Adoptés en réunion plénière du 14 octobre 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Mme Valentine Vignault, le 11 juin 2025, et M. Anthony Maréchal, le 15 juin 2025, ont saisi le CDJM ; M. Maréchal à propos d’un article publié le 10 juin 2025 par Le Figaro, titré « Immigration : plus de 100 000 Afghans vivent en France, les demandes d’asile en hausse “exponentielle” », et Mme Vignault à propos du post faisant la promotion de cet article sur les réseaux sociaux X et Facebook.
L’article, qui rend compte d’un rapport publié par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) sur l’immigration afghane en France, cite une étude réalisée en Afghanistan en 2013, selon laquelle « 99 % des Afghans se déclarent alors favorables à la charia et 85 % à la lapidation en cas d’adultère ». Cette phrase est reprise, légèrement modifiée, dans le post faisant la promotion de l’article sur les réseaux sociaux, accompagnée d’une photo représentant un Coran brandi ouvert.
Les requérants formulent tous deux le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité, ainsi que, dans la saisine de M. Maréchal sur l’article en cause, celui de propagation de discriminations.
Recevabilité
Ces saisines concernent deux actes journalistiques différents, l’un signé par une journaliste du Figaro, l’autre validé par l’équipe qui gère les réseaux sociaux dans ce quotidien. Cependant, l’un n’existerait pas sans l’autre : le CDJM a donc décidé de joindre ces deux actes journalistiques dans le présent avis pour aider à la compréhension de la décision, bien qu’ils aient fait l’objet d’analyses séparées au sein du Conseil.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
- Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).
À propos du respect de la dignité humaine :
Réponse du média mis en cause
Le 20 juin 2025, le CDJM a adressé à M. Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro, avec copie à Mme Élisabeth Pierson, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
À la date du 14 octobre 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
✦ L’article du Figaro en cause se présente comme le compte-rendu d’un rapport publié par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) le 4 juin 2025 et titré « L’immigration afghane en France : un événement de grande ampleur ».
Dans sa première partie, l’article retrace la hausse de l’immigration afghane en France depuis une vingtaine d’années, passée de 1 700 Afghans dans l’Hexagone en 2007 à près de 100 000 en 2025. La seconde partie compare les chiffres de l’immigration afghane dans les différents pays européens, soulignant qu’en France le taux de réponses positives aux demandes d’asile de réfugiés afghans est plus élevé que la moyenne européenne. Enfin, la troisième partie de l’article décrit les raisons de ce qui est qualifié de « difficile intégration ».
C’est dans cette troisième partie que se trouve la phrase objet des deux saisines. La journaliste écrit : « Les Afghans restent marginalisés, d’abord par une forte divergence culturelle. Selon une étude du Pew Research Center de 2013 citée dans le rapport, 99 % des Afghans se déclarent alors favorables à la charia et 85 % à la lapidation en cas d’adultère. Leur faible niveau éducatif constitue également un frein important à l’insertion et à l’accès à l’emploi. Plus de 40 % des personnes interrogées par l’Ofii ont déclaré ne jamais avoir été scolarisées. »
Le post annonçant cet article sur les réseaux sociaux se compose d’une reprise du titre de l’article (« Immigration : plus de 100 000 Afghans vivent en France, les demandes d’asile en hausse “exponentielle” ») suivie d’un hyperlien y renvoyant, de la mention en caractères gras « 99 % des Afghans se déclarent favorables à la charia et 85 % à la lapidation en cas d’adultère », et d’une photo d’un Coran brandie devant une foule. Sur Facebook, ce message avait été, à la date du 14 octobre 2025, « liké » 3 800 fois, fait l’objet de 1 500 commentaires et de 1 000 partages. Sur X, le message équivalent signalé par la requérante a été supprimé.
Sur le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité
✦ Les deux requérants reprochent une citation inexacte des résultats de l’étude du Pew Research Center. Dans la saisine 25-078, M. Maréchal souligne que « les chiffres annoncés viennent d’un sondage en Afghanistan en 2013 » et que « l’article fait un lien […] avec la population immigrée » actuelle en France.
À propos du post publié sur X, Mme Vignault reproche dans la saisine 25-076 que les « chiffres d’une étude [soient] présentés sans contexte. L’étude citée ne concerne pas les Afghans immigrés, mais les citoyens d’Afghanistan, dans leur pays, en 2013. » Au-delà, elle interroge la méthodologie de l’étude : « Quel degré de liberté de la population pour répondre au sondage ? Est-ce représentatif de ceux qui ont quitté le pays, surtout après 2018 ? »
✦ Les griefs des deux requérants sont liés au fait que d’une part, il n’est pas précisé dans l’article ni dans le post que ce sondage n’a pas été réalisé auprès de la population afghane en France, et que d’autre part, la mention de ce sondage réalisé il y a douze ans semble peu pertinente pour caractériser les Afghans réfugiés en France aujourd’hui.
