Avis sur la saisine n° 24-076

Adopté en réunion plénière du 14 janvier 2025 (version PDF)

Description de la saisine

Le 12 avril 2024, M. Jean-Michel Becognee a saisi le CDJM à propos de l’émission « La Matinale » diffusée le 29 février 2024 par CNews, au sujet de la séquence intitulée « Sapeurs-pompiers volontaires : un système menacé ? »

M. Becognee reproche à CNews d’avoir exposé des éléments permettant de l’identifier malgré le recours à une anonymisation partielle, et de l’avoir « filmé totalement à [son] insu ». Il joint à sa saisine la copie d’un message adressé à l’auteur du reportage dans laquelle il précise ces griefs d’atteinte au secret des sources et d’utilisation de méthodes déloyales lors du recueil d’informations.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du secret des sources :

  • Il « garde le secret professionnel et protège les sources de ses informations », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « garde le secret professionnel et ne divulgue la source des informations obtenues confidentiellement » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 7)

À propos des contacts avec les sources :

  • Il « n’utilisera pas de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données […], fera toujours état de sa qualité de journaliste et s’interdira de recourir à des enregistrements cachés d’images et de sons, sauf si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible » selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 4).
  • Il n’use pas « de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 4).
  • Il « proscrit tout moyen déloyal et vénal pour obtenir une information », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).

Réponse du média mis en cause

Le 19 avril 2024, le CDJM a adressé à M. Thomas Bauder, alors directeur de la rédaction CNews, avec copie à M. Antoine Estève, journaliste, un courriel les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations.

Le 24 avril 2024, M. Estève a répondu au CDJM en précisant qu’il s’agissait d’une démarche personnelle. Il affirme que M. Becognee a été « informé très clairement dès notre premier contact par téléphone, [qu’il souhaitait] l’interviewer ». Il se dit « humainement […] navré de la tournure des événements, mais déontologiquement […] absolument pas fautif quant à la méthodologie de mon travail sur ce reportage ». Il affirme que « M. Becognee était tout à fait d’accord pour s’exprimer dans le reportage, dans les conditions qu’[il lui avait] proposées mais [que] peut-être [il a] été dépassé par la situation et a souhaité faire marche arrière une fois le reportage diffusé ».

Analyse du CDJM

➔ Le reportage en cause est présenté par l’animateur de « La Matinale de CNews », M. Romain Desarbres, comme une illustration du « ras-le-bol des sapeurs pompiers volontaires » alors qu’« un rapport pointe le fonctionnement anarchique du volontariat dans les casernes [où] certains enchaînent parfois plusieurs nuits de garde ».

D’une durée de 1 min 32 s, ce reportage commence devant une clinique de Bordeaux où sont stationnés des véhicules de secours, alors que le commentaire de M. Antoine Estève indique qu’une majorité de pompiers volontaires « affirme passer du temps à attendre les transferts de personnes malades ou blessées, un travail d’ambulancier ». Un pompier filmé dans un camion, dont on ne voit que le torse et la main droite en plan serré, déplore être « pompier pour le feu, pour les accidents de la route et pour le secours à personne, et pas seulement pour être ambulancier ». Il est présenté en incrustation comme « Henri P. – Pompier volontaire en Gironde ». Le commentaire explique ensuite que ces pompiers sont mal payés et multiplient les gardes, et « Henri P. », dont on ne voit que les mains, dit « gagner moins qu’une femme de ménage », et que ce système « coûte moins cher que d’embaucher un professionnel ». Le reportage se poursuit avec un interview de M. Guillaume Millet, présenté comme porte-parole des pompiers CFDT en Gironde, qui dénonce une situation qualifiée de « travail au noir cautionné par l’État français ». M. Estève conclut en précisant qu’une directive européenne pourrait conduire à réduire les horaires de garde des pompiers volontaires, « ce qui réduirait de moitié le personnel disponible en affaiblissant terriblement le système des secours en France, notamment pendant les horaires de nuit ».

Sur le grief d’utilisation de méthodes déloyales lors du recueil d’informations

➔ M. Jean-Michel Becognee affirme que le reportage qu’il met en cause comporte la « diffusion d’images et de propos non consentis ». Il affirme que lors de ses échanges avec M. Estève, « le mercredi 28 février 2024, [celui-ci souhaitait le] questionner au sujet d’une réforme à venir du statut de sapeur-pompier volontaire, sans que le service de communication du Service départemental d’incendie et de secours de la Gironde (SDIS 33) n’en soit informé » et qu’« il était tout à fait clair qu’aucune captation et aucune interview ne pouvaient être réalisées ».

