Avis sur la saisine n° 24-137

Adopté en réunion plénière du 14 janvier 2025 (version PDF)

Description de la saisine

Le 23 août 2024, M. Jean-Pierre Simon a saisi le CDJM à propos d’une séquence diffusée par BFM TV dans l’émission « BFM News » du 22 août 2024, lors de laquelle est interviewé M. Louis Boyard, député La France insoumise (LFI) du Val-de-Marne.

M. Jean-Pierre Simon considère que la manière dont la journaliste Mme Maeva Lahmi s’exprime au cours de l’entretien est porteuse d’inexactitude. Il cite à l’appui de son argumentation des phrases qu’il a relevées dans les propos de la journaliste concernant l’emploi du terme « génocide » pour évoquer la situation à Gaza. Il affirme, en se référant à plusieurs sources, que les interventions de la journaliste sont « une prise de position qui semble partiale ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

Réponse du média mis en cause

Le 18 septembre 2024, le CDJM a adressé à M. Philippe Corbé, alors directeur de la rédaction de BFM TV, avec copie à Mme Maeva Lahmi, journaliste, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 14 janvier 2025, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ La séquence objet de la saisine intervient à l’issue de l’intervention d’un avocat représentant des députés qui ont demandé la levée de l’immunité parlementaire de l’eurodéputée LFI Mme Rima Hassan. Cette dernière a participé à une manifestation jugée favorable au Hamas en Jordanie. Cet avocat estime que cela contribue à diviser la société française. Le présentateur de l’émission demande alors à M. Boyard ce qu’il en pense.

« Non, il n’y a pas de clivage de la société française, répond M. Boyard. Vous n’avez pas de majorité dans la société française pour soutenir ce qui a été fait par le Hamas le 7 octobre. Tout comme vous n’avez pas de majorité dans la société française pour soutenir le génocide qui se déroule sous nos yeux. Et à chaque fois que vous avez des personnes qui tentent d’élever la voix pour dénoncer ce génocide, alors vous avez directement des attaques de la part des députés macronistes… 

– Mais là, elle était dans une manifestation, l’interrompt Mme Lahmi (les deux parlent ensemble).

– Parce que eux, reprend M. Boyard, d’une certaine manière

– … où il y avait des pancartes soutenant…

– … se rendent complices de ce génocide…

– … Ismaël Haniyeh, termine Mme Lahmi. Là, elle était dans une manifestation qui soutenait Ismaël Haniyeh…

– Et c’est là où vous aussi, reprend M. Boyard, où vous je vous attrape, journalistes, parce qu’elle n’était pas dans une manifestation de soutien au Hamas. Elle est dans une manifestation qui a lieu tous les vendredis en Jordanie avec des gens qui pensent plein de choses différentes, dont énormément de personnes qui ne soutiennent pas le Hamas, mais qui disent : il faut en terminer avec ce génocide.

– Vous surfez sur une ambiguïté, Louis Boyard, coupe Mme Lahmi, vous le savez très bien.

– Non, pas du tout, je ne surfe sur aucune ambiguïté : cette manifestation ne soutient pas le Hamas. Et si vous faisiez votre travail de journaliste, vous le sauriez. Maintenant, moi je dis que vous surfez sur une ambiguïté, parce qu’à chaque fois qu’on vient dénoncer le génocide qui se passe en Palestine, on est criminalisé. Les gens racontent qu’on soutiendrait le Hamas. On ne les soutient pas. Ce qu’ils ont fait est horrible. Tout comme ce qu’est en train de faire Israël est absolument horrible. Et il n’y a pas de clivage dans la société française. La société française trouve que le génocide qui a lieu actuellement à cause du gouvernement israélien…

–  Mais là le terme de génocide, coupe Mme Lahmi, vous le savez très bien, est erroné.

– … et les députés macronistes, poursuit M. Boyard, j’attends qu’ils fassent une tribune… une tribune… Comment pouvez-vous appeler ça autrement ? Les gens sont en train d’être affamés, il n’y a pas d’entrée de médicaments, des enfants sont en train de mourir.

