Adopté en réunion plénière du 28 janvier 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 24 septembre 2024, M. Arthur Misslin a saisi le CDJM à propos d’un reportage diffusé le 22 septembre 2024 dans le « JT de 20 h » de France 2, également publié sur le site de Franceinfo sous le titre « Gouvernement Barnier : quelles sont les attentes des citoyens français ? ».
Le requérant reproche d’abord à ce micro-trottoir de faire « un lien direct et naturel […] entre insécurité et immigration », ce qui revient, selon lui, à « présenter l’information de manière biaisée, partielle et partiale ».
Il regrette ensuite que l’un des témoignages recueillis laisse accroire au téléspectateur que « l’Allemagne a interdit le regroupement familial [pour les personnes immigrées], ce qui est faux ». Enfin il considère que ce même témoin tient des propos erronés que le commentaire aurait dû corriger quand il dit que « les Allemands font ce qu’ils veulent » en matière d’immigration.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
Réponse du média mis en cause
Le 30 septembre 2024, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copie à M. Jules Lonchampt, journaliste, et à M. Philippe Denis, rédacteur en chef du « JT de 20 h » de France 2, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le même jour, le CDJM a reçu une réponse de M. Philippe Denis. Le rédacteur en chef commence par indiquer que « [sa] démarche est totalement personnelle » et qu’elle n’engage « ni le directeur de l’information, ni [son] entreprise ».
Il explique ensuite que « ce sont les interviewés qui ont lié sécurité et immigration dans leurs réponses ». Il ajoute qu’en proposant ce reportage, son équipe ne prétend pas « procéder à une démonstration », mais plutôt « [relayer] l’opinion d’électeurs » : « Si les journalistes doivent s’efforcer de relater des faits exacts, leur rôle n’est pas de démontrer que telle opinion est erronée. » Il répond également aux reproches du requérant concernant la présentation faite du regroupement familial en Allemagne (lire ci-dessous).
Analyse du CDJM
➔ La séquence qui fait l’objet de cette saisine a été diffusée au « JT de 20 h » de France 2 au lendemain de l’annonce de la composition du gouvernement de M. Michel Barnier. Elle est montrée peu avant que ne débute, dans le même programme, l’interview du Premier ministre. Elle est introduite ainsi par le présentateur, M. Laurent Delahousse : « Quel regard portent les Français sur ce nouveau gouvernement et sur le Premier ministre Michel Barnier ? Quelles sont leurs attentes et leurs inquiétudes ? Avant de retrouver le Premier ministre, voici quelques indicateurs. »
Le reportage ainsi lancé, d’une durée de 2 min 23 s, est une série de témoignages captés dans la rue « à Aubagne, Bordeaux, Lyon ou Toulouse cet après-midi », un format communément appelé « micro-trottoir » – M. Philippe Denis, rédacteur en chef de l’émission, conteste cependant ce terme, évoquant plutôt « une série d’interviews d’électeurs divers sur leurs attentes quant à l’action du nouveau gouvernement ».
Après une première sélection d’interventions axées sur l’orientation politique du nouveau gouvernement, les propos recueillis sont regroupés en chapitres, chacun introduit par un « encadré », un écran d’introduction avec le nom du thème traité : d’abord « Pouvoir d’achat », avec plusieurs interventions portant sur la fiscalité ; ensuite « Services publics », où les témoins évoquent notamment les difficultés des hôpitaux publics ; enfin « Sécurité », la séquence du reportage que le requérant met en cause.
