Adopté en réunion plénière du 11 juin 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 1er mars 2024, M. Nahel Kara a saisi le CDJM à propos d’un article publié par le site Newestpress le 13 décembre 2023 sous le titre « Viol en réunion sur une mineure en 2020, à Bourg-en-Bresse : qui sont les suspects ? ».
M. Kara formule les griefs d’accusation sans preuve, d’intention de nuire et de dénonciation mensongère. Il affirme que l’article « dénonce des faits criminels qui sont totalement faux et susceptibles d’entraîner des poursuites pénales » et, le concernant, le diffame en lui « imput[ant] personnellement des faits de viol en réunion sur mineure, [ou d’avoir été] témoin de ces faits ». Selon lui, son nom est cité avec d’autres « dans le but de nuire à ces personnes » en raison de ce qu’il appelle des « antécédents communs » avec l’auteur de l’article, remontant à janvier 2021.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
- Il doit « s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 8).
Réponse du média mis en cause
Le 25 mars 2024, le CDJM a adressé à M. Ralph Bechani, directeur de Newestpress, un courriel l’informant de cette saisine et l’invitant à faire connaître ses observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le même jour, celui-ci a accusé réception du message du CDJM, ajoutant : « Pour l’heure, nous n’avons aucune remarque particulière à partager, ni échange ou correction à envisager. Si toutefois un des protagonistes de cette affaire souhaite se plaindre de ladite publication, le tribunal judiciaire de Paris est à disposition des justiciables français, notamment via la 17e chambre correctionnelle, et ce dans les délais légaux prévus par la loi. » Il joint à ce courriel une copie de sa carte de presse 2023.
Analyse du CDJM
➔ Newestpress se présente comme un groupe de presse disposant d’une agence d’information, Newestpress, d’un journal en ligne, Newestpost, d’une plateforme audio et d’une plateforme vidéo.
L’article publié le 13 décembre 2023 figure dans la section « agence », Newestpress. Il évoque « un viol sur mineure, suivi d’un viol en réunion », remontant à 2022. Il indique le nom de la victime âgée de 16 ans au moment des faits présumés, Éloïse B., dont il raconte le parcours d’errance après qu’elle s’est enfuie de chez ses parents, révélant des aspects de sa sexualité depuis ses 12 ans. Il dénonce son père, identifié par son nom complet, décrit comme « n’hésitant pas à boire un verre d’alcool avec elle ».
Il décrit ensuite les circonstances dans lesquelles cette mineure aurait été violée, citant les identités complètes des présumés violeurs et de témoins. Il est écrit que Nahel Kara – qui a saisi le CDJM – est l’un de ces témoins, et également l’auteur du signalement à un policier d’une fête clandestine pendant le confinement en 2021. Cet article est signé « J.B C », initiales qui ne sont pas explicitées dans la page « Notre équipe » du site Newestpress.
Sur le grief d’accusation sans preuve
➔ Le CDJM constate que les faits rapportés ne sont pas sourcés autrement que par l’expression « nos informations ». Un seul témoignage des acteurs de ce drame est cité, celui de Sina, une amie d’Eloïse, qui aurait été présente au moment du second viol. Les faits sont tous présentés au conditionnel. L’article désigne des « suspects », indique leur identité, pour certains leur employeur. Le CDJM rappelle que le terme « suspect » implique que la police et/ou la justice considère quelqu’un comme ayant possiblement commis une infraction. Ici, l’article indique que « les autorités judiciaires de l’Ain n’ont donné aucune suite » à la dénonciation des faits par l’auteur du texte. Plus que de « suspects », il s’agit donc de personnes accusées sans preuve.
➔ Le CDJM observe que cet article publié le 13 décembre 2023 a fait l’objet d’une mis à jour le 14 avril 2024. La seule modification porte sur l’orthographe exacte d’un nom : dans la version originale un « acteur ou témoin » est appelé « Nael Carat », dans la version corrigée ce nom est orthographié « Nahel Kara ».
