Adopté en réunion plénière du 8 octobre 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 4 mars 2024, M. Didier Déniel a saisi le CDJM à propos de l’émission « En quête d’esprit » diffusée sur CNews le 25 février 2024. Il saisit le CDJM pour non-respect de l’exactitude et de la véracité. Il se réfère au fait que « dans cette émission […] le journaliste Aymeric Pourbaix a évoqué l’avortement comme une cause de mortalité, devant le cancer et le tabac », alors que, écrit M. Déniel, « l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’est pas une cause de mortalité ».
Recevabilité
Une autre saisine (n° 24-053) a été adressée au CDJM à propos de cette émission. Elle a été déclarée irrecevable, son auteur s’étant contenté de porter une appréciation générale sur la séquence en cause sans étayer concrètement son grief, comme le prévoit l’article 2.5 du règlement intérieur du CDJM).
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
Réponse du média mis en cause
Le 18 mars 2024, le CDJM a adressé à M. Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, avec copie à M. Aymeric Pourbaix, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 8 octobre 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ L’émission « En quête d’esprit » est diffusée simultanément sur CNews et sur Europe 1. Elle est produite par CNews en partenariat avec l’hebdomadaire France catholique. À quelques jours du débat au Sénat sur l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, l’émission du 25 février 2024 est consacrée à « l’avortement et ce qu’en dit l’Église », dit son animateur, le journaliste M. Aymeric Pourbaix.
Après avoir présenté ses invitées, M. Pourbaix indique que « dans cette émission nous allons laisser de côté le débat politique et partisan […] pour nous intéresser au fond du sujet, à sa dimension humaine et spirituelle ainsi qu’aux faits, puisque ce sont eux qui sont les plus importants ».
Après une séquence de témoignages de femmes qui ont eu recours à une IVG et un rappel de l’évolution de la loi Veil, M. Pourbaix enchaîne, à 16 min 17 s du début de l’émission : « Quelques chiffres, également : en 2022, il y avait 234 300, exactement, interruptions volontaires de grossesse enregistrées en France. C’est aussi la première cause de mortalité dans le monde, selon l’institut Worldometer : 73 millions en 2022, soit 52 % des décès. Pour le cancer, c’est 10 millions, et pour le tabac, c’est 6,2 millions. »
À l’écran apparait une infographie où est écrit en blanc sur fond bleu « Les causes de la mortalité dans le monde » puis successivement les indications « 1) L’avortement : 73 millions par an dans le monde. 2) Le cancer : 10 millions de décès. 3) Le tabac : 6,2 millions de décès ». La suite de l’émission est une discussion dénonçant le fait qu’en France l’avortement, dit une des invitées, « devienne une valeur, peut-être une valeur constitutionnelle », et développant un point de vue catholique selon lequel « l’avortement concerne un être humain que l’on empêche de naître ».
➔ En préambule, le CDJM rappelle que l’expression de croyances religieuses ou de convictions philosophiques relève de la liberté d’expression, y compris dans une émission d’information. Le CDJM ne se prononce pas sur la question de savoir si un embryon est un être humain, qui est défendue tout au long de l’émission et induit l’infographie présentée. Il rappelle que l’information sur des questions scientifiques ne doit pas confondre opinions ou croyances et faits scientifiques, ni mettre sur le même plan ce qui fait consensus au sein de la communauté scientifique et démonstration minoritaire largement rejetée.
Il précise qu’il est saisi sur la version de l’émission diffusée sur CNews le 25 février 2024, qui n’est plus accessible en ligne, pas sur celle diffusée sur Europe 1 le même jour, identique à l’exception des 24 secondes sur lesquelles porte la saisine. Il prend en compte dans cette analyse les suites données à cette émission par CNews.
➔ Le tableau de données montré à l’antenne et lu par le journaliste M. Pourbaix est présenté comme établi par Worldometer. Qualifier ce site d’« institut » laisse entendre qu’il est un lieu de recherche sur les questions de santé. Ce n’est pas le cas : Worldometer est un agrégateur de données statistiques produites par les États ou des organismes internationaux. Il est « publié par une petite société indépendante de médias numériques basée aux États-Unis » qui s’est donné pour « objectif est de mettre les statistiques mondiales à la disposition d’un large public dans le monde entier ».
Ce site ne produit pas de tableaux comparatifs. Ce qui est présenté à l’antenne de CNews par M. Pourbaix est identifié dans l’infographie par la mention « source Worldometer », ce qui laisse entendre au public que le classement affiché figure sur ce site. Les données pour les avortements, le cancer s’y retrouvent effectivement, mais chacune sur une page différent – celle sur la mortalité annuelle du tabagisme n’y figure pas, la page sur le tabac renvoyant vers le site de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce classement attribué à tort à un « institut » est un faux, construit par l’équipe de l’émission « En quête d’esprit ».
