Adopté en réunion plénière du 10 septembre 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 20 mars 2024, M. Lucas Crochemore a saisi le CDJM à propos d’une séquence de l’émission « 24 h Pujadas » diffusée le 18 mars 2024 sur LCI et reprise sur le réseau social X avec le message : « #Gaza – Information et désinformation sur la “famine” / Analyses et décryptages de @q_berichel dans Les Indispensables #24hPujadas #LCI #La26. »
M. Crochemore formule le grief d’inexactitude : au vu de cet extrait de l’émission, il estime que les reportages proposés ne démontrent pas qu’il n’y a pas de famine à Gaza, contrairement à ce que dirait M. Pujadas. Selon lui, les images utilisées par LCI de deux enfants atteints de maladies génétiques ne constituent « pas un argument pour contester l’état de famine dans de nombreux endroits de Gaza » et les images de marchés achalandés ne prouvent pas non plus « que tous les habitants ont accès à de la nourriture ».
Recevabilité
Le CDJM est saisi sur l’extrait de l’émission qui a été mis en ligne sur X sur le compte @24hPujadas, présenté comme « le compte officiel de l’émission présentée par @DavidPujadas, du lundi au vendredi de 18 h à 20 h ». Il s’agit d’un acte journalistique, lié éditorialement à l’émission elle-même, que le public peut consulter sur le réseau social X indépendamment de celle-ci, y compris quand le programme n’est plus disponible en replay sur le site de la chaîne.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
Réponse du média mis en cause
Le 5 avril 2024, le CDJM a adressé à M. Thierry Thuillier, directeur général adjoint Information du Groupe TF1, directeur général de LCI, avec copie à M. David Pujadas, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 10 septembre 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ En préambule, le CDJM rappelle que son rôle n’est pas de déterminer s’il y avait ou non un état de famine générale dans la bande de Gaza à la mi-mars 2024, mais de se prononcer sur le respect de la déontologie du journalisme dans la séquence d’une émission qui lui est soumise, au regard des textes auxquels il se réfère.
➔ La séquence « Les Indispensables » diffusée le 18 mars 2024 par LCI dans l’émission « 24 h Pujadas » et reprise sur X dure 6 min 40 s. Elle est introduite par M. David Pujadas ainsi : « Une question délicate maintenant, mais il est aussi de notre rôle de s’emparer des sujets et d’aller au bout des choses sur ce sujet comme sur d’autres. […] Cette question concerne Gaza […]. Depuis quelques jours, et plus précisément depuis quelques heures, un mot a fait son apparition, un mot assorti souvent d’images. Le mot de famine […], le mot est directement utilisé par le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell […] Est-ce qu’il est temps de tirer la sonnette d’alarme ? Ou bien est-ce qu’il y a exagération ? Ou bien est-ce qu’il y a, notamment dans les images mises en avant, une forme de manipulation ? Nous avons voulu vous permettre de vous faire votre opinion. Voici “Les Indispensables” avec Quentin Bérichel. »
Cette introduction est illustrée par quatre photos d’articles où figure le mot « famine », publiés par l’agence Reuters, France 24, Les Échos et Le Figaro. Avant de laisser son confrère présenter son sujet, M. Pujadas reprend : « D’abord, on va écouter le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. Dans sa formulation, nous sommes en situation de famine à Gaza. » Est diffusé alors un montage d’une vidéo du haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères s’exprimant le 18 mars 2024 au Forum humanitaire européen. Il dit : « In Gaza, we are no longer “on the brink of famine”, we are in a state of famine, affecting thousands of people. This famine it is not a natural disaster, it is not a flood, it is not an earthquake ; it is entirely man made. By whom ? By the one that prevents humanitarian support [from] entering into Gaza ; I dare to say – well, yes – Israel is provoking famine » [« À Gaza, nous ne sommes plus ‘au bord de la famine’, nous sommes dans un état de famine, qui touche des milliers de personnes. Cette famine n’est pas une catastrophe naturelle, ce n’est pas une inondation, ce n’est pas un tremblement de terre ; elle est entièrement due à l’homme. Par qui ? Par celui qui empêche l’aide humanitaire d’entrer à Gaza ; j’ose dire que oui, Israël provoque la famine », ndlr].
M. Pujadas passe la parole à M. Quentin Bérichel qui « a mené l’enquête » sur des « images qui prouvent prétendument cet état de famine à Gaza ». M. Bérichel analyse alors des images qui, dit-il, « semblent accablantes » et qui montrent deux enfants « la peau sur les os, épuisés par le manque de nourriture ». Il précise qu’« ils sont tous les deux atteints d’une maladie génétique » et que « le siège de Gaza a accéléré la dégradation de leurs conditions de santé jusqu’à provoquer la mort de l’un d’eux ».
Puis M. Pujadas reprend la parole pour introduire un contrepoint, fondé sur des « images avancées par, entre guillemets, le camp israélien […] qui contredisent, évidemment, l’idée d’une famine ». M. Bérichel présente deux séquences qui montrent « un marché dans la ville de Rafah avec des étals bien fournis en fruits et légumes, en épices, en boîtes de conserve » en précisant que « ça ne veut pas dire que tous les marchés, dans la bande de Gaza, sont comme ceux-ci. En revanche, il y a bien de la nourriture à certains endroits de l’enclave ». La seconde est une photo, diffusée par une source israélienne, « d’un marchand […] avec un plateau rempli de gâteaux » que le journaliste authentifie en montrant « une photo quasi identique » de source turque montrant le même homme.
