Avis sur la saisine n° 24-052

Adopté en réunion plénière du 11 juin 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 23 février 2024, Mme Isabelle Bégou a saisi le CDJM à propos de l’émission « Le fait du jour » diffusée le 7 décembre 2023 par Sud Radio et titrée « Mais à quoi sert vraiment la COP 28 ? » Au cours de cette émission, M. André Bercoff reçoit M. François Gervais, auteur du livre Impasses climatiques.

Mme Bégou formule le grief ​​de non-respect de l’exactitude et de la véracité. Elle estime que M. Bercoff « laisse son invité affirmer tout au long de l’entretien des propos trompeurs ou fallacieux relevant de l’inexactitude » et développe cette critique en reprenant plusieurs passages de l’entretien. Elle considère également que la présentation de M. Gervais est inexacte.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).

Réponse du média mis en cause

Le 4 mars 2024, le CDJM a adressé à M. Patrick Roger, directeur de la rédaction de Sud Radio, avec copie à M. André Bercoff, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 11 juin 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ Le CDJM rappelle en préambule que le choix d’un angle pour traiter un fait d’actualité – ici, la tenue de la COP 28 – et celui des personnalités interrogées par un média relèvent de la liberté éditoriale. Il ajoute que son rôle n’est pas d’arbitrer des débats scientifiques. Il considère cependant que la responsabilité du journaliste est, pour une information complète du public, de lui indiquer que certaines affirmations contredisent des faits largement établis, et, notamment en matière scientifique, de ne pas mettre sur le même plan ce qui fait consensus au sein de la communauté des experts concernés, ce qui doit être précisé et ce qui constitue une démonstration minoritaire largement rejetée.

➔ L’interview de M. François Gervais par M. André Bercoff, d’une durée de 14 min 16 s, est introduite ainsi par M. Bercoff : « The top of the Cop ! Eh oui, en ce moment et jusqu’au 12 décembre à Dubaï, 193 … 198 pays sont représentés pour la COP 28. Qu’est ce qui va se décider ? On en parle tout de suite, notamment avec François Gervais. »

Le journaliste enchaîne pendant 1 min 10 s avec une présentation des enjeux de la COP 28, puis introduit son invité : « François Gervais, bonjour ! Vous êtes physicien, vous êtes essayiste. On vous a reçu à plusieurs reprises pour vos livres, et toujours avec plaisir, parce que vous ne mettez pas votre langue dans votre poche et vous n’êtes pas en mauvais termes avec les mots… auteur de Impasses climatiques, aux éditions de l’Artilleur… Alors, François Gervais, cette COP 28, elle va… de cette montagne va-t-on [sic] accoucher de quoi ? »

M. Gervais développe au cours de l’entretien une critique des conférences sur le climat qui, selon lui, n’ont pas d’impact sur les principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre. Puis, interrogé par M. Bercoff, il estime successivement que le réchauffement climatique est négligeable, que le « dernier rapport du Giec reconnaît une incertitude de 233 % […] et devrait conclure [qu’]on ne sait pas trop », que les COP sont « une arnaque », que la hausse de la température est le résultat « de cycles thermiques liés aux paramètres orbitaux de la Terre », qu’on est donc dans une période de réchauffement « dont il faut se féliciter », et que les effets de cette hausse des températures sur le niveau des océans sont désormais sans danger.

Sur le grief d’inexactitude des propos de l’invité

➔ La requérante, Mme Bégou, liste trois passages de l’entretien dans lesquels, selon elle, « le journaliste André Bercoff laisse son invité affirmer des propos trompeurs ou fallacieux relevant de l’inexactitude [sans demander à son] invité d’apporter la preuve de ses dires, ou les sources sur lesquelles il se fonde, [sans rappeler] le contenu des travaux scientifiques sérieux sur l’évolution du climat faisant consensus tels que ceux du Giec ».

