Avis sur la saisine n° 24-192

Adopté en réunion plénière du 18 mars 2025 (version PDF)

Description de la saisine

Le 22 novembre 2024, M. Olivier Guichardaz a saisi le CDJM à propos d’une enquête diffusée dans l’émission « Envoyé spécial » sur France 2 la veille, également publiée sur le site de Franceinfo sous le titre « Very Bad Fripes ? ».

Le requérant est lui-même journaliste et animateur de Déchets Infos, un site proposant « actualités, enquêtes et reportages sur la question des déchets ». Il considère d’une part que deux erreurs factuelles ont été commises. La première concerne la part des textiles collectés en France et envoyés à l’étranger pour les opérations de tri – selon lui, il est faux de dire qu’ils « sont quasiment tous triés à l’étranger ». La seconde porte sur le caractère « pas si écolo que ça », selon la présentatrice, Mme Élise Lucet, du marché de la fripe ; « la collecte, le tri et le recyclage et le réemploi des textiles […] permettent d’économiser environ 2,6 millions de tonnes d’équivalent CO2 par rapport aux textiles neufs », explique-t-il dans sa saisine.

M. Guichardaz considère d’autre part que l’auteure de l’enquête a altéré un document, le rapport annuel 2022 de Refashion, qui se présente comme l’« éco-organisme de la filière textile d’habillement, linge de maison et chaussure », dans le sens où elle ne l’aurait « pas lu (ou mal lu, ou mal compris) ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).

Réponse du média mis en cause

Le 29 novembre 2024, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copie à Mmes Élise Lucet, rédactrice en chef, et Lila Bellili, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 17 décembre 2024, M. Gilles Delbos, rédacteur en chef de l’émission « Envoyé spécial », a répondu au CDJM. Il y conteste « fermement » les critiques formulées par le requérant, et affirme « que le reportage est conforme aux règles légales et déontologiques en matière de presse, puisque les faits présentés sont le fruit d’une enquête sérieuse et approfondie et qu’aucun document n’a été altéré ». Il répond ensuite en détail aux griefs qui ont été soulevés (lire ci-dessous).

Analyse du CDJM

➔ D’une durée de 32 minutes, l’enquête qui fait l’objet de cette saisine est titrée « Very Bad Fripes ? » et se compose d’une dizaine de séquences. Elle débute par une scène tournée dans un magasin de vêtements qu’arpente la journaliste, Mme Élise Lucet, en délivrant son propos introductif, résumant l’approche choisie par la rédaction :

« Dans ce magasin, évidemment c’est comme dans toutes les boutiques, on vend des vêtements neufs. Mais regardez bien, il y a aussi ici un bac de collecte dans lequel vous pouvez déposer les vêtements de cette marque que vous ne voulez plus porter. Ils seront ensuite revendus en seconde main. […]

Alors nous, à “Envoyé spécial”, on a décidé d’enquêter sur ces friperies qui sont très en vogue en ce moment. Écoutez bien, le marché de la mode d’occasion dans le monde représente aujourd’hui plus de 33 milliards d’euros. Évidemment, c’est mieux que la fast fashion, mais ça n’est pas si écolo que ça. »

Le sujet suit notamment un couple de jeunes consommateurs, dont une femme qui se révèle être une « influenceuse » dans ce domaine, enthousiaste à propos de la pratique – « ils en sont convaincus, courir les fripes leur permet de protéger la planète, tout en remplissant leur portant », explique le commentaire. On rencontre ensuite M. Éric Rey, patron d’un groupe de magasins du secteur et présenté comme « le roi de la fripe », qui explique ses méthodes d’approvisionnement et de distribution.

L’enquête se poursuit dans un immense entrepôt en Normandie où sont collectés, triés et redistribués des tonnes de vêtements de seconde main, souvent en provenance de l’étranger. Le commentaire note que le site fournit « des friperies dans toute l’Europe », ajoutant : « Des fripes qui arrivent des États-Unis, d’Allemagne ou repartent en Suède : le marché de la seconde main est complètement internationalisé. » Pour l’illustrer, la journaliste tente ensuite une expérience, en plaçant un traqueur électronique dans un vêtement confié à la récupération ; ce système la conduit jusqu’au port de Rotterdam, où se perd la trace du vêtement.

Le commentaire donne alors quelques chiffres : « […] la fripe, comme le neuf, fait elle aussi le tour de la planète avant de rejoindre nos placards. Cent quatre-vingt mille tonnes de vêtements d’occasion ont été exportées [de France, ndlr] en 2023. La plupart vont en Afrique, qui reçoit 37 % de nos vieux habits, suivie par l’Europe (33%), beaucoup moins au Proche et Moyen-Orient (7%), 4 % en Amérique… 17 % de nos exportations prennent le chemin de l’Asie, et notamment de l’Inde. »

Le reportage se transporte alors en Inde, précisément au port de Kandla, dans l’État du Gujarat, où se trouvent plusieurs grosses entreprises de traitement des vêtements de seconde main. Il en explique le fonctionnement industriel et commercial, avant de s’attarder sur les conditions de travail réservées aux ouvrières (pénibilité, faible rémunération…).

