Adopté en réunion plénière du 22 juillet 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 26 mai 2025, M. Laurent Dauré a saisi le CDJM à propos d’une dépêche de l’Agence France-Presse (AFP) diffusée le 21 mai 2025, titrée « Cannes : Assange sur la Croisette pour promouvoir un documentaire à son sujet », et reprise par des sites d’information comme Franceinfo ou Europe 1.
M. Dauré saisit le CDJM à titre individuel mais précise qu’il est « journaliste indépendant et porte-parole du comité de soutien Assange », collectif qui a rendu cette saisine publique sur son site internet. Il considère que l’agence n’a pas respecté l’exactitude et la véracité, reprenant « des éléments de la campagne de dénigrement contre Julian Assange et WikiLeaks ». Il pointe deux passages de la dépêche concernée : l’un concerne la publication, en 2011, de documents diplomatiques américains non caviardés au risque de mettre en danger les personnes qui y sont nommées ; l’autre revient sur les liens supposés entre M. Julian Assange et les services secrets russes lors de la campagne pour la présidentielle américaine de 2016.
Le requérant ajoute que les dépêches de l’AFP sont « reprises par les médias qui se documentent en [les] consultant ou [les] “bâtonnent” simplement [l’expression désigne le fait de republier une dépêche après l’avoir éventuellement retravaillée, ndlr] ». Un fonctionnement qui a, selon lui, donné de l’écho à des « calomnies » qui « ont beaucoup nui à la constitution d’un vaste mouvement de solidarité autour du journaliste australien pendant [son emprisonnement] ». « Il est d’autant plus incompréhensible, conclut-il, que l’AFP continue de les relayer presque un an après sa libération. »
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
Réponse du média mis en cause
Le 30 mai 2025, le CDJM a adressé à M. Phil Chetwynd, directeur de l’information de l’AFP, avec copie à M. Mehdi Lebouachera, rédacteur en chef, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 22 juillet 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ La dépêche AFP qui fait l’objet de cette saisine, titrée « Cannes: Assange sur la Croisette pour promouvoir un documentaire à son sujet », est longue de près de 3 700 signes. Elle revient sur l’apparition de M. Julian Assange au Festival de Cannes 2025, à l’occasion de la présentation dans la section « Séances spéciales » du documentaire The Six Billion Dollar Man, du réalisateur américain M. Eugene Jarecki.
Après avoir décrit l’état de forme de M. Assange et son comportement pendant une séance photo, le texte rappelle qu’un accord avec la justice américaine lui a permis de rentrer en Australie en juin 2024, après avoir passé cinq ans détenu dans une prison anglaise et sept ans réfugié à l’intérieur de l’ambassade d’Équateur à Londres.
La dépêche décrit ensuite le documentaire lui-même, expliquant que l’intention de M. Jarecki est de « présenter une nouvelle image de l’ancien hacker de 53 ans et ses “qualités héroïques”, contrant les idées reçues sur Assange, dont les méthodes et la personnalité ont fait une figure controversée ». L’AFP a pu l’interroger à Cannes et reprend une citation extraite de l’échange : « “Je pense que Julian Assange s’est mis en danger pour le principe d’informer le public sur ce que les entreprises et les gouvernements du monde entier font en secret”, a pour sa part déclaré Eugene Jarecki à l’AFP. »
La fin du texte explique que M. Jarecki « ne s’attarde pas sur les zones d’ombre de son protagoniste, notamment lorsqu’il a mis des vies en danger en publiant des câbles diplomatiques américains non caviardés, avec les noms d’informateurs, y compris des militants des droits humains ». Avant de consacrer trois paragraphes à une autre controverse :
« Le réalisateur rejette également tout lien entre Wikileaks et les services secrets russes au sujet de la fuite des e-mails du Parti démocrate juste avant la présidentielle américaine de 2016, qui a débouché sur la défaite d’Hillary Clinton face à Donald Trump.
