollution ». Cela aurait mérité, écrit-il en substance, d’être vérifié auprès d’experts ou auprès des médecins lyonnais cités par le père d’Émilie. M. Temman estime sur ce point que les auteurs « ont manqué à leur obligation de vérification des faits et d’accompagnement des réserves qui s’imposaient ».
Le CDJM note que les propos des parents sont un témoignage de la détresse et des inquiétudes des habitants pour illustrer le propos général du reportage, la vie en zone polluée et l’attente d’une intervention de l’État. Leurs affirmations ne sont pas reprises à son compte par le journaliste. M. Clément dit en effet pour les présenter : « Pour le couple, la pollution de l’air est au moins en partie responsable [de la mort de la petite fille]. »
Le journaliste n’avait pas l’obligation de vérifier ce qu’avaient dit les médecins de la jeune fille à ses parents, d’autant que ceux-ci sont plus nuancés que ce qu’avance le requérant. « On nous a pris notre petite fille… C’est en partie… c’est peut-être en partie aussi autre chose, mais c’est en partie la pollution, ça j’en suis sûr et certain », dit M. Spreafico. Les « réserves qui s’imposaient » évoquées par le requérant sont donc exprimées, tant par ce propos du témoin que par la phrase d’introduction de M. Clément.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 12 octobre 2021 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude des faits a été respectée dans cinq des sept points soulevés par le requérant, et que l’obligation déontologique d’offre de réplique n’a pas été enfreinte.
La saisine est déclarée partiellement fondée.
Cette décision a été prise par consensus des membres présents.