Adopté en réunion plénière du 18 mars 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 6 décembre 2024, M. Thomas Dietrich a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 3 décembre 2024 sur le site de la radio RFI sous le titre « Tchad : les dessous de la décision de Ndjamena de dénoncer son accord de défense avec Paris ».
M. Dietrich, qui indique dans sa saisine être « journaliste d’investigation spécialisé sur la Françafrique », formule le grief de reprise d’informations exclusives sans mention du média à leur origine. Il explique que « le 30 novembre, [il a] publié une vidéo révélant les dessous de la rupture entre la France et le Tchad, suite à la visite du ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot au Tchad » dans sa chaîne « Chroniques de Françafrique » sur YouTube. Selon lui, « trois infos exclusives sur les coulisses de la rupture entre la France et le Tchad […] ont été reprises par RFI sans [le] citer ». Il joint à sa saisine un lien vers « un petit montage diffusé sur X et TikTok présentant les étranges similitudes entre les “révélations” de RFI et les [siennes] ».
Recevabilité
La saisine est recevable. Vu son sujet, et comme le prévoit l’article 4 du règlement intérieur du CDJM, une offre de médiation a été faite aux parties. Elle a été acceptée par le requérant, mais refusée par le média, qui souligne les critiques récurrentes visant RFI que M. Dietrich poste sur les réseaux sociaux.
La procédure d’examen par le Conseil a donc été menée à son terme jusqu’à l’adoption du présent avis.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de la non-citation des confrères :
- Il « cite les confrères dont il utilise le travail, ne commet aucun plagiat », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 8).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
- Il « fera preuve de confraternité et de solidarité à l’égard de ses consœurs et de ses confrères, sans renoncer pour la cause à sa liberté d’investigation, d’information, de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 12).
Réponse du média mis en cause
Le 12 décembre 2024, le CDJM a adressé à M. Jean-Marc Four, directeur de RFI, avec copie à Mme Mounia Daoudi, adjointe au directeur de RFI chargée de l’information Afrique, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le 24 décembre 2024, M. Four a répondu au CDJM. Il considère que « les accusations de notre confrère Thomas Dietrich sont totalement injustifiées » M. Four affirme qu’« à aucun moment [RFI n’a] repris le contenu de la vidéo de Thomas Dietrich » ni revendiqué à l’antenne de RFI ou sur les réseaux sociaux « un éventuel caractère “exclusif” des informations d’Esdras Ndikumana [le journaliste de RFI auteur du papier audio repris sur le site de RFI, ndlr] ».
Il indique aussi qu’« Esdras Ndikumana travaille sur le dossier tchadien depuis 2017, et a su gagner le respect du pouvoir, de la société civile et de l’opposition ».
Analyse du CDJM
➔ Le CDJM constate en préambule qu’à la lecture des propos du requérant comme du média apparaît une situation conflictuelle récurrente entre les deux parties.
➔ L’article mis en cause est la version écrite adaptée pour le site de RFI d’un papier audio diffusé, selon M. Jean-Marc Four, « une première fois dans le journal Afrique du lundi 2 décembre à 23 h 30 » puis « à plusieurs reprises » dans les éditions matinales de RFI le 3 décembre 2024. Le texte publié reprend les informations présentées par le journaliste M. Esdras Ndikumana, qui revient sur la rupture des accords de coopération de défense avec la France, intervenue le 28 novembre 2024. Les autorités tchadiennes l’ont annoncée quelques heures après une rencontre entre le ministre français des Affaires étrangères, M. Jean-Noël Barrot, et le président tchadien, M. Mahamat Idriss Déby Itno. L’article rapproche cette « décision soudaine et brutale » du fait que cette rencontre se serait mal passée, selon, écrit RFI, « nos sources tchadiennes ».
➔ M. Thomas Dietrich affirme que ces informations reprennent sans le citer celles qu’il a publiées le 30 novembre 2024 dans une vidéo de 12 min 30 s diffusée sur sa chaîne sur YouTube « Chroniques de Françafrique » et titrée « Le jour où Macron a perdu le Tchad ». Il en a diffusé sur Tik Tok une version ramenée à 6 min 40 s le dimanche 1er décembre 2024. Pour lui, « il n’est absolument pas possible que RFI n’ait pas eu connaissance de mon travail ; certains passages du sujet de RFI reprennent quasiment mot pour mot le propos de ma vidéo ».