Le procureur spécial Robert Mueller, qui a enquêté sur l’ingérence russe dans cette élection, a découvert des preuves indiquant que les renseignements militaires russes avaient piraté le Parti démocrate pour ensuite transférer les informations à Wikileaks.
“En dehors de déclarations de gens du Parti démocrate, nous n’avons trouvé aucune trace d’un lien entre Wikileaks et la Russie”, a assuré Jarecki. »
À propos de la publication des documents diplomatiques américains
➔ Le requérant conteste ce qui est, selon lui, le « passage le plus grave de la dépêche » : « Jarecki ne s’attarde pas sur les zones d’ombre de son protagoniste, notamment lorsqu’il a mis des vies en danger en publiant des câbles diplomatiques américains [des communications écrites confidentielles du département d’État, ndlr] non caviardés, avec les noms d’informateurs, y compris des militants des droits humains. »
M. Dauré explique d’abord que « les autorités états-uniennes n’ont jamais pu fournir un seul exemple, y compris dans l’enceinte de tribunaux, de personnes dont la vie aurait été mise en danger du fait des actions de WikiLeaks », citant le texte de l’accord passé entre M. Assange et les autorités américaines : « Le gouvernement a indiqué qu’il n’y avait pas de personne victime dans cette affaire. »
Il ajoute qu’en ce qui concerne la publication des documents non caviardés, « la faute [en incombe] à deux collaborateurs du Guardian [quotidien britannique qui était partenaire de WikiLeaks, ndlr]. Luke Harding et David Leigh avaient en effet publié dans un livre le mot de passe que Julian Assange avait confié au second pour accéder au fichier dans le cadre de leur partenariat. Cette négligence catastrophique […] ne fut jamais attribuée à ses auteurs. L’organisation tenta d’empêcher la dissémination et informa le département d’État US du risque. »
➔ Le CDJM constate qu’à la fin de l’été 2011, WikiLeaks et les médias auxquels elle était associée (dont le Guardian) se sont renvoyé la responsabilité de la diffusion des « câbles » dans leur version intégrale. Dans un communiqué daté du 1er septembre cité par le requérant, WikiLeaks accuse ainsi « un journaliste du Guardian [d’avoir] divulgué par négligence les mots de passe de décryptage top secret de WikiLeaks donnant accès à des centaines de milliers de câbles diplomatiques américains non publiés et non expurgés ». Dans une déclaration rendue publique le même jour et reprise dans un article, le Guardian niait toute responsabilité dans la diffusion de ces fichiers :
« Il est absurde de suggérer que le livre du Guardian sur WikiLeaks ait compromis la sécurité de quelque manière que ce soit. Notre livre sur WikiLeaks a été publié en février dernier. Il contenait un mot de passe, mais aucun détail sur l’emplacement des fichiers, et on nous a dit qu’il s’agissait d’un mot de passe temporaire qui expirerait et serait supprimé en quelques heures.
« Il s’agissait d’une information sans importance pour quiconque, à l’exception de la ou des personnes qui ont créé la base de données. Aucune inquiétude n’a été exprimée lors de la publication du livre […]. »
Comme le rappelle le requérant, WikiLeaks a fini par publier elle-même, le 2 septembre 2011, les documents concernés, pour « avertir au plus vite les personnes potentiellement en danger ».
En février 2020, Le Monde est revenu sur cette controverse, qui s’est retrouvée selon le quotidien « au cœur des débats » du procès de M. Assange. L’article note qu’« à l’époque, une copie de cette archive complète circule sur Internet, dans des espaces en ligne cachés mais accessibles avec un peu d’astuce, sans que l’on sache, encore aujourd’hui, qui l’a mise en ligne et dans quelles conditions ».
