Adopté en réunion plénière du 10 juin 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 11 février 2025, Mme Anne Thierry a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 8 février 2025 par Le Journal du dimanche sur son site et titré : « Meurtre de Louise dans l’Essonne : la garde à vue du couple levée sans poursuites ».
Mme Anne Thierry expose plusieurs éléments qu’elle estime relever du grief de non-respect de la vie privée, dont la divulgation de « noms des suspects de façon reconnaissable », et « le fait que l’identité de l’homme laisse deviner une origine maghrébine permet de sous-entendre l’idée que l’immigration serait factrice de troubles ».
Recevabilité
Le CDJM a considéré à l’issu de la délibération concernant cette saisine de ne pas citer l’identité des personnes mises en cause dans l’article du Journal du Dimanche.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect du respect de la vie privée :
- Il « respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « s’obliger à respecter la vie privée des personnes », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 5).
- Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées » et « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8).
- Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).
À propos de la diffusion de préjugés :
Lire également la recommandation du CDJM à propos du traitement des faits divers.
Réponse du média mis en cause
Le 21 février 2025, le CDJM a adressé à M. Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction du Journal du dimanche, avec copies à Mme Marianne Lecach et M. Geoffroy Antoine, journalistes, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 10 juin 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ L’article en cause est consacré à l’enquête sur le meurtre d’une petite fille de 11 ans retrouvée morte dans un bois après avoir disparu à la sortie de son collège à Épinay-sur-Orge (Essonne). Une première version de cet article, mise en ligne le 8 février 2025 à 12 h 20, est titrée : « Meurtre de Louise dans l’Essonne : qui sont les suspects ? ». Il est indiqué dans le chapô (texte introductif) qu’« un homme de 23 ans et une femme de 20 ans ont été arrêtés et placés en garde à vue » et que « selon les informations du JDD, les suspects sont [suit le prénom et l’initiale du nom], un homme de 23 ans de “type nord-africain”, et [suit le prénom et l’initiale du nom], une femme de 20 ans de “type européen”. Le premier compte six mentions au traitement des antécédents judiciaires (TAJ), nous indique une source policière. » La suite de l’article est un bref rappel des faits, disparition de la fillette le 7 février 2025 et découverte de son corps le lendemain.
Cet article a été mis à jour le 9 février à 20 h 37. Dans cette seconde version, pour laquelle le CDJM est saisi, le titre est : « Meurtre de Louise dans l’Essonne : la garde à vue du couple levée sans poursuites ». Le chapô a été modifié : « Un couple avait été interpellé à Épinay-sur-Orge dans la nuit de vendredi à samedi. Mais le jeune homme et sa compagne ont finalement été relâchés après des vérifications les mettant hors de cause. Ce dimanche 9 février, dans le cadre de l’enquête, une nouvelle battue était en cours en Essonne. »
Puis il est précisé que « selon les informations du JDD, les suspects étaient [suit le prénom et l’initiale du nom], un homme de 23 ans de “type nord-africain”, et [suit le prénom et l’initiale du nom], une femme de 20 ans de “type européen”. Le premier compte six mentions au traitement des antécédents judiciaires (TAJ), nous indique une source policière. Il avait été aperçu sur des caméras de vidéosurveillance qui avaient permis de retrouver la trace de Louise. Le jeune homme avait alors été interpellé à son domicile. Sa conjointe, âgée de 20 ans, également présente dans l’appartement, avait aussi été arrêtée. »
Citant le quotidien Le Parisien, Le Journal du dimanche ajoute que « le jeune homme aurait indiqué se trouver à une boulangerie dans une ville voisine à l’heure où la petite Louise aurait été tuée » et qu’on n’a pas retrouvé chez lui des habits semblables à ceux portés par le suspect filmé par une caméra de surveillance. La suite de l’article donne des précisions sur l’enquête et reprend le rappel des faits de la première version.
Sur le grief de non-respect de la vie privée
➔ Mme Anne Thierry, requérante, indique que Le Journal du dimanche […] a divulgué les noms des suspects de façon reconnaissable (prénom + initiale du nom de famille), sans respect de la présomption d’innocence et de la vie privée de ces personnes ». Elle affirme que les deux « ont été désignés (à tort, qui plus est) comme suspects. Leur identité a été dévoilée, [et ils] ont à mon sens été victimes d’un préjudice fort. »
➔ Les deux journalistes auteurs de l’article du Journal du dimanche évoquent les deux personnes, qui, selon leurs informations, étaient présentées comme suspectes. Les prénoms sont complets et les noms sont mentionnés avec les initiales. L’indication de leur prénom et de l’initiale de leur nom, auquel s’ajoute le lieu de leur interpellation, un appartement à Épinay-sur-Orge, l’article précisant qu’il s’agit du domicile de l’homme, les rend identifiables par leur entourage et sans doute de nombreuses personnes de cette ville qui compte 10 500 habitants, ce que confirment les très nombreuses désignations complètes de leur identité qui sont apparues sur les réseaux sociaux.
Si aucune règle déontologique n’interdit aux médias de publier le nom d’une personne impliquée – à l’exception des mineurs et des victimes d’infractions sexuelles –, la révélation d’une identité doit être nécessaire à la compréhension des faits (lire la recommandation du CDJM sur le traitement des faits divers).
En l’espèce, l’identité des suspects n’est pas utile à la compréhension d’une affaire dont l’enquête a tout juste commencé. Elle l’est encore moins dans la version actualisée de l’article qui précise qu’« un couple avait été interpellé à Épinay-sur-Orge dans la nuit de vendredi à samedi. Mais le jeune homme et sa compagne ont finalement été relâchés après des vérifications les mettant hors de cause ».
Le maintien de l’identité des personnes alors qu’elles sont mises hors de cause n’a pas de justification pour la compréhension des faits. Il renouvelle l’atteinte à la vie privée. Certes, le titre de l’article est modifié, de « Meurtre de Louise dans l’Essonne : qui sont les suspects ? » en « Meurtre de Louise dans l’Essonne : la garde à vue du couple levée sans poursuites ». Mais les mentions concernant les ex-suspects ne le sont pas : « Selon les informations du JDD, les suspects sont » devient « Selon les informations du JDD, les suspects étaient ». Plusieurs informations qui n’ont aucun rapport avec l’enquête mais qui conduisent le lecteur à s’interroger sur leur culpabilité sont maintenues, et notamment celle concernant le jeune homme. L’allusion aux « six mentions au traitement des antécédents judiciaires (TAJ) » est particulièrement infondée, ce fichier ne recensant pas uniquement des personnes condamnées, mais aussi des victimes d’infractions.
Sur le grief d’incitation à la discrimination
➔ La requérante estime que « le fait que l’identité de l’homme laisse deviner une origine maghrébine permet de sous-entendre l’idée que l’immigration serait factrice de troubles et que les faits divers lui sont généralement imputables ».
➔ L’angle de l’article originel, qui transparaît encore dans la seconde version, est d’indiquer qui sont « qui sont les suspects ». Il n’est répondu à cette question que par une indication sur le « type » des deux personnes, l’un « nord-africain » et l’autre « européen », et la précision sur les six mentions du jeune homme au traitement des antécédents judiciaires (TAJ). Ces indications ne sont pas nécessaires à la compréhension des faits présentés – l’interpellation de deux personnes, présumées innocentes, puis leur mise hors de cause. Elles participent à la diffusion de préjugés.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 10 juin 2025 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques de respect de la vie privée et de précaution pour éviter de faciliter la propagation de discriminations n’ont pas été respectées par Le Journal du dimanche.
La saisine est déclarée fondée. Cet avis a été adopté par consensus.