Le directeur de RFI explique que dès le 1er décembre 2024, M. Esdras Ndikumana a travaillé sur ce sujet : « Alerté par une source diplomatique africaine dans la journée de dimanche, il s’entretient, tard dans la soirée de ce même jour, avec une source ministérielle tchadienne. Dans la matinée de lundi, il parvient à confronter ces informations à celles d’un haut gradé de l’armée et d’un universitaire spécialiste du pays. » M. Jean-Marc Four affirme que M. Ndikumana « n’a découvert les informations publiées le 30 par Thomas Dietrich qu’après que ce dernier [a] mis en cause publiquement sa probité ». Il signale au CDJM que « l’une [des sources de M. Thomas Dietrich] au moins, de type universitaire, surprise par la polémique, nous a indiqué avoir été en contact avec Thomas Dietrich et Esdras Ndikumana ».
M. Dietrich s’inscrit en faux sur ce point : dans un courrier au CDJM, il se dit « fort surpris d’apprendre que j’aurais contacté un universitaire étranger spécialiste du Tchad, qui serait une source commune avec RFI. Comme cette source nous est visiblement partagée et que nous ne risquons donc pas de la trahir, je prierai RFI de nous informer du nom de celle-ci, car je peux vous assurer que je n’ai dans le cadre de mon enquête contacté aucune personne qui ressemble de près ou de loin à un universitaire ». Cette demande a été transmise à RFI, qui l’a refusée en invoquant le secret des sources.
➔ Le CDJM constate que la décision du gouvernement tchadien de dénoncer l’accord de défense avec Paris est une information d’intérêt général, et que les deux médias ont cherché à en révéler les coulisses. Lors de la visite du ministre français, la délégation française était nombreuse (incluant les diplomates en poste à N’Djamena), et de nombreux officiels étaient au côté du président tchadien : cela fait autant de sources possibles pour raconter le déroulement et les coulisses de cette rencontre.
Aucun des deux médias ne s’attribue la révélation d’informations exclusives. Ce terme n’est pas utilisé par RFI. Il ne l’est pas non plus dans la vidéo de M. Dietrich, mais apparaît dans la vignette d’annonce de cette vidéo visible sur YouTube, ce qui peut être considéré comme un élément marketing plus qu’informatif.
➔ Sur la forme, la vidéo publiée par M. Dietrich sur sa chaîne YouTube est longue (12 min 27 s). Évoquant les relations entre la France et le Tchad à l’occasion d’un voyage de M. Barrot à N’Djamena, M. Dietrich dénonce le système de la « Françafrique » dans une critique virulente de la politique du président Macron et de son ministre des Affaires étrangères. La séquence consacrée à l’entretien de M. Barrot avec le président tchadien dure 3 min 49 s. Outre le récit de cette rencontre, y figurent des indications sur l’opposition tchadienne et un commentaire sur la démocratie au Tchad et en France, d’une durée de 51 s, ainsi que deux vidéos : la première, de 34 s, est une déclaration d’un gouverneur de province tchadien sur des combats récents, la seconde, de 35 s, est le point de presse de M. Barrot à la sortie du palais présidentiel à N’Djamena. Au total, le récit factuel de l’entretien Barrot/Déby représente 1 min 49 s.
Le papier radio de RFI dure 1 min 12 s et l’article sur le site de RFI est d’une longueur d’un peu plus de 2 000 signes (soit un temps de lecture qu’on peut estimer à 2 minutes). Ils sont exclusivement factuels avec des éléments sourcés, mis entre guillemets et annoncés sous le vocable « nos sources tchadiennes ».
➔ Sur le fond, M. Dietrich cite dans sa saisine trois informations qui auraient été reprises par RFI. Le CDJM les a analysées, en se reportant non au texte de la saisine et à la réponse de RFI, mais aux termes précis utilisés dans les publications de M. Dietrich et de RFI.
- D’abord, le requérant écrit dans sa saisine qu’il a donné l’information suivante dans sa vidéo : « Le président tchadien Mahamat Déby a été irrité par les remontrances de la France sur le soutien du Tchad aux rebelles soudanais du général Hemetti. » Dans la vidéo qu’il a produite, il est fait allusion au général Hemitti une fois : « Barrot a notamment reproché le soutien qu’apporte le Tchad à Hemetti, un seigneur de guerre soudanais qui est aussi soutenu par les mercenaires russes de Wagner. » Il n’est pas fait mention de la réaction du président Déby.