Sur les excuses présentées par CNews
➔ Le lundi 26 mars, deux journalistes de la chaîne ont présenté des excuses au public.
Mme Laurence Ferrari déclare à 17 h en ouverture de son émission quotidienne : « Auparavant, nous souhaitons présenter nos excuses. Hier, dans l’émission “En quête d’esprit” présentée par Aymeric Pourbaix, une infographie présentant un comparatif entre les causes de la mortalité générale dans le monde et le nombre d’IVG dans le monde a été diffusée. Ce sont des données incomparables. Il est absolument impossible de comparer ces chiffres et de les mettre en miroir de ceux de la mortalité liée au cancer ou au tabac.
« L’interruption volontaire de grossesse est autorisée en France depuis la loi du 17 janvier 1975, la loi portée par Simone Veil. Il s’agit donc d’un droit porté par la loi et il ne s’agit pour quiconque de le remettre en cause. La chaîne CNews présente ses excuses à ses téléspectateurs, pour cette erreur qui n’aurait pas dû se produire. CNews présente ses excuses auprès de toutes les femmes, avec une pensée particulière pour celles dans le monde qui luttent pour obtenir le droit à disposer de leur corps et à toutes celles qui ont perdu la vie faute de pouvoir accéder à l’IVG.
« À titre personnel, j’ajoute que cette loi est très importante pour moi comme pour toutes les autres femmes, et j’espère très sincèrement que ce droit, acquis de haute lutte par nos mères, par nos aînées, sera inscrit dans la Constitution. »
Mme Christine Kelly déclare elle, à 19 h :
« Avant de commencer cette émission, hier, dans l’émission “En quête d’esprit” présentée par Aymeric Pourbaix sur CNews, une infographie présentant un comparatif entre les causes de la mortalité générale dans le monde et le nombre d’IVG dans le monde a été diffusée. Notre rédaction ne valide pas ce comparatif, présente ses excuses aux téléspectateurs. D’ailleurs, ce carton n’aurait jamais dû se retrouver à l’antenne. Il avait été retiré du programme, mais suite à une erreur technique, c’est la version non modifiée qui a été diffusée.
« Nous tenons évidemment à assurer toutes les femmes de notre entier soutien dans l’exercice de leurs droits et nous tenions à dire ce petit mot avant de commencer cette émission. »
Ainsi qu’y fait allusion Mme Kelly, CNews explique que la diffusion de cette séquence est une erreur. Le service juridique de la chaîne avait averti que ce passage serait problématique, en pointant l’infographie, mais aussi l’absence de personnes exprimant un point de vue favorable à l’IVG sur le plateau.
Ces faits sont établis par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la télévision numérique terrestre. Son rapport (page 172 et suivantes) cite un « message envoyé par le juriste chargé d’examiner la conformité de l’émission “En quête d’esprit” devant être diffusée le 25 février 2024 aux dirigeants de la chaîne et du groupe », message adressé le vendredi 23 février 2024. Son rédacteur s’inquiète de ce que « Aymeric Pourbaix présente un classement des causes de mortalités dans le monde montrant l’avortement comme cause numéro un. Si la donnée est sourcée, le site “Worldometer” ne présente pas ces différentes données sous la forme d’un classement, ce qui pourrait nous être reproché au regard de notre obligation de traitement honnête de l’information. ».
➔ Le CDJM prend acte que l’émission diffusée sur Europe 1 a été modifiée par la suppression des quatorze secondes pendant lesquelles M. Aymeric Pourbaix lit le tableau comparatif. Il partage la circonspection du rapporteur de la commission parlementaire sur les causes techniques de la diffusion sur CNews de la version non modifiée, d’autant que cette dernière a été diffusée à deux reprises dans la journée du 25 février.
Concernant les excuses présentées, il rappelle que des excuses ne sont pas un rectificatif – même s’il faut souligner que Mme Ferrari précise qu’« il est absolument impossible de comparer ces chiffres et de les mettre en miroir de ceux de la mortalité liée au cancer ou au tabac. » Il note qu’aucune explication, excuse et encore moins rectification faite de manière manière rapide, explicite, complète et visible à destination spécifiquement de l’audience d’« En quête d’esprit », n’a été faite, comme le suggère la recommandation du CDJM sur les rectifications, ni le 3 mars 2024 dans l’édition suivante, ni sur la page de l’émission sur le site de CNews, où l’offre de réécoute de celle du 25 février a disparu sans explication.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 8 octobre 2024 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.