Adopté en réunion plénière du 12 novembre 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 6 juillet 2024, M. Damien de Almeida a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 5 juillet 2024 sur le site ICI de la radio France Bleu Normandie titré « “Sale négresse, tu vas retourner dans ton pays” : une technicienne Enedis agressée en plein travail, près de Rouen ». Cet article cite le témoignage, anonymisé, d’une salariée du gestionnaire de réseau d’électricité Enedis. Elle dénonce des propos racistes dont elle aurait été la cible. M. de Almeida formule les griefs d’inexactitude et d’absence d’offre de réplique. Il estime qu’il s’agit d’une « information parcellaire basée sur un témoignage ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
À propos de l’offre de réplique :
- Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5
Réponse du média mis en cause
Le 11 juillet 2024, le CDJM a adressé à M. Matthieu Mondolini, directeur de l’information de France Bleu, avec copies à M. Julien Corbière, rédacteur en chef de France Bleu Normandie et à M. Adel Beloumri, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 12 novembre 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM. Néanmoins, M. Adel Beloumri, l’auteur de l’article mis en cause, joint par téléphone par le CDJM le 7 octobre 2024, a exposé en détail quelle avait été sa démarche pour rédiger cet article.
Analyse du CDJM
➔ L’article de France Bleu Normandie relate le témoignage d’une technicienne d’Enedis d’origine sénégalaise, qui raconte une agression raciste verbale dont elle se dit victime lors d’une intervention le 4 juillet 2024 à Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime). Dès le premier paragraphe, l’incident est placé dans le contexte d’une recrudescence d’agressions racistes pendant la campagne des législatives. Suit le récit de l’employée : lors d’une intervention sur un compteur électrique dans un immeuble, elle explique avoir été questionnée sur sa présence par un homme puis par une femme qui lui a lancé « vous allez bientôt partir et retourner dans votre pays » et l’a insultée en lui disant qu’elle n’était « qu’une sale négresse ! » Il est fait état ensuite d’une autre agression subie par cette technicienne trois ans auparavant.
L’article comprend également un renvoi par hyperlien vers un autre article de France Bleu Normandie racontant l’agression subie par un adolescent de 14 ans à la fin du mois de juin à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime), et vers d’autres articles signalant des d’agressions racistes, verbales ou physiques, depuis le 9 juin 2024.
Sur le grief d’inexactitude
➔ M. Damien de Almeida dénonce ce qu’il appelle des « informations parcellaires », « une absence de conditionnel sur une information basée sur un témoignage » et une « version d’une seule des parties concernées ». Il ne dit cependant pas ce qui serait inexact dans l’article. Contacté par le CDJM le 26 septembre 2024 pour l’inviter à compléter sa saisine, notamment s’il connaissait les protagonistes de l’incident ou un autre point de vue éclairant la scène, il a refusé de répondre.
M. Adel Beloumri, journaliste auteur de l’article, a répondu au CDJM le 7 octobre 2024. Il explique avoir eu pris connaissance de l’incident sur le réseau social X. En effet, la technicienne d’Enedis a écrit sous le pseudonyme Adda le 4 juillet 2024 à 15 h 45 une série de messages sur son agression.
Le journaliste affirme avoir été également alerté par une députée, qui lui a donné les coordonnées directes d’Adda. Il s’est alors entretenu avec celle-ci. Il a également contacté la direction d’Enedis, qui lui a confirmé que la technicienne avait signalé l’agression à ses supérieurs. Il précise que « comme ce n’est pas la première fois qu’elle était agressée, la direction semblait sensible à sa demande de ne plus intervenir sur le terrain ». Sur l’utilisation ou non du conditionnel, le journaliste répond : « J’ai rapporté les propos d’une personne et je contextualise un témoignage. Il n’y avait pas lieu d’utiliser le conditionnel. »
➔ Les faits exposés dans l’article sont bien décrits dans la série de messages de l’employée d’Enedis sur X. M. Beloumri disposait d’une seconde source, en l’espèce une élue. Il s’est renseigné auprès des supérieurs de la technicienne d’Enedis, qui ont confirmé qu’elle leur avait signalé l’incident. Il a demandé à celle-ci l’adresse du lieu où cela s’était passé, lui précisant qu’il pourrait se rendre sur place. La technicienne lui a donné cette adresse sans tenter de l’en dissuader. Ces éléments forment un faisceau de preuves de la réalité des faits avancés.
Le journaliste explique qu’il n’a pas jugé utile d’aller vérifier sur le terrain : « J’aurais pu fouiller, mais ce n’était pas le propos : je recueillais un témoignage illustrant une ambiance liée à la multiplication d’actes racistes. » Le CDJM note en effet que, dès le premier paragraphe de l’article de France Bleu Normandie, le témoignage, rapporté pour illustrer le ressenti d’une personne agressée comme d’autres l’étaient à ce moment-là, est mis dans un contexte plus large :
« Agressée en plein travail. Alors que la campagne des élections législatives s’est terminée ce vendredi soir, de nombreux citoyens français ont été victimes d’agressions racistes, ces derniers jours, dans le pays. France Bleu a recensé plusieurs cas partout en France. De son côté, Mediapart rapporte qu’au moins une agression raciste a eu lieu chaque jour dans l’Hexagone, depuis le 9 juin, selon un décompte du site d’investigation. »
L’usage du conditionnel ne s’impose pas. Le CDJM considère cependant que pour éviter de donner l’impression d’un article puisé à une seule source, l’auteur aurait pu être plus précis en mentionnant qu’il avait vérifié l’information notamment auprès de la direction d’Enedis.
Sur le grief d’absence d’offre de réplique
➔ L’offre de réplique définie par les chartes de déontologie auxquelles se réfère le CDJM doit être faite « aux personnes mises en cause ». L’article de France Bleu Normandie ne cite nommément personne et ne permet pas de localiser l’immeuble où a eu lieu l’agression verbale de la technicienne d’Enedis. Il n’y a pas lieu de faire une offre de réplique.
Le CDJM rappelle que le racisme n’est pas un point de vue, et qu’une agression raciste n’est pas un débat d’idées. Il y a un acte illégal, une victime et un (ou ici deux) agresseur(s). Ce ne sont pas deux points de vue à confronter.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 12 novembre 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de véracité, et d’offre de réplique, n’ont pas été enfreintes.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.