Dans l’article publié sur le site
Le CDJM note que la citation de l’étude du Pew Research Center est bien présente dans le rapport dont l’article rend compte. Il est ainsi écrit dans le rapport de l’Ofii : « Une étude du Pew Research Center de 2013 faisait apparaître la difficulté d’intégrer les Afghans, ceux-ci se déclarant à 99 % favorables à la charia et 85 % à la lapidation en cas d’adultère. »
Dans ce même rapport, une note renvoie à cette étude du Pew Research Center, « The World’s Muslims: Religion, Politics and Society », publiée en avril 2013. Cette étude a été menée auprès de la population musulmane de 39 pays du monde, et abordait des questions sur leur vision de la religion, la politique et la société. Dans l’appendice C sur la méthodologie de l’étude, on apprend que pour l’Afghanistan, 1 509 personnes ont été interrogées, et que ce sont majoritairement des hommes (« Gender Imbalances: In Afghanistan and Niger, the survey respondents are disproportionately male »). Mme Vignault note à ce propos : « L’institut qui a réalisé le sondage précise ses biais, non indiqués dans l’article et encore moins dans le titre du Figaro. »
De plus, le CDJM constate que le rapport de l’Ofii – même s’il ne précise pas où il a été mené – emploie l’imparfait pour évoquer ce sondage ancien (« faisait apparaître »). Une nuance qui disparaît en partie dans l’article du Figaro (qui utilise l’adverbe « alors », mais emploie le présent) : « 99 % des Afghans se déclarent alors favorables à la charia »). Cela contribue à brouiller la frontière entre passé et actualité, et entre Afghanistan et France.
Ce risque de confusion est accentué par les phrases qui suivent et parlent sans équivoque de la situation en France en 2025 : « Leur faible niveau éducatif constitue également un frein important à l’insertion et à l’accès à l’emploi. Plus de 40 % des personnes interrogées par l’Ofii ont déclaré ne jamais avoir été scolarisées. »
Le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité est fondé.
Dans la publication sur les réseaux sociaux
Quant au post diffusé sur X et sur Facebook, l’adverbe « alors » disparaît, et plus rien n’indique que la phrase « 99 % des Afghans se déclarent favorables à la charia et 85 % à la lapidation en cas d’adultère » se rapporte à un sondage réalisé en d’autres temps et d’autres lieux. Le seul accompagnement est le titre de l’article, qui sous-entend au contraire un lien direct avec l’actualité nationale en indiquant que « plus de 100 000 Afghans vivent en France ».
Le CDJM constate ainsi que Le Figaro publie en juin 2025 sur les réseaux sociaux un message sur l’immigration afghane en France, assorti d’un chiffre provenant d’une enquête datant de 2013 réalisée en Afghanistan sur la charia et la lapidation et d’une image sur le Coran.
Ce post est inexact dans la mesure où il relie deux sujets géographiquement et temporellement très éloignés : imputer à une population présente en France en 2025 les résultats d’une enquête réalisée auprès d’une population en Afghanistan douze ans plus tôt, avec un échantillon quasi uniquement masculin, n’a aucun sens, tant le contexte a changé en Afghanistan depuis l’arrivée au pouvoir des talibans en 2021. Beaucoup d’Afghans arrivés en France depuis 2021 sont des réfugiés politiques opposés aux talibans, à la charia et à la lapidation.
Le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité est fondé.
Sur le grief de nourrir les préjugés
✦ Selon Mme Vignault, « en postant un message sur l’immigration actuelle et en l’associant à une image non représentative, Le Figaro trompe volontairement le lecteur, stigmatise une population selon sa nationalité et alimente la peur et le rejet. » Le CDJM remarque que citer une étude de 2013, sans recoupement ni contextualisation, pour analyser la situation en 2025 interroge la loyauté intellectuelle. L’amalgame entre sondages anachroniques et données actuelles sur l’immigration afghane en France renforce un préjugé. Et la promotion de l’article sur les réseaux sociaux X et Facebook, avec la mise en avant des chiffres sur la charia et la lapidation, sans aucune contextualisation temporelle, alimente volontairement cet amalgame.
Le grief de nourrir les préjugés est fondé.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 14 octobre 2025 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité a été enfreinte par Le Figaro et que celle de ne pas nourrir les préjugés n’a pas non plus été respectée.
Les saisines sont déclarées fondées.
Cet avis a été adopté par consensus.