  • Elle relève que « François Gervais affirme que le Giec a une incertitude de 233 pour 100 sur les chiffres de réchauffement en 2100 » et considère que « cette affirmation trompeuse tend à jeter le doute sur l’ensemble des travaux du Giec ». Elle déplore que cette « affirmation est acceptée telle quelle par le journaliste qui s’exclame et la renforce par sa réaction. Il relance en demandant si c’est totalement aléatoire, ce qui amène l’invité à conclure : on devrait dire “on ne sait pas trop”. »

Le CDJM rappelle que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) réunit 195 pays, soit la quasi-totalité des pays du monde, et travaille à dégager clairement les éléments qui relèvent d’un consensus de la communauté scientifique sur les causes et les conséquences du réchauffement climatique, et à identifier les limites de ces connaissances ou l’interprétation des résultats.

Il note que M. Bercoff reprend le chiffre de 233 %, difficilement compréhensible, sans demander à M. Gervais ni de le sourcer davantage ni de l’expliquer. Le CDJM n’a pas retrouvé ce chiffre, mais rappelle que le Giec a étudié cinq scénarios qui expliquent cinq futurs possibles à l’horizon 2100 en fonction de la façon dont les sociétés humaines répondront aux défis posés par le réchauffement climatique, comme indiqué dans le  « Résumé pour les politiques » du sixième rapport du Giec, page 7. En outre, il est indiqué, page 9 du même résumé, qu’« il s’agit de projections quantitatives qui ne sont ni des prédictions ni des prévisions (“These are quantitative projections and are neither predictions nor forecasts”) ».

Ce résumé, accessible librement, indique que « les activités humaines, principalement par le biais des émissions de gaz à effet de serre, ont sans équivoque provoqué le réchauffement de la planète, la température à la surface du globe atteignant 1,1° C de plus qu’entre 1850 et 1900 en 2011-2020 [“Human activities, principally through emissions of greenhouse gases, have unequivocally caused global warming, with global surface temperature reaching 1.1°C above 1850–1900 in 2011–2020”] ».

Le CDJM estime qu’au minimum, ces informations auraient dû être clairement portées à la connaissance des auditeurs.

  • Selon M. Gervais, « il y a un réchauffement, et c’est un bien, car […] le froid tue beaucoup plus sûrement qu’un peu de chaleur ». Il attribue ce réchauffement à ce « qu’on appelle les cycles de Milankovitch, des cycles thermiques qui sont liés aux paramètres orbitaux de la terre [qui] montrent qu’à peu près tous les 100 000 ans, y’a une période froide suivie d’une période plus chaude. Nous sommes au sommet de la période la plus chaude, il faut s’en féliciter. »

Mme Bégou estime que « François Gervais confond, et de fait nous conduit à confondre, les cycles glaciations-déglaciations liés aux cycles de Milankovitch avec le réchauffement anthropique récent » et souligne que « le journaliste opine aux propos du climatosceptique ».

Le CDJM ne saurait trancher cette polémique scientifique. Il regrette cependant, d’un point de vue déontologique, que le journaliste ne rappelle pas non plus ici les conclusions du Giec, qui ne sont pas de l’ordre de l’opinion, comme celle de M. Gervais.

Par ailleurs, il constate que M. Bercoff laisse son invité jouer sur la confusion entre climat et météo. Or depuis des années que la question du réchauffement climatique est abordée, il est communément admis que réchauffement climatique ne signifie pas une météo systématiquement plus chaude, mais que la température moyenne de la planète Terre augmente par rapport à ce qu’elle était avant l’ère industrielle. Le rôle d’un journaliste n’est pas de contribuer à entretenir – ou de laisser entretenir – une confusion qui nuit à la compréhension des faits par le public.

  • M. Gervais poursuit sa démonstration sur les cycles en affirmant que « les océans sont montés de 120 mètres depuis 15 000 ans, à cause de toute la glace et la neige qui a fondu, et on observe maintenant, y’a encore, entre 1 et 2 mm par an de hausse des océans. C’est pas ça qui ne va pas nous engloutir ».

