Adopté en réunion plénière du 28 janvier 2025 (version PDF)
Description de la saisine
Le 16 septembre 2024, Mme Maëlle Aïssaoui a saisi le CDJM à propos de l’émission « L’Invité politique » diffusée le le jour même par Franceinfo au cours de laquelle la journaliste Mme Alix Bouilhaguet interrogeait Mme Manon Aubry, eurodéputée membre de La France insoumise.
Mme Aïssaoui estime que Mme Bouilhaguet commet une erreur en disant « [au début de] l’entretien avec Manon Aubry [que] “Ruffin a été traité de fasciste” à la Fête de L’Humanité le week-end dernier ». Elle affirme que « Ruffin n’a pas été traité de fasciste ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
Réponse du média mis en cause
Le 20 septembre 2024, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copies à Mme Alix Bouilhaguet, journaliste et éditorialiste politique, et à M. Laurent Delpech, directeur de Franceinfo TV, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 28 janvier 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ L’émission « L’Invité politique » du 16 septembre 2024 commence par cette présentation de Mme Alix Bouilhaguet : « Ce week-end, c’était la Fête de L’Humanité. C’était pas franchement celle de François Ruffin, qui a été copieusement hué et traité de fasciste ». La journaliste enchaîne par cette question à Mme Aubry : « C’est un fasciste, François Ruffin ? » L’eurodéputée répond : « Il a pas été traité de fasciste. » Puis : « Je précise : il… la… la foule a spontanément repris… », quand Mme Bouilhaguet la coupe et dit : « … a dit nous ne sommes pas… nous sommes des antifascistes ! Sous-entendant celui qui est sur scène… »
Mme Aubry développe alors son argumentation : “Siamo tutti antifascisti” est un slogan antifasciste pour dire que, en fait, la lutte contre l’extrême droite est au cœur de notre ADN politique quand on est à gauche. Parce que c’est ça, le débat qui vit aujourd’hui, si on veut un peu poser les termes. Un débat, c’est toujours sain à gauche, même si on pourrait regretter que dans le contexte, on n’utilise pas tout notre temps, notre énergie, à la fois à l’unité de la gauche et du Nouveau Front populaire d’une part, et d’autre part à la lutte contre l’extrême droite dans le contexte qu’on connaît. Vous savez, moi j’ai beaucoup d’estime pour François Ruffin. Je pense qu’il a beaucoup apporté à la gauche. Mais je pense qu’il fait une erreur et qu’il s’égare peut-être en voulant mettre la lutte contre le racisme sous le tapis. Parce que c’est un des termes du débat que je voudrais pas résumer de façon simpliste. Mais je pense que la lutte contre le racisme dans ce qu’on connaît aujourd’hui doit être au cœur des combats de la gauche. »
➔ Pour la requérante Mme Aïssaoui, « Alix Bouilhaguet débute l’entretien avec Manon Aubry par un MENSONGE portant sur “Ruffin a été traité de fasciste” à la Fête de l’Humanité le week-end dernier. Soit elle ment et le sait, soit elle n’a pas travaillé et vérifié ses sources ».
En l’absence de réponse de France Télévisions et/ou de la journaliste mise en cause, le CDJM a cherché les sources disponibles le 16 septembre 2024 au matin, lorsque Mme Alix Bouilhaguet a interrogé Mme Manon Aubry.
➔ L’événement auquel fait référence Mme Bouilhaguet s’est produit le samedi 14 septembre 2024 lors d’un débat entre quatre députés : M. Raphaël Arnault, député La France insoumise du Vaucluse, Mme Marie Pochon, députée écologiste de la Drôme, M. Nicolas Sansu, député communiste du Cher et M. François Ruffin, député de la Somme apparenté au groupe écologiste.
Ce débat est accessible en écoute sur le site de L’Humanité. Lors de son entrée en scène, M. Ruffin est sifflé et hué par une partie du public ; lorsque l’animateur le présente, une partie du public scande « Siamo tutti antifascisti ». Lors de sa première intervention, après que M. Arnault lui a reproché d’avoir « blessé des camarades et d’être dans la faute politique », il est hué par une partie de la salle. Il est hué à nouveau lors de sa principale prise de parole (à partir de 21 min 42 s de l’enregistrement), quand il explique son désaccord avec la ligne stratégique de La France insoumise – il la résumé en citant M. Jean-Luc Mélenchon : « Il faut tout faire avec la jeunesse des quartiers, le reste on laisse tomber, c’est perdre du temps. » Des applaudissements sont aussi entendus. À aucun moment de cet enregistrement du débat M. Ruffin n’est traité de fasciste.
➔ Ce débat est rapidement commenté sur les réseaux sociaux. Les vidéos envoyées sur X par des témoins sur place montrent des huées et des slogans « Siamo tutti antifascisti » mais pas d’injure adressée à M. Ruffin. Par exemple, Mme Claire Jacquin poste sur X le message suivant le 14 septembre 2024 : « L’Huma répond à Ruffin : Siamo tutti antifascisti. » M. Antoine Oberdorff, journaliste à L’Opinion, poste sur le même réseau ce message : « François Ruffin copieusement hué à la Fête de L’Humanité quelques jours après avoir confessé sa campagne “au faciès” pendant les élections législatives. »
Interpellée dès le 14 septembre 2024 par un autre utilisateur de X (« vous qualifiez indirectement François Ruffin de fasciste ? »), Mme Jacquin, qui est chargée de communication et des événements à l’Institut La Boétie, un laboratoire d’idées co-présidé par M. Mélenchon, répondait alors : « Non je dis que L’Huma lui rappelle que quand on est de gauche on est antifasciste. »
La thèse affirmant que François Ruffin a été traité de fasciste est répandue sur X par des comptes non professionnels, des adversaires de LFI ou/et des militants d’extrême droite.
➔ Les articles de presse qui rendent compte de ce débat ne disent pas que M. Ruffin a été traité de fasciste. Par exemple, un article du Huffington Post publié le 14 septembre 2024 à 19 h 16, un autre article du même média publié le lendemain à 18 h 39, ou un article publié sur le site de Libération le 14 septembre 2024 à 20 h 27, ou encore un article publié par 20 Minutes le même jour à 22 h 56, qui reprend une dépêche AFP sur le sujet.
➔ Dès le 14 septembre 2024 au soir, il était donc établi que M. Ruffin avait été hué et sifflé par une partie du public lors d’un débat à la Fête de L’Humanité. Il était aussi établi que l’assistance avait repris le slogan « Siamo tutti antifascisti » à deux reprises, lors de la présentation des participants et lors de l’intervention de M. Arnault – ancien porte-parole du groupe La Jeune Garde, qui utilise ce slogan comme un signe de ralliement. Mais il n’était pas établi qu’il avait été traité de fasciste.
Le 16 septembre 2024 au matin, aucun des éléments factuels disponibles ne permettait d’affirmer, comme le fait Mme Bouilhaguet, que « François Ruffin a été copieusement hué et traité de fasciste ». En reprenant à son compte cette affirmation, elle tient des propos inexacts.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 28 janvier 2025 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée par France 2 et Mme Alix Bouilhaguet.
La saisine est déclarée fondée.