Juste après qu’un témoin a évoqué la nécessité « de donner un meilleur sentiment de sécurité aux Français par rapport aux services publics », le chapitre « Sécurité » s’ouvre avec cette transition en off du journaliste : « Autre chapitre justement, la sécurité. Avec cette nouvelle équipe gouvernementale, 70 % des Français souhaitent une politique de rupture en matière d’immigration. » S’affiche à l’image un graphique en forme d’anneau montrant cette proportion, puis vient le témoignage, sur un marché, d’un homme vêtu d’une veste jaune :
« Ils arrêtent le regroupement familial, ce genre de choses…– Qu’il agisse sur l’immigration ?, relance la reporter. – Qu’ils agissent sur l’immigration, confirme le témoin, parce que bon, on nous a dit qu’on ne pouvait pas le faire, mais les Allemands le font, donc les Allemands font ce qu’ils veulent et nous, non. »
Alors qu’à l’image, un bac de carottes apparaît en gros plan, le commentaire off conclut : « Autre attente formulée par les Français, des mesures en faveur de l’écologie. De nombreux dossiers pour le gouvernement Barnier. »
Sur le lien entre immigration et sécurité
➔ Dans sa saisine, M. Arthur Misslin estime d’abord que cette manière de présenter les informations « est contraire au principe d’exactitude, d’intégrité, d’équité devant guider l’action journalistique », ajoutant que « les citoyens ont le droit à une information de qualité [qui a été] violé lors de la diffusion de ce reportage ». « On pourrait même douter de l’impartialité des journalistes ayant élaboré ce sujet », ajoute-t-il.
Il constate que le reportage établit un « lien direct et naturel […] entre insécurité et immigration » puisque dans le chapitre « Sécurité », « le seul thème abordé est celui de l’immigration », ce qui revient à « présenter l’information de manière biaisée, partielle et partiale ».
Certes, admet le requérant, « les journalistes n’affirment pas ouvertement que ces deux idées sont liées ». Mais il considère qu’« en les plaçant côte à côte », le rapprochement est induit « sans que les journalistes n’aient eu à les défendre par des preuves ou des arguments ». « À force de répéter ces choses sans les prouver, elles deviennent vraies dans l’esprit des téléspectateurs, alors qu’elles méritent d’être questionnées », ajoute-t-il.
Il rappelle ensuite que « s’il y a une surreprésentation des personnes étrangères dans les actes de délinquance, cela ne tient pas compte d’autres facteurs déterminants comme la précarité économique (et administrative) des personnes étrangères ou les discriminations au faciès lors des contrôles de police ».
➔ Dans sa réponse au CDJM, le rédacteur en chef du « JT de 20 heures », M. Philippe Denis, commence par décrire le reportage diffusé comme « une série d’interviews d’électeurs divers sur leurs attentes quant à l’action du nouveau gouvernement », recueillies par plusieurs reporters afin de « les donner à écouter au Premier ministre invité ce soir-là de notre journal ».
« Dans le reportage diffusé, poursuit-il, les thèmes abordés par les électeurs étaient larges : d’abord leurs attentes en terme de pouvoir d’achat, la fiscalité, le maintien des services publics… […] Par une cheville dans son récit, notre journaliste enchaîne alors avec la formule “autre chapitre, justement, la sécurité”. » Après avoir revu le reportage, M. Denis reconnaît « qu’il manque peut-être une phrase précisant que ce sont les interviewés qui ont lié sécurité et immigration dans leurs réponses ». Il ajoute que « des propos plus brutaux recueillis par nos reporters ont été écartés au montage ».
Sur le fond, M. Denis considère « hors de propos » la critique du requérant, quand ce dernier affirme que le journaliste auteur du reportage aurait dû « défendre par des preuves et des arguments l’association entre sécurité et immigration ». En effet, la rédaction de France 2 ne prétendait pas « procéder à une démonstration », mais simplement « [relayer] l’opinion d’électeurs ». Il poursuit : « Si les journalistes doivent s’efforcer de relater des faits exacts, leur rôle n’est pas de démontrer que telle opinion est erronée. »
➔ Il faut distinguer, dans ce reportage de type « micro-trottoir », les propos tenus lors des interviews, conduites par des reporters différents selon les interlocuteurs, et le fil conducteur délivré en voix off pour présenter la succession de ces différentes prises de position. Ce n’est pas parce qu’une rédaction donne la parole à une personne qui tient des propos infondés, polémiques ou choquants qu’elle les soutient ou les fait siens. Cependant, elle peut être tenue responsable du reste : l’introduction par le présentateur, les transitions entre les interventions, les infographies affichées à l’écran, la phrase de conclusion…
Le CDJM constate que dans le chapitre « Sécurité », le reportage reprend d’emblée à son compte, comme une évidence, le lien entre insécurité et immigration. Aucun autre facteur d’insécurité potentiel n’est seulement mentionné par le commentaire. Le seul entretien illustrant cette rubrique porte lui-même exclusivement sur l’immigration, et notamment sur la question du regroupement familial.
