Adopté en réunion plénière du 4 novembre 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 25 juin 2025, M. Christophe Dujardin a saisi le CDJM à propos d’un reportage mis en ligne par le site Frontières le 22 juin 2025 et titré : « Investigation Cash : La vérité sur Élise Lucet ! » Le requérant formule à l’encontre de cette vidéo les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité, d’absence d’offre de réplique et de volonté de nuire.
Concernant le non-respect de l’exactitude, il mentionne trois passages erronés selon lui, reprenant des éléments de la réponse diffusée sur X par la rédaction de « Cash Investigation » et le groupe France Télévisions qu’il joint à sa saisine. Il pointe d’abord la description des méthodes de travail des journalistes de l’émission ; ensuite, la mention de poursuites judiciaires dont elle a fait l’objet ; enfin, le coût annoncé d’un dîner lors d’un tournage à Dubaï, aux Émirats arabes unis.
Le requérant note également qu’aucune offre de réplique n’a été faite aux personnes mises en cause, et estime que les méthodes utilisées dans la vidéo relèvent globalement de l’intention de nuire. Selon lui, « l’introduction d’informations fausses, comme le coût du dîner, s’inscrit clairement dans une logique d’attaques ad hominem visant à détruire la réputation de Mme Lucet. »
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos de l’exactitude et de la véracité :
- Le journaliste « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
À propos de l’offre de réplique :
- Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
À propos de la volonté de nuire :
- Il doit « s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 8).
Réponse du média mis en cause
Le 28 juillet 2025, le CDJM a adressé à M. Erik Tegnér, directeur de Frontières, avec copie à M. Jordan Florentin, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM.
À la date du 4 novembre 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
✦ Le 22 juin 2025, le reportage « Investigation Cash : La vérité sur Élise Lucet ! » est diffusé sur le compte YouTube de Frontières ainsi que sur son propre site internet. Ce reportage, d’une durée de 48 minutes, est présenté par M. Jordan Florentin et alterne séquences d’interviews, images d’archives, extraits d’émissions et plateaux tournés dans la rue.
Les personnes interviewées dans le reportage sont Mme Sarah Knafo, co-présidente du parti Reconquête, présentée comme « député européenne » ; M. Kévin Vatant, « journaliste média » et rédacteur en chef de l’émission « Morandini Live », sur CNews ; M. Gilles-William Goldnadel, présenté comme « avocat/éditorialiste » et qui intervient régulièrement sur CNews ; M. Gil Rivière-Wekstein et M. Hervé Le Bars, « journalistes scientifiques », et M. Marc Blata, décrit comme un « influenceur » installé à Dubaï. Un document sonore est également diffusé, présenté comme le témoignage anonyme d’une journaliste indépendante, qui explique avoir subi du harcèlement après avoir publié « un papier » sur l’émission de Mme Élise Lucet.
Le premier quart du reportage est consacré aux méthodes de travail de la journaliste et de sa rédaction. « Méthodes discutables, harcèlement, reportages bidons », énumère M. Florentin en introduction, avant de passer des extraits d’interviews qui reprochent notamment à la journaliste d’être « agressive, [voire] irrespectueuse », dit ainsi M. Vatant. Le commentaire parle d’un « style sensationnaliste », tandis que l’un des interviewés dénonce « un procédé efficace à l’image, mais loin d’être très déontologique ».
Suit un long témoignage, filmé à Dubaï, de l’influenceur M. Blata, qui fait l’objet en France d’une plainte collective pour escroquerie. Durant sept minutes, il raconte le tournage d’une interview « un peu houleuse » qu’il a donnée à Mme Élise Lucet pour un numéro de « Cash Investigation » diffusé le 4 avril 2024.
La deuxième moitié du reportage se penche sur le fond des émissions et le choix des sujets traités : « des enquêtes très manichéennes » (voix off), « des reportages dangereux » (M. Rivière-Wekstein), « une forme d’endoctrinement » (Mme Knafo), « des journalistes qui sont davantage des militants, [pour qui] la vérité est subsidiaire, subordonnée à la cause » (M. Goldnadel). Le commentaire dénonce des reportages marqués idéologiquement, réalisés sur le service public, « avec nos impôts à nous tous » (Mme Knafo).