Pour la requérante, « l’impact de la montée des eaux est minimisé » et « les interventions du journaliste tendent à faire se développer le discours climatosceptique de l’invité ». Elle s’appuie pour l’affirmer sur ce que dit le rapport AR6 du Giec dans son chapitre 9 consacré aux océans : « L’élévation du niveau moyen global des mers (GMSL) s’est accélérée depuis la fin des années 1960, avec un taux moyen de 2,3 [1,6 à 3,1] mm par an sur la période 1971-2018, passant à 3,7 [3,2 à 4,2] mm par an sur la période 2006-2018 (degré de confiance élevé) [“GMSL rise has accelerated since the late 1960s, with an average rate of 2.3 [1.6 to 3.1] mm yr–1 over the period 1971–2018 increasing to 3.7 [3.2 to 4.2] mm yr–1 over the period 2006–2018 (high confidence)” ] ».

La requérante ajoute « cette montée des eaux est constatée autant par le sixième rapport du Giec que par les témoignages des occupants de plusieurs îles du Pacifique et de l’océan indien (voire de certaines côtes françaises, comme en Nouvelle-Calédonie ou dans la Manche ou les Landes) ».

Le CDJM constate que loin de rappeler ces informations, M. Bercoff approuve les propos de son invité en proclamant : « C’est pas ça qui va engloutir toutes les villes côtières de la planète ! » Cette affirmation, sans être factuellement inexacte, n’éclaire pas son public, face à la légèreté des propos de M. Gervais, sur la réalité des effets de la montée des océans dans de nombreuses parties du monde.

Sur le grief d’inexactitude dans la présentation de l’invité

➔ La requérante estime inexacte la façon dont M. Gervais est présenté à l’antenne. Se référant au site de l’émission qui indique qu’« accompagné d’un invité expert, André Bercoff détaille pour vous, du lundi au jeudi, un fait marquant de l’actualité du jour », elle conteste que M. Gervais soit un expert « sur le sujet visé », la climatologie, mais « est spécialiste de la physique des matériaux et de la thermodynamique ».

Elle remarque que « André Bercoff requalifie M. Gervais au cours de l’émission [en lui disant] : “Le Giec, vous y étiez, vous avez pris vos distances depuis” ». Elle considère que « cette affirmation est trompeuse et tend à faire croire à l’auditeur que M. Gervais est un expert du sujet et qu’il est reconnu par le Giec » alors que « il n’a jamais été auteur du Giec mais qu’il a émis des commentaires critiques lors des deux derniers rapports AR5, AR6 comme tout scientifique peut le faire ».

➔ Le CDJM note que M. Bercoff ne présente pas expressément son invité comme un climatologue ou un membre du Giec. Mais plusieurs de ses interventions – par exemple « le Giec, vous y étiez » – le laissent entendre. M. Gervais lui-même dit à propos du Giec ​​« j’étais “expert reviewer”, je les connais bien » (à 5 min 44 s). Or si M. Gervais figure effectivement dans la liste des « expert reviewers » des rapports du Giec, ceux-ci adressent spontanément leurs remarques au Giec (comme le précise l’organisation sur son site), mais ne sont ni les auteurs des rapports, ni tous des experts du climat. Sur le rapport dit AR5, ils n’étaient pas loin d’un millier, dont M. Gervais, qui a déposé une vingtaine de remarques dont deux ont été prises en compte.

Le CDJM rappelle qu’il est de bonne pratique de dire au public à quel titre un scientifique interviewé prend la parole : en spécialiste apportant son expertise sur le sujet débattu, en tant que représentant de l’organisme de recherche ou d’une institution, ou bien à titre de citoyen engagé voire de militant.

Conclusion

Le CDJM réuni le 11 juin 2024 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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