« Envoyé spécial » peut alors revenir en France, où les fripes montrées en Inde seront revendues. Le sujet retrouve le couple passionné de fripes alors qu’ils se préparent à se séparer d’une partie de leur collection.

Peu avant la fin, à 33 min 30 s, a lieu un échange sur le site de tri normand, ainsi introduit par le commentaire : « Alors, écolo la fripe ? »

« Les vêtements qui sont ramassés en France sont quasiment tous triés à l’étranger, répond un homme présenté auparavant comme l’associé de M. Rey sans que son nom ne soit donné. Donc c’est facile de dire aujourd’hui c’est pas écolo… La fripe n’est pas écolo. Mais déjà il faudrait que la France s’occupe de faire trier ses vêtements en France pour déjà qu’on puisse les acheter en France.

– L’impact carbone est plus ou moins la même [sic] par rapport au neuf, reconnaît alors M. Rey, sauf que contrairement au neuf, on ne va pas détruire les ressources, on n’a pas besoin de retrouver de la matière, et c’est là où on va gagner énormément. »

Alors qu’à l’image, on retrouve le couple de passionnés dans la rue, en train de placer dans une boîte de collecte les habits dont ils ne veulent plus, le commentaire rappelle que « chaque année, les Français jettent à la benne 268 000 tonnes de vêtements », concluant que la récupération des vêtements usagés sert à « alimenter le marché mondial de la fripe en toute bonne conscience ».

Sur le non-respect de l’exactitude quant au tri des vêtements collectés

➔ Dans sa saisine au CDJM, le requérant considère qu’« il est faux de dire que “les vêtements qui sont ramassés en France sont quasiment tous triés à l’étranger” puisque selon l’éco-organisme Refashion et selon l’Ademe, 84 % des textiles collectés en France sont triés en France. Seuls 16 % sont triés à l’étranger, dont une bonne partie en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas. Donc seule une toute petite partie est triée en Extrême-Orient (dont l’Inde) ».

À l’appui de son propos, M. Olivier Guichardaz cite un tableau de bord de l’Ademe, l’agence de la transition écologique, qui avance le chiffre de 180 225 tonnes triées en 2023 pour « la filière Textiles et chaussures », dont 153 783 tonnes en France et 26 442 tonnes à l’étranger, soit 15 %. M. Guichardaz cite aussi le rapport annuel 2022 de Refashion, organisation qui se présente comme « l’éco-organisme de la filière textile ». Le tableau proposé page 43 indique que 29 583 tonnes de vêtements collectés ont été triés par des « opérateurs hors France », pour un total de 187 609 tonnes, soit 16 %.

➔ Dans sa réponse au CDJM, M. Gilles Delbos rappelle que « le reportage s’interroge sur l’impact éthique et écologique du marché des vêtements de seconde main ». Il revient sur les propos tenus à la fin du sujet : « Un des gérants du groupe Eureka Fripe, le leader français de la fripe, qui achète la majorité de sa marchandise à l’étranger, indique, au cours de son interview, que “quasiment tous les vêtements qui sont ramassés en France sont triés à l’étranger”. »

M. Delbos rappelle que « le reportage dans son ensemble et cette interview en particulier portent sur les fripes, des vêtements de seconde main jugés aptes à la réutilisation et revendus » et que « les fripes ne représentent qu’une part des vêtements et textiles jetés et collectés en France ».  

Il explique ensuite qu’« au cours de son enquête, [la journaliste] Mme Lila Bellili a en effet relevé que le rapport Refashion de 2022 confirme qu’environ 95 % des vêtements jugés aptes à la réutilisation (soit 59,5 % des vêtements collectés), sont exportés pour être triés, enfouis ou incinérés. Cela représente donc un volume très important de vêtements d’occasion qui ne restent pas en France, conformément à ce qui est indiqué dans le reportage ».

Le rédacteur en chef d’« Envoyé spécial » revient sur les chiffres avancés par M. Guichardaz : « Il s’agit cependant d’un premier tri, et une partie de ces vêtements, ceux qui sont aptes à la réutilisation sous forme de fripes, est par la suite envoyée à l’étranger pour être triée comme on le voit dans les séquences [du sujet]. » Il ajoute que « les données des douanes françaises corroborent ces informations ».

➔ Le CDJM note que le requérant comme le média citent les mêmes sources pour appuyer leur propos, mais qu’ils en font une interprétation différente. Cette divergence s’explique par le fait qu’une part importante des vêtements collectés en France ne peut être réutilisée – pour ces derniers, le tableau de bord de l’Ademe avance le chiffre de 58,6 % du tonnage recueilli, le rapport de Refashion celui de 59,5%. Il peut en outre s’opérer plusieurs tris à différentes étapes de la chaîne : le tri initial, absent de l’enquête d’« Envoyé spécial » et qui a lieu en France, permet de séparer les vêtements réutilisables de ceux qui finiront en combustible solide, en matières recyclables ou encore incinérés ; les tris postérieurs, montrés à l’écran, une fois les vêtements réutilisables parvenus en Inde ou bien de retour en Europe.