Le reportage s’intéresse alors plus spécifiquement à l’émission d’« Envoyé Spécial » consacrée au glyphosate, diffusée en 2019 : deux journalistes scientifiques, M. Rivière-Wekstein et M. Le Bars, critiquent l’enquête, parlent d’approximations et d’erreurs, et reprochent à la rédaction d’avoir été instrumentalisée par « le lobby concurrent du bio ».
Enfin, le dernier quart de l’émission est un portrait biographique de Mme Lucet, depuis ses années d’école jusqu’à sa longue carrière à France Télévisions. Son salaire est mentionné, avec la remarque qu’il s’agit d’argent public (à travers les impôts qui financent l’audiovisuel public) et la dénonciation de « gabegies énormes » (Sarah Knafo). En illustration est mentionné le coût d’un dîner lors du tournage à Dubaï, suivi de l’exclamation de M. Goldnadel se plaignant que que son « pognon » soit dépensé de façon supposément inconsidérée.
Sur YouTube, le média Frontières compte 526 000 abonné·es ; début novembre 2025, ce reportage affichait 789 000 vues.
✦ Le 25 juin 2025, la rédaction de « Cash Investigation » et le groupe France Télévisions ont publié un communiqué sur X, répondant à la vidéo et visant à « rétablir certains faits ». Les éléments de cette réplique sont repris dans le présent avis.
Sur les griefs d’inexactitudes
M. Dujardin désigne plusieurs informations qu’il estime erronées dans le reportage.
À propos des méthodes de travail de « Cash Investigation »
Le commentaire du reportage présente ainsi les méthodes d’interview de Mme Élise Lucet : « Finis les entretiens posés, bien préparés. Son style à elle : surprendre ses interlocuteurs sans les avoir prévenus au préalable, et leur courir après pour obtenir des réponses. » Mme Knafo, interviewée, renchérit : « Elle devrait au moins avoir plus de rigueur, au moins tenter un rendez-vous avant de se rendre dans les bureaux des gens, leur courir après avec une caméra. »
Pour le requérant, cette description est erronée : « Contrairement aux allégations de Frontières, Lucet ne surprend ses interviewés que s’ils refusent à maintes reprises d’apporter des réponses à des questions légitimes et d’intérêt public. »
Dans la réponse publiée sur X, la rédaction de « Cash Investigation » décrit plus longuement ses méthodes de travail :
« L’équipe de “Cash Investigation” ne “surprend” jamais “sans prévenir” ses interlocuteurs. Afin de respecter le principe du contradictoire, “Cash Investigation” contacte toujours les interlocuteurs plusieurs mois avant la fin des enquêtes, afin de leur proposer une interview, et ce, à de multiples reprises. Ce n’est qu’à l’issue de nombreux refus que l’équipe de “Cash Investigation” choisit parfois de tendre le micro lors d’événements professionnels. »
Le CDJM constate que cette démarche est régulièrement rappelée dans les reportages diffusés par ce magazine.
Sur ce point, le grief d’inexactitude est fondé.
À propos des poursuites judiciaires visant l’émission
Le commentaire du reportage dit que « Cash Investigation » « a fait l’objet de poursuites pour diffamations, plaintes pour violation de domicile, saisies [sic] auprès de l’Arcom : un joli palmarès dont la caïd du journalisme semble être fière ». Selon le requérant, la vidéo formule « des allégations sur des poursuites dont Lucet et “Cash Investigation” font l’objet : ceci est faux (diffamations, violation de propriété, etc.) ».
Dans son communiqué, la rédaction de « Cash Investigation » précise « que l’émission n’a jamais été condamnée par la justice, que ce soit pour diffamation ou pour violation de domicile. […] L’émission n’a pas non plus été sanctionnée par son autorité de tutelle, l’Arcom ».
Le CDJM note que le commentaire évoque des mises en examen et des procédures contre Mme Lucet et son émission qui sont avérées. Mais il n’en précise pas la conclusion judiciaire, omettant un élément essentiel à la compréhension de l’information.
Sur ce point, le grief d’inexactitude est fondé.