- Ensuite, le requérant écrit ensuite dans sa saisine que « Mahamat Déby se serait fâché de la demande de Jean-Noël Barrot de reporter les législatives au Tchad, prévues le 29 novembre prochain [la date est en fait le 29 décembre, ndlr] (info qui n’était sortie nulle part ailleurs à part chez moi). » Dans sa vidéo, il dit : « Je peux donc vous dire que la demande de Barrot de reporter les élections législatives a mis Déby dans une colère noire. En rétorsion, le jeune dictateur a répété que le Tchad n’est pas une sous-préfecture de la France et s’est mis à lister ses griefs contre l’ancienne puissance coloniale… »
- Enfin, concernant la troisième information qu’il estime reprise sans le citer, M. Dietrich écrit dans sa saisine : « Mahamat Deby aurait été irrité de la non-coopération de la France suite aux attaques de Boko Haram au Tchad. La France a notamment refusé de fournir du renseignement à l’armée tchadienne (là aussi, une info qui n’était sortie nulle part ailleurs à part chez moi). »
Sur RFI, le texte du journaliste est : « Nos sources tchadiennes, elles, dénoncent – je cite – “l’arrogance des Français”. Jean-Noël Barrot aurait insisté sur la question soudanaise et demandé “la neutralité” de N’Djamena, accusé de soutenir le camp des rebelles du général Hemetti, malgré ses dénégations. »
Les informations données par RFI sur ce point sont plus précises et complètes que celles apportées dans la vidéo de M. Dietrich.
L’article de RFI indique que « le ministre français des Affaires étrangères français aurait plaidé pour un report des législatives et des locales du 29 décembre prochain pour plus d’inclusivité, ce qui aurait fait entrer Mahamat Idriss Déby dans “une grande colère froide” ».
La scène est la même, rapportée par les deux journalistes en des termes différents : « colère noire » d’un côté, « grande colère froide » de l’autre ; les « élections législatives » d’un côté, « des législatives et des locales » de l’autre. Cela n’indique pas que l’un ait forcément pillé l’autre. On ne peut écarter que leurs sources aient raconté à chacun, avec leurs propres mots, l’échange sur l’échéance électorale.
Dans la vidéo, il dit très exactement : « [Le Président] s’est mis à lister ses griefs contre l’ancienne puissance coloniale, au premier rang [desquels] l’absence de soutien de Paris lors des dernières attaques de Boko Haram. Déby avait alors demandé aux forces françaises de lui fournir du renseignement pour mieux localiser et éliminer les djihadistes de Boko Haram. Une demande restée lettre morte. […] En effet, les accords de défense passés entre la France et le Tchad ne prévoient pas de partage des connaissances françaises en matière de renseignement. […] L’armée française laisse les troupes de Déby embourbées dans les marécages du lac Tchad ».
RFI dit à l’antenne et écrit sur internet : « Lorsque la délégation conduite par le chef de la diplomatie française arrive à N’Djamena jeudi dernier, Mahamat Idriss Déby est déjà irrité par “l’absence de coopération et de collaboration de l’armée française” au moment d’une attaque d’envergure des jihadistes de Boko Haram sur une base avancée de l’armée tchadienne dans la région du lac Tchad fin octobre dernier, selon nos sources à N’Djamena. La France n’aurait pas alors fourni des informations à sa disposition, toujours selon nos sources, sur les mouvements des jihadistes, et aurait également “refusé” de fournir un appui militaire aérien à ce moment-là, malgré les demandes du Tchad. »
Les informations sont en partie semblables, mais diffèrent sur plusieurs points précis (localisation de l’attaque de Boko Haram, précisions sur le refus de l’appui aérien). Là encore, la multiplicité des sources, sur ce sujet, peut amener à un récit assez similaire.
Pour le CDJM, sur les trois informations citées par le requérant, on ne peut affirmer comme il le fait que « certains passages du sujet de RFI reprennent quasiment mot pour mot le propos de ma vidéo ». Même s’il y a antériorité de publication pour la vidéo sur YouTube de M. Dietrich, rien ne permet d’écarter que les deux journalistes ont mené parallèlement leurs investigations auprès de leurs propres sources. Le grief de reprise d’une information sans citation d’un autre média n’est pas établi.
Conclusion
Le CDJM réuni le 18 mars 2025 en séance plénière estime que l’obligation déontologique de citer les confrères dont on reprend les informations n’a pas été enfreinte.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.