Le CDJM note que si le lien entre immigration et délinquance fait l’objet de débats dans les médias et entre personnalités politiques, on ne peut le considérer comme un fait acquis. Dans une note d’avril 2023, le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) explique ainsi que « les études réalisées dans différents pays concluent sans ambiguïté que les immigrés ne sont pas à l’origine d’une augmentation des taux d’infraction dans les pays d’accueil. Et si les étrangers en situation irrégulière ont une probabilité plus forte de commettre des vols, un meilleur accès au marché du travail peut résorber cet écart. »
Par le montage, le commentaire et l’infographie utilisée, le reportage assimile directement immigration et délinquance, au lieu de prendre de la distance avec les propos de l’interviewé en rappelant que ce lien n’est pas une évidence pour tout le monde.
Sur ce point, le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité est fondé.
Sur le regroupement familial en Allemagne
Le requérant estime qu’« on pourrait croire, en voyant la séquence, que l’Allemagne a interdit le regroupement familial, ce qui est faux ». Dans le reportage, l’interviewé explique ainsi : « Ils arrêtent le regroupement familial, ce genre de choses… [la reporter le relance, ndlr] On nous a dit qu’on ne pouvait pas le faire, mais les Allemands le font. »
M. Misslin explique que « toute sa famille a compris » que l’Allemagne avait mis fin au regroupement familial. « De la nuance, une reprise ou une simple coupe aurait sans doute évité d’induire les téléspectateurs en erreur », ajoute-t-il.
Dans sa réponse au CDJM, M. Philippe Denis rappelle que « c’est d’abord l’interviewé qui réclame qu’on limite le regroupement familial. Sa réponse évoquant l’Allemagne intervient après une relance de la journaliste », laquelle évoque une action gouvernementale sur l’immigration. « Réponse, seulement alors : “Les Allemands le font”. Prétendre que nous avons laissé dire que les Allemands ont mis un terme au regroupement familial est faux, sinon malhonnête. »
Si le montage de l’extrait concerné n’est pas d’une grande clarté et peut être sujet à interprétation, le propos « les Allemands le font » s’inscrit dans la suite du souhait que le gouvernement « agisse sur l’immigration ». On peut considérer qu’il s’agit là d’une appréciation générale et subjective de la politique allemande en la matière, plus que d’une affirmation factuelle selon laquelle l’Allemagne aurait mis fin à tout regroupement familial.
Sur ce point, le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité n’est pas fondé.
Sur la politique allemande en matière d’immigration
Dans sa saisine, le requérant estime que « contrairement à ce que dit l’homme interviewé, les allemands ne font pas “ce qu’ils veulent” en matière d’’immigration ». Après avoir été relancée par la reporter, la personne interrogée dit en effet : « Qu’ils agissent sur l’immigration parce que bon, on nous a dit qu’on ne pouvait pas le faire, mais les Allemands le font, donc les Allemands font ce qu’ils veulent et nous, non. » Le requérant considère que le journaliste aurait dû corriger ce propos : « La France et l’Allemagne sont des États de droit. L’action de l’Allemagne en matière d’immigration […] se fait dans un cadre législatif, constitutionnel et international strict. » Il décrit ensuite le contrôle exercé par le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe et les cours européennes. Avant de conclure : « Les propos de l’homme interviewé sont faux, et ne sont ni repris, ni nuancés, ni contredits. »
Le CDJM considère que les propos de l’interviewé (« les Allemands font ce qu’ils veulent, nous non ») relèvent davantage de l’expression d’une opinion certes peu subtile que d’une analyse erronée de droit constitutionnel que la rédaction aurait dû corriger.
Sur ce point, le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité n’est pas fondé.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 28 janvier 2025 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique de respect de l’exactitude et de la véracité a été enfreinte pour un des points soulevés par le requérant, et qu’elle a été respectée pour les deux autres points.
La saisine est déclarée partiellement fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.