– Il y a une guerre, explique Mme Lahmi (les deux parlent ensemble), avec des civils évidemment qui sont tués…

– Tout le monde appelle ça un génocide parce que c’est un génocide.

– … un drame qui se passe évidemment, reprend Mme Lahmi, mais le terme de génocide n’est pas un terme correct. Vous le savez. C’est extrêmement cynique d’utiliser un terme, le terme de génocide, qui a ciblé le peuple juif dans l’histoire… C’était le pire génocide dans l’histoire de l’humanité. Choisir ce terme, vous le savez, est extrêmement cynique et, là encore, extrêmement habile de votre part.

– Et là encore une fois, poursuit M. Boyard, moi je parle, je parle le langage du droit international. Et je dis, il faut écouter le droit international. Je viens d’une génération à qui on a appris ce qu’ont été les génocides, à qui on a appris ce qu’ont été les guerres, à qui on a appris qu’on a construit la démocratie, l’Union européenne et le droit international pour éviter que de tels drames se reproduisent. Et aujourd’hui, alors que toutes les juridictions internationales sont en train d’expliquer que c’est un massacre, un génocide, il y en a qui disent génocide, d’autres…

– En tout cas, interrompt Mme Lahmi, vous n’avez pas beaucoup de mots pour les victimes du 7 octobre.

– Et tout le monde demande à ce que ça s’arrête, y compris dans la majorité du peuple français… J’en ai eu énormément de mots…

– Vous n’en avez jamais, commente Mme Lahmi.

– … pour les victimes du 7 octobre, et j’en ai eu encore il y a… 

 Et c’est bien ça le problème.

– ... à peine trente secondes. Mais vous, vous n’avez aucun mot… Encore une fois… Vous racontez n’importe quoi. Parce qu’à chaque fois qu’on est en train de parler du génocide qui en train de se dérouler sous nos yeux et qu’on peut arrêter très simplement. »

➔ M. Jean-Pierre Simon estime dans sa saisine que la journaliste « affirme qu’il n’y a pas de génocide à Gaza » et que ses propos sont « une prise de position qui semble partiale [et est] en désaccord avec la rapporteure spéciale de l’ONU pour la Palestine ». Il appuie cette affirmation sur une déclaration de la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les Territoires palestiniens occupés, Mme Francesca Albanese, et sur un rapport de l’ONU du mois de mars 2024 repris notamment par l’ONG Amnesty international.

Dans ce document, on lit qu’il existe « des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant que des actes de génocide ont été commis par Israël a été atteint » (« This report finds that there are reasonable grounds to believe that the threshold indicating the commission of the following acts of genocide against Palestinians in Gaza has been met »). Également citée par le requérant, une publication de Mme Albanese sur le réseau X utilise le mot « génocide » pour qualifier l’intervention d’Israël à Gaza.

Les deux références citées par le requérant sont exactes, mais ne peuvent pas être considérées comme des prises de position officielles qui engagerait politiquement ou juridiquement l’ONU ou le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme.

Pour mémoire, un rapporteur spécial est titulaire d’un mandat au titre « des procédures spéciales créées par le Conseil des droits de l’homme pour rendre compte de la situation des droits de l’homme dans un domaine thématique particulier ou dans un pays donné ». Les rapporteurs spéciaux « exercent leurs fonctions à titre personnel. Ils ne font pas partie du personnel des Nations Unies et ne reçoivent ni salaire ni aucune autre rémunération pour le travail qu’ils accomplissent. »

➔ Le CDJM note que « génocide » est un terme juridique entré dans le droit international après la Seconde Guerre mondiale et l’assassinat systématique des juifs d’Europe et des Tsiganes par les nazis. Ce concept a été approuvé par l’assemblée générale des Nations Unies dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948. Il est aujourd’hui défini par l’article 6 du statut de la Cour pénale internationale (CPI). Il répond à des critères précis et non à des considérations morales ou à un nombre de victimes. Pour être qualifiés de génocide, des homicides doivent être commis « avec l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».