➔ Le CDJM considère que la dépêche aurait dû préciser que la responsabilité de M. Assange et de WikiLeaks dans la publication des documents concernés faisait l’objet d’une controverse, l’organisation et le média concerné se renvoyant les accusations de mise en danger des personnes dont les noms y figurent. Certes, la dépêche se concentre sur l’événement cannois que constitue la présentation du documentaire. Mais l’AFP ne se contente pas de relayer le propos de l’œuvre proposée, elle entend évoquer aussi des « zones d’ombre » du film. La formule utilisée (« il a mis des vies en danger en publiant des câbles […] ») manque de prudence et le passage ne présente pas tous les éléments nécessaires à la bonne compréhension de l’information.
Sur ce point, le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité est fondé.
À propos des liens supposés entre WikiLeaks et les services secrets russes
➔ Le requérant considère « très contestable » un autre passage de la dépêche, qui porte sur les liens supposés entre WikiLeaks et les services secrets russes, dans le contexte de la publication des e-mails des responsables du parti démocrate lors de la campagne présidentielle américaine de 2016 : « Le procureur spécial Robert Mueller, qui a enquêté sur l’ingérence russe dans cette élection, a découvert des preuves indiquant que les renseignements militaires russes avaient piraté le Parti démocrate pour ensuite transférer les informations à Wikileaks. »
Pour M. Dauré, « si Eugene Jarecki [le réalisateur du documentaire, ndlr] rejette tout lien entre WikiLeaks et les services secrets russes, c’est peut-être pour la bonne raison… qu’il n’y en a pas. Ces “liens avec la Russie” sont souvent suggérés mais jamais étayés. »
Il s’interroge sur l’utilisation de l’expression « des preuves indiquant que » dans le passage cité : « Une preuve est une preuve, ce n’est pas un indice, elle démontre. Or, contrairement à ce qu’affirment l’AFP et d’autres, il n’est pas établi que ce sont des hackers russes qui ont fourni à WikiLeaks les courriels compromettants concernant Hillary Clinton et l’establishment démocrate. Et il est faux de dire que le rapport Mueller en apporte la preuve. »
Le requérant s’appuie sur un article du site américain RealClearInvestigations. Il cite aussi les propos de M. Assange lui-même, lors d’une interview diffusée par la chaîne américaine Fox News en janvier 2017 : « Les sources de WikiLeaks en ce qui concerne les courriels de Podesta et la fuite du DNC ne sont membres d’aucun gouvernement. Ce ne sont pas des acteurs étatiques. Elles ne viennent pas du gouvernement russe. »
➔ Le CDJM considère que l’utilisation du terme « preuves » pour désigner les éléments du rapport Mueller concernés est ambiguë. En droit, une preuve est la « démonstration de l’existence d’un fait matériel ou d’un acte juridique », selon une des définitions du dictionnaire Le Robert. Mais une preuve peut aussi être « ce qui sert à établir qu’une chose est vraie », selon le même ouvrage. Ainsi, dans le langage courant, on parle de preuves « fragiles » ou d’un « faisceau de preuves ».
Le CDJM constate aussi qu’après le passage relevé par le requérant, la dépêche donne la version du documentariste, que l’agence a pu interroger : « “En dehors de déclarations de gens du Parti démocrate, nous n’avons trouvé aucune trace d’un lien entre Wikileaks et la Russie”, a assuré Jarecki. » Une version des faits favorable à M. Assange est bien présentée dans la dépêche, ce qui assure le respect du « contradictoire » dans l’évocation de cette controverse.
Le Conseil note enfin que ce passage en fin de dépêche ne constitue pas son information essentielle (la présentation à Cannes d’un documentaire sur M. Assange), mais qu’il vise à donner des éléments de contexte au film réalisé sur le parcours de l’activiste australien. Dans ce cadre, on ne peut attendre d’un journaliste qu’il entre dans tous les détails d’une affaire complexe.
Sur ce point, le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité n’est pas fondé.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 22 juillet 2025 en séance plénière, estime que l’AFP n’a pas respecté l’obligation déontologique de respect de l’exactitude et de la véracité dans un des deux passages relevés par le requérant, et qu’elle l’a respectée dans l’autre.
La saisine est déclarée partiellement fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.