M. Estève écrit au CDJM que « ce reportage [étant] anglé sur les pompiers volontaires, j’ai donc cherché en priorité à interviewer un pompier volontaire directement. Je ne voulais pas avoir l’avis de sa hiérarchie, c’était un reportage sur le travail quotidien des volontaires et leurs difficultés. J’ai trouvé le numéro de téléphone portable de M. Becognee par une connaissance commune, un pompier syndiqué d’une autre caserne de Gironde. […] Je l’ai informé très clairement, dès notre premier contact par téléphone, que je souhaitais l’interviewer, sinon je ne me serais pas déplacé sur son lieu de travail ! Et il ne pouvait ignorer que je filmais car j’ai un kit de tournage de type iPhone avec une grosse poignée noire et un micro parfaitement visibles ! »

➔ La captation n’a pas été réalisée de manière cachée ou en violation manifeste du consentement de l’interviewé. Dans l’espace exigu d’un véhicule de secours, on voit mal comment le journaliste, comme l’écrit le requérant, aurait pu « filmer totalement à [son] insu ». Le contexte de la prise de vue, le déplacement du journaliste et ses déclarations démontrent la volonté de filmer de façon transparente et connue de la part de l’interviewé. Il n’y a pas de recours à une méthode déloyale.

➔ Le CDJM note par ailleurs qu’après diffusion, M. Becognee a contacté le journaliste de CNews. M. Estève écrit que, « quand il [a été] informé le lendemain avoir été – d’après lui – “reconnu par un pompier” », il a, « pour limiter la circulation de cette interview, qui désormais l’incommodait, proposé de supprimer ce reportage de nos plateformes internet, notamment Cnews.fr, Dailymotion ou YouTube. »

La recherche sur ces sites avec la mention « “Sapeurs-pompiers volontaires : un système menacé ?” CNews » ne donne effectivement rien. Dans les pages vidéo du site Orange.fr, la mention « La vidéo a été supprimée. Cette vidéo n’est plus disponible » apparaît pour ce reportage.

Sur le grief d’atteinte au secret des sources

➔ Le requérant explique que, dans l’extrait du reportage où il apparaît flouté, on peut reconnaître le service d’urgence de la clinique de Bordeaux-Nord, le véhicule de secours aux victimes (VSAV) du centre de secours dans lequel il se trouve, « [son] uniforme en plan serré, [son] grade d’adjudant chef, [sa] voix, [sa] main tatouée ». Le requérant en conclut que son identité est « clairement dévoilée ».

Dans sa réponse au CDJM, M. Estève explique au CDJM qu’« au moment de l’interview, il [M. Becognee, ndlr] a choisi l’intérieur d’un camion de pompier car c’était selon lui “impossible à identifier précisément”. Par ailleurs il était très fier de s’exprimer sur ce sujet qui lui tient à cœur, il a même insisté pour utiliser des mots forts dans l’interview ! »

Il ajoute qu’« il y a des situations d’interviews dans lesquelles des interlocuteurs nous demandent expressément de modifier leur voix. Nous nous y plions volontiers quand c’est précisé. Mais M. Becognee n’a pas exprimé ce souhait et s’est exprimé sans retenue. » Il indique qu’il était «  face à lui quand j’enregistrais ses propos, en filmant ses mains avec son accord. Je ne me suis jamais caché, il savait que je filmais. C’est impossible de l’ignorer ! Je lui posais des questions, c’était une interview en bonne et due forme. C’est très visible sur l’extrait dans le reportage, d’ailleurs. » Il précise avoir proposé à M. Becognee de « filmer “vers le bas”, sans montrer son visage, juste ses mains. Et il était évidemment d’accord ! ».

➔ La volonté explicite de M. Becognee de préserver son anonymat ressort des propos rapportés par le journaliste lui-même dans le courrier qu’il a adressé au CDJM, quand il évoque par exemple le choix du lieu de tournage. Elle lui imposait un devoir accru de précaution. Le choix d’un plan focalisé sur les mains (tatouées) et d’un environnement identifiable démontre une mise en œuvre partielle et insuffisante du dispositif de préservation de l’anonymat.

Bien que l’usage d’un pseudonyme (« Henri P. ») soit une démarche conforme, l’absence de modification de la voix et la visibilité de détails reconnaissables – tatouage des doigts de la main droite, environnement géographique de l’interview – permettent facilement de reconnaître le pompier interrogé par les personnes qui travaillent dans cet environnement.

La responsabilité d’un journaliste et d’un média ne s’arrête pas au tournage : le montage et la diffusion doivent garantir la conformité déontologique du contenu. En l’espèce, il aurait pu être appliqué des corrections techniques pour anonymiser la voix et flouter davantage les détails visuels identifiables. Il y a non-respect du secret des sources.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 14 janvier 2025 en séance plénière, estime que l’obligation de respect du secret des sources a été enfreinte, mais que celle de ne pas recourir à des méthodes déloyales lors du recueil d’informations a été respectée.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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