À ce jour, l’ONU a reconnu officiellement l’existence de deux autres génocides : celui d’1,5 million d’Arméniens par les troupes de l’empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale, et celui de plus de 800 000 Tutsis par le régime hutu au Rwanda en 1994. D’autres condamnations pour génocide ont été prononcées par des tribunaux de l’ONU (Cambodge, Bosnie-Herzégovine), et des enquêtes sont en cours ou à venir pour génocide dans d’autres cas : Rohingyas en Birmanie, conflit au Darfour (Soudan), Ouïghours en Chine.

À la date de de l’interview, l’état des décisions d’organes indépendants concernant la qualification en droit international des événements se déroulant dans la bande de Gaza est le suivant :

  • Fin janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu un premier avis à la suite d’une plainte déposée fin 2023 par l’Afrique du Sud (soutenue par une soixantaine d’États) qui accuse Israël de « génocide » à Gaza. La CIJ a renvoyé son jugement sur le fond mais a ordonné qu’Israël prenne sans délai des mesures afin de garantir que son armée ne viole pas la Convention sur le génocide. Le terme de « plausible » est employé pour évoquer le risque d’un génocide.
  • En mai, la plus haute juridiction de l’ONU a ordonné à Israël de suspendre ses opérations militaires à Rafah. La Cour a ordonné à Israël de « maintenir ouvert le terminal de Rafah pour permettre la fourniture sans entrave et à grande échelle des services de base et de l’aide humanitaire dont il a un besoin urgent ».
  • Fin mai 2024, le procureur de la Cour pénale internationale a demandé des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien, M. Benjamin Netanyahu, et le ministre israélien de la Défense, M. Yoav Gallant, (ainsi qu’à l’encontre de dirigeants du Hamas) pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés commis dans la bande de Gaza. Le procureur M. Karim Khan évoque « le fait d’affamer délibérément des civils », des actes « d’homicide intentionnel » et « d’extermination et/ou meurtre ».
  • En juillet 2024, dans un avis consultatif, la CIJ a qualifié d’« illicite » l’occupation de territoires palestiniens depuis 1967 par Israël. « La présence continue d’Israël dans le Territoire palestinien occupé est illicite […]. Israël est dans l’obligation [d’y] mettre fin […] dans les plus brefs délais. » La Cour demande également la fin de la politique de colonisation et de l’appropriation par Israël de territoires ne lui appartenant pas.

➔ M. Boyard prononce le mot « génocide » quatre fois au cours des cinquante premières secondes de l’interview. Il insiste sur l’utilisation de ce terme pour qualifier la situation à Gaza dans une rhétorique qui relève davantage de l’emploi d’un élément de langage politique que d’une analyse fondée en droit international.

Le rôle d’un journaliste est alors, plutôt que de contredire sans nuance, de mettre de la distance et d’expliquer au public les difficultés qu’il peut y avoir à trancher sur l’existence ou non d’un génocide dans le sens juridique du terme. La journaliste aurait pu, par exemple, rappeler que les qualifications de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité » étaient à ce jour, elles, reconnues par la justice internationale, tandis que la notion d’actes génocidaires ne l’était pas. Au lieu de cela, Mme Lahmi affirme que le terme de génocide est « erroné » ou « pas correct ». Cette affirmation qui réfute catégoriquement l’hypothèse d’un génocide est inexacte.

➔ Le CDJM note qu’à la suite de cette émission, Mme Maeva Lahmi a été l’objet d’une violente campagne de cyberharcèlement sur le réseau social X. Il condamne fermement ces agissements. Un journaliste peut commettre des erreurs, cela ne justifie en aucune façon qu’il ou elle soit l’objet d’injures et de menaces. Ces pratiques inadmissibles sont une atteinte à la liberté d’expression et à une information de qualité que défend le CDJM.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 14 janvier 2025 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude n’a pas été respectée.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté à l’issue d’un vote : 13 voix pour, 5 voix contre, 2 abstentions.

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