Sur le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité
➔ Pour M. Crochemore, cette séquence est un « “décryptage” à charge » qui « suffit à semer le doute sur la réalité d’une famine à Gaza ». Il estime que « le fait que les deux enfants ne soient pas victimes que des pénuries alimentaires n’est pas un argument pour contester l’état de famine dans de nombreux endroits de Gaza. De même, les images de marchés à Gaza ne contredisent en rien l’idée d’une famine ». Il ajoute que « faire comme si ces quelques images suffisaient à contester les rapports officiels de l’ONU notamment est une faute déontologique ».
➔ Le CDJM constate que la justification d’actualité de cette séquence est l’intervention de M. Josep Borrell : « À Gaza, nous ne sommes plus au bord de la famine, nous sommes dans un état de famine qui touche des milliers de personnes. » Il souligne que M. Borrell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, a tiré une sonnette d’alarme d’une famine généralisée dans la bande de Gaza devant un auditoire spécifique – un forum humanitaire européen. Pour M. Pujadas et son équipe, il s’agit clairement d’interroger la réalité d’une famine généralisée à Gaza en analysant quelques images ou vidéos qui ont été commentées, notamment sur les réseaux sociaux. C’est un choix éditorial qui relève de la liberté totale de la rédaction, mais doit reposer sur les éléments rapportés avec exactitude.
➔ Le premier élément cité par LCI est le cas des enfants « la peau sur les os, épuisés par le manque de nourriture ». M. Bérichel souligne qu’« ils sont tous les deux atteints d’une maladie génétique [et] ont pour cela un régime alimentaire très précis et très restrictif ». Le journaliste cite une dépêche de l’agence américaine Associated Press (AP) du 8 mars 2024 pour affirmer que celui qui est décédé « souffrait d’une maladie du cerveau qui affecte les mouvements et les capacités motrices, ce qui peut rendre sa déglutition et son alimentation difficiles ».
Le CDJM note que le texte d’AP précise que « ses parents ont déclaré avoir eu du mal à trouver de la nourriture qu’il pouvait manger, notamment des fruits mous et des œufs, depuis qu’ils ont fui leur maison dans le nord du pays », ce que M. Bérichel a choisi d’exprimer en indiquant que « le siège de Gaza a accéléré la dégradation de leurs conditions de santé jusqu’à provoquer la mort de l’un d’eux ». La même dépêche AP précise que « selon le ministère de la Santé, au moins 20 personnes sont mortes de malnutrition et de déshydratation dans les hôpitaux Kamal Adwan et Shifa, dans le nord de la bande de Gaza. La plupart des morts sont des enfants, dont certains n’ont pas plus de 15 ans, ainsi qu’un homme de 72 ans ». Ces éléments de ne sont pas repris par la séquence de LCI, qui se limite à analyser deux images d’enfants malades et malnutris. C’est un choix rédactionnel qu’on peut critiquer, mais le CDJM constate que la présentation de ces deux cas ne comporte pas d’inexactitude factuelle.
➔ Le second chapitre de la séquence s’appuie sur des images de commerces et d’étals de nourriture présentées par M. Bérichel comme « un marché dans la ville de Rafah », sur la foi d’une source palestinienne également citée par un organisme israélien, puis, pour une seconde vidéo, de l’agence américaine AP. Le CDJM note que Rafah, située au sud de la bande de Gaza, était relativement épargnée à ce moment de l’avancée israélienne, et qu’on ne peut déduire de ces images une appréciation sur la situation générale sur ce territoire, ce que ne fait pas M. Bérichel. Concernant la seconde « preuve par l’image » utilisée par LCI, la photo d’un marchand avec un plateau rempli de gâteaux à Nuseirat, il faut sans doute la remettre dans le contexte du ramadan, qui a commencé le 10 mars 2024. Sans être inexacte, sa présentation est peu informative sur le ravitaillement possible de la bande de Gaza.
➔ Le CDJM considère que cette séquence « Les Indispensables » n’affirme pas qu’une partie de la population gazaouie ne souffrait pas, à la mi-mars 2024, de la faim, avec pour les plus fragiles des conséquences mortelles. Mais elle tend à démontrer que ce phénomène n’est pas généralisé. Il prend acte que le journaliste prend la précaution de conclure que tout « ça ne veut pas dire que tous les marchés, dans la bande de Gaza, sont comme ceux-ci. En revanche, il y a bien de la nourriture à certains endroits de l’enclave ».
Il souligne que juste après la séquence présentée par M. Bérichel, M. Pujadas conclut en disant : « Soyons clairs. Encore une fois il ne s’agit pas de relativiser le calvaire des habitants de Gaza, les familles, les femmes, les enfants […], mais faut-il brandir l’accusation la plus grave, l’état des lieux les plus horribles alors que rien d’un point de vue de l’image ne vient l’attester ? » Il est regrettable que ce passage n’ait pas été laissé dans l’extrait de « 24h Pujadas » diffusé sur X, ni, lorsque M. Pujadas demande à ses invités présents en plateau de donner « leur réflexion, leur sentiment » sur la question d’une famine à Gaza, la remarque de Mme Isabelle Lasserre, journaliste au Figaro : « Moi, je suis pas sur place, je peux pas juger. »
Conclusion
Le CDJM réuni le 10 septembre 2024 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été enfreinte par LCI.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.