À propos du coût d’un repas à Dubaï
Enfin, le requérant mentionne le coût d’un repas, avancé par l’un des interviewés et non vérifié : « Frontières accuse Élise Lucet, et plusieurs membres de ses équipes, d’avoir, lors d’un déplacement à Dubaï, dépensé en argent public du contribuable (sic) 1 000 euros en allant dîner dans un luxueux restaurant (info reprise sans l’emploi du conditionnel sur X). Alors qu’il s’agit en réalité de dirhams (monnaie locale), soit 290 euros. »
À ce propos, la rédaction de “Cash Investigation” précise : « Si les membres de Frontières avaient mené leur travail de journalistes, ils auraient donc contacté en amont la rédaction de “Cash investigation”, qui leur aurait fourni la facture de ce dîner, conservée par Premières Lignes, l’agence de presse qui produit le magazine. Ils auraient alors découvert que la note pour toute la table s’élevait en réalité à 1 156 dirhams des Émirats arabes unis, soit 290 euros. »
Sur ce dernier point, le CDJM note qu’une mise à jour a été insérée par Frontières dans la description de la vidéo sur sa chaîne YouTube et sur son site. Cette mise à jour, qui n’est pas datée, indique que « Frontières prend acte du rectificatif apporté par les équipes de “Cash Investigation” concernant le repas d’Élise Lucet et de ses équipes à Dubaï, d’un montant total de 290 euros, et non 1 000 euros, comme l’a affirmé Marc Blata à nos équipes. Cependant, notre rédaction note que le standard d’un repas par personne à Dubaï est de 35 euros, soit moins que les 58 euros par personne réglés lors de ce dîner par les équipes de “Cash Investigation”. »
Le CDJM constate que la simple présence de cette « mise à jour », dans laquelle le média ne reconnaît pas explicitement avoir commis une erreur, ne peut être considérée comme une rectification « rapide, explicite, complète et visible » de l’erreur commise, comme le prévoit la Charte d’éthique mondiale des journalistes et comme décrit par la recommandation « Rectification des erreurs : les bonnes pratiques » du Conseil.
Le grief d’inexactitude est fondé.
Sur le grief d’absence d’offre de réplique
✦ Concernant le grief d’absence d’offre de réplique, le requérant signale « la non-vérification des faits (ni même de contact auprès des mis en cause) ».
Mme Lucet précise dans le communiqué publié sur X : « Jamais [les équipes de Frontières] n’ont sollicité en amont l’équipe de “Cash Investigation“, ni Élise Lucet. Frontières s’en vante même dans leur commentaire lorsqu’ils expliquent tenter de “surprendre” Élise Lucet en précisant : “Nous y sommes allés sans la prévenir évidemment, en mode Cash Investigation”. »
Pour « Cash Investigation », cette absence de prise de contact est illustrée notamment par l’erreur sur le coût du repas : « Les membres de Frontières, qui se présentent comme des journalistes, ne respectent pas les règles élémentaires de notre profession, à savoir vérifier ses informations et contacter les personnes que l’on met en cause. Si les membres de Frontières avaient mené leur travail de journalistes, ils auraient donc contacté en amont la rédaction de “Cash investigation”, qui leur aurait fourni la facture de ce dîner. »
Le grief d’absence d’offre de réplique est fondé.
Sur le grief d’intention de nuire
✦ Concernant le grief d’intention de nuire, le requérant remarque que « l’introduction d’informations fausses, comme le coût du dîner, s’inscrit clairement dans une logique d’attaques ad hominem visant à détruire la réputation de Mme Lucet. Cet acharnement est d’autant plus troublant qu’il cible une journaliste reconnue pour son engagement à “traquer les puissants et s’attaquer aux riches depuis des années” comme le dit M. Da Rocha en introduction, ce qui rend l’attaque encore plus calculée. »
Le CDJM constate que la présence d’informations inexactes (telles que celles analysées plus haut dans cette saisine) ne présage pas à elle seule une intention de nuire. Elle peut ainsi résulter d’une négligence dans la vérification des informations.
Dans le cas de la vidéo de Frontières cependant, plusieurs éléments permettent de caractériser l’intention de nuire. Le CDJM note ainsi que les inexactitudes relevées sont toutes à charge (lire ci-dessus), qu’aucune offre de réplique n’a été proposée aux personnes ou organisations mises en causes (lire ci-dessus) et que le commentaire formule de nombreuses insinuations sur un ton accusatoire, alors que ces critiques se révèlent pour une bonne part sans fondement.
Le grief d’intention de nuire est fondé.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 4 novembre 2025 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de respect de la véracité et d’offre de réplique aux personnes mises en cause n’ont pas été respectées par Frontières, et que l’intention de nuire est caractérisée dans ce reportage.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.