Sur le grief d’intention de nuire
Dès le chapô (texte introductif) de l’article, il est indiqué qu’« en août 2022, un de nos correspondants à Bourg-en-Bresse (Ain), a transmis un signalement au procureur de la République dénonçant un viol sur mineure, suivi d’un viol en réunion, quelques semaines après la levée du confinement lié au Covid-19. Depuis, les autorités judiciaires de l’Ain n’ont donné aucune suite, pourquoi ? »
Les faits supposés remonteraient donc à août 2022. Or l’article est publié en décembre 2023, sans qu’aucune indication ne justifie cette publication à cette date. Le CDJM souligne en outre que son auteur, anonyme, ne répond pas à la question qu’il pose : « Pourquoi le procureur n’a-t-il donné aucune suite ? » Il cite l’identité de personnes accusées de faits graves sans avoir pris la peine de faire seulement un travail de vérification de ces identités : il hésite sur l’un d’eux (« Lioris ou Yoris »), se trompe sur un autre appelé « Nael Carat » dans l’article mis en ligne le 13 décembre, nom corrigé en « Nahel Kara » dans la mise à jour intervenue le 14 avril 2024 – le courriel du CDJM au média l’informant d’une saisine de M. Nahel Kara est, lui, daté du 25 mars.
Cet article se termine d’autre part par une allusion à un incident à propos d’une « soirée clandestine » durant le confinement en janvier 2021. L’un des protagonistes des « faits de viols » aurait été impliqué dans cet épisode, est-il écrit : « […] ce dernier serait à l’origine de la “fake news” sur la soi-disant fête clandestine du 31 janvier 2021, dans la rue de la République. Alerté par son ami Nahel Kara, le policier de la BAC avait ensuite appelé l’OPJ du commissariat de Bourg-en-Bresse, pour dénoncer la tenue d’une soirée dite “clandestine” », écrit le journaliste. Cet incident se serait déroulé dans le local d’une « agence d’information » et met également en scène « un journaliste de cette agence », selon les données publiées par Newsestpress en 2022 et 2023, qui attribue à Nahel Kara le rôle de « lien entre la soi-disant “fête clandestine” » et la police en 2021.
Il est précisé dans un article publié par Newsestpress le 1er janvier 2023 que « le journaliste » a porté plainte contre le quotidien local Le Progrès, qui avait rendu compte des événements de janvier 2021, et que « la plainte du journaliste met en cause un jeune homme, Nahel Kara […] [pour] avoir fait le lien entre la soi-disant “fête clandestine”, un agent de la BAC de Bourg-en-Bresse (Brigade anticriminalité), le commissariat de Bourg-en-Bresse, et le journal Le Progrès. »
Le CDJM considère que l’intention de nuire est réelle.
Sur le grief de dénonciation mensongère
➔ L’article indique que « plusieurs autres personnes auraient été témoins ou auteurs des faits, dont […] “Nahel Kara”, 18 ans, employé de l’EndK ». Il laisse clairement entendre que M. Nahel Kara pourrait être l’auteur d’un crime, sans apporter aucun élément factuel à l’appui de cette hypothèse. Aucune offre de réplique n’a été faite à M. Kara. L’usage du conditionnel est généralisé tout au long de cet article. Le CDJM rappelle, comme il l’a écrit en 2021 dans un texte consacré à l’expression « tribunal médiatique », que « le doute doit profiter à la vérité. Le conditionnel n’a pas valeur d’absolution pour publier. »
Le grief est fondé.
Précisions
➔ Bien que non-saisi sur ce point, le CDJM constate que la victime des faits supposés est parfaitement identifiable dans l’article. Il tient à rappeler que la déontologie du journalisme demande de « faire preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes vulnérables » et que la loi de 1881 prévoit :
- concernant les mineurs, « est puni de 15 000 euros d’amende le fait de diffuser, de quelque manière que ce soit, des informations relatives à l’identité ou permettant l’identification : d’un mineur ayant quitté ses parents, son tuteur, la personne ou l’institution qui était chargée de sa garde ou à laquelle il était confié ; d’un mineur délaissé dans les conditions mentionnées aux articles 227-1 et 227-2 du code pénal ; d’un mineur qui s’est suicidé ; d’un mineur victime d’une infraction » (article 39 bis).
- concernant les victimes de violences sexuelles, que « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, des renseignements concernant l’identité d’une victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelles ou l’image de cette victime lorsqu’elle est identifiable est puni de 15 000 euros d’amende » (article 39 quinquies).
Conclusion
Le CDJM, réuni le 11 juin 2024 en séance plénière, estime que Newsestpress n’a pas respecté les obligations déontologiques d’éviter les accusations sans preuve, l’intention de nuire et la dénonciation mensongère.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.