Certes, M. Delbos rappelle que l’enquête du magazine porte, « dans son ensemble […] sur les fripes, des vêtements de seconde main jugés aptes à la réutilisation », ce qui justifierait qu’on n’évoque pas l’étape de tri initial, majoritairement réalisée en France. Cependant, le propos tenu par l’entrepreneur à la fin du reportage – « les vêtements qui sont ramassés en France sont quasiment tous triés à l’étranger » – précède de peu l’image du couple de passionnés plaçant leurs vêtements indésirables dans une boîte de collecte. Dans ce contexte, le téléspectateur peut légitimement penser que tous les vêtements ainsi collectés suivent le circuit décrit par l’ensemble de l’enquête, et sont donc directement triés à l’étranger. Ce n’est pas le cas, comme établi par les sources que le requérant comme le média mettent en avant.

Sur ce point, le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité est fondée.

Sur le non-respect de l’exactitude quant à l’aspect écologique de la fripe

➔ Dans sa saisine au CDJM, M. Guichardaz estime qu’« il est aussi faux de dire que la fripe ne serait “pas si écologique que ça” ». Il appuie son propos sur une « analyse du cycle de vie » de l’éco-organisme Refashion, selon laquelle « la collecte, le tri et le recyclage et le réemploi des textiles tels qu’ils sont pratiqués actuellement permettent d’économiser environ 2,6 millions de tonnes d’équivalent CO2 par rapport aux textiles neufs », sans compter, selon lui, « les autres impacts, eutrophisation et épuisement des ressources fossiles, [qui] sont tout aussi positifs ».

Dans sa réponse au CDJM, M. Gilles Delbos, estime que l’enquête « présente également au public une information fidèle à la vérité permettant d’aller au-delà de l’idée reçue selon laquelle le marché de la friperie serait entièrement écologique ». Le rédacteur en chef d’« Envoyé spécial » poursuit : « Dès lors qu’une partie importante des vêtements sont envoyés à l’étranger pour être triés, alors il est légitime de s’interroger sur le caractère écologique de la friperie. »

➔ Le CDJM note que l’impact écologique du marché de la fripe est assez peu traité dans l’enquête objet de la saisine, malgré ce qu’en dit le texte de présentation sur le site de France Télévisions – « […] le marché de l’occasion est devenu le choix de nombreux consommateurs soucieux de réduire leur empreinte écologique. Mais cette alternative est-elle vraiment plus éthique et durable ? » – et le propos de Mme Élise Lucet en introduction – « Évidemment, c’est mieux que la fast fashion, mais ça n’est pas si écolo que ça. » La question des émissions de dioxyde de carbone (et de la comparaison avec le marché du neuf) est brièvement abordée à la toute fin, par l’entrepreneur M. Éric Rey, sans que le commentaire ne s’y attarde. Davantage de temps est consacré aux conditions de travail des trieurs de vêtements en Inde.

Cependant, la démonstration établie par le reportage – des vêtements collectés en France, qui partent en Inde pour être triés avant de revenir en Europe pour être vendus – montre un aspect du marché de la fripe que le grand public peut ignorer, contrairement au requérant, spécialiste reconnu de ces sujets. Pour le téléspectateur qui imaginait une filière de recyclage entièrement locale, avec des vêtements collectés, triés et revendus en France, les informations du reportage montrent bien que la fripe, « ça n’est pas si écolo que ça ».

Sur ce point, le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité n’est pas fondé.

Sur l’altération d’un document

➔ Dans sa saisine, M. Olivier Guichardaz explique avoir échangé sur la plateforme X avec Mme Lila Bellili, journaliste auteure de l’enquête, à propos du rapport annuel 2022 de l’éco-organisme Refashion, dont ils font une lecture différente (lire ci-dessus). Selon lui, « l’auteure du sujet [n’a] pas lu (ou mal lu, ou mal compris) la page 43 du même rapport, qui dit bien que seulement 16 % des textiles collectés en France sont triés à l’étranger ». Ce qui l’amène à formuler auprès du CDJM le grief d’altération d’un document.

➔ Considérant qu’« aucune erreur ou incompréhension ne peut être reprochée à la journaliste », M. Éric Rey ajoute : « Ce que M. Guichardaz reproche serait donc une erreur de compréhension du document qu’on ne peut qualifier d’altération. En effet, une altération suppose une action délibérée de modification d’un document et est donc d’une atteinte bien supérieure à la déontologie qu’une simple erreur ou incompréhension. »

➔ Le CDJM note que le rapport concerné n’est pas cité ni montré à l’écran dans l’enquête diffusée par « Envoyé spécial », et ne peut donc avoir été altéré avant diffusion par la rédaction. Répondre à une interrogation soulevée sur un réseau social en livrant son interprétation d’un document, fût-elle erronée, ne constitue pas une altération de ce dernier.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 18 mars 2025 en séance plénière, estime que le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité est fondé pour l’un des points soulevés par le requérant et non fondé pour l’autre. Il estime que le grief d’altération de document n’est pas fondé.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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