Avis sur la saisine n° 24-049

Adopté en réunion plénière du 11 juin 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 20 février 2024, Mme Valérie Rohart a saisi le CDJM à propos de l’édition spéciale de l’émission « le 13/14 » diffusée le 7 février 2024 sur France Inter. Elle suivait en direct la cérémonie d’hommage national aux victimes des attaques du 7 octobre en Israël.

Mme Rohart estime que la déontologie du journalisme n’a pas été respectée, mettant en avant le non-respect de la dignité humaine et l’incitation à la haine et à la violence. Elle dénonce le fait « qu’une invitée [a lancé] des appels à la haine et à l’élimination des Palestiniens sans être interrompue » et que « le journaliste a laissé [cette] femme israélienne, qui a perdu son fils et son mari dans les attentats, dire que les Palestiniens étaient des “bêtes qu’il fallait éliminer” ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées » et « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8).
  • Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).

Réponse du média mis en cause

Le 29 février 2024, le CDJM a adressé à M. Marc Fauvelle, directeur de l’information de France Inter, avec copie à M. Jérôme Cadet, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 11 juin 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ Le journal « 13/14 » de France Inter du 7 février 2024 est réalisé en direct depuis l’esplanade des Invalides à Paris, où se déroule une cérémonie d’hommage aux victimes des attaques du 7 octobre 2023 en Israël. Durant la première demi-heure, le journaliste, M. Jérôme Cadet, reçoit en direct Mme Sabine Zvili Tasa. Après avoir répondu à des questions sur la cérémonie qui vient de se terminer, Mme Zvili Tasa évoque sa vie dans un kibboutz à quelques kilomètres de Gaza. Elle parle de ses bonnes relations pendant des années avec les Palestiniens, jusqu’à la prise de contrôle de Gaza par le Hamas, et dit avoir toujours eu alors « l’impression, l’instinct, qu’on va être attaqués et qu’il faut se préparer ». Elle affirme que les Palestiniens ont « voulu la terreur » et accusent les Israéliens de meurtres et d’assassinats, « mais c’est pas vrai, c’est pas correct ».

Puis Mme Zvili Tasa enchaîne, à 13 h 17 mn 58 s du début de l’émission :

« On a tué mon fils. Un enfant de 17 ans qui est parti faire du surf et de la pêche ! Ils lui ont tiré une balle sur la tête [sic] et ils l’ont filmé, et tout de suite mis son film sur Telegram ! Ils ont essayé de tuer mes deux petits garçons. Je suis la mère des deux petits du film d’horreur. Tout le monde veut voir le film. Et j’ai donné l’autor… j’ai donné la permission de faire montrer ce film partout dans le monde, à part en Israël. Pourquoi ? Parce que je dois remettre mes enfants en pied [sic]. Il faut voir la vie. Pas la mort.

– Comment vous voyez, relance M. Cadet, [la vie dans] les mois qui viennent, Sabine Zvili Tasa ? La vôtre et celle des Israéliens alors qu’il y a toujours la guerre… heu… à Gaza…

– Moi, je veux qu’on les efface, l’interrompt Mme Zvili Tasa.

– … et que l’opération militaire, elle, se poursuit ?

– Je veux qu’on les efface. J’y crois pas, aux Palestiniens. Je veux pas d’eux. Personne veut d’eux. Pourquoi

– Mais ils ne vont pas disparaître, réagit M. Cadet.

– Mais il faut trouver une solution, répond Mme Zvili Tasa. Moi, je les veux plus à côté de moi ! Je leur ai donné – et mon peuple leur a donné – une occasion pendant trente ans. De l’argent, du pétrole – d’ailleurs ils reçoivent du pétrole – l’électricité… Tout ! Ils cherchent à nous tuer ! Réveillez-vous ! Parce que ça va venir maintenant en Europe, hein ! Faut se préparer.

– Vous avez pu discuter avec le chef de l’État, aujourd’hui ? Vous l’avez vu ?

– Le chef de l’État ?

– Emmanuel Macron… Est-ce que vous avez échangé avec lui ?

– Mais bien sûr. C’est…. Tout d’abord. Il est très, très spécial. Mais en fait… non seulement ça… Il m’a regardée dans les yeux, il m’a dit “Sabine je te crois. J’suis là pour toi”. Et moi, ça me suffit. Et moi je voudrais que vous sache [sic] quelque chose : je veux pas qu’on parle de nous… au monde… comme c’est nous les terroristes… et c’est eux les victimes ! C’est pas vrai ! Si je fais montrer le film que j’ai sur mon portable… et je vous fais montrer comment mes enfants sont rentrés dix minutes après que leur père a sauté sur la grenade… vous allez me dire : “c’est pas possible que ces deux petits garçons soient en vie”. C’est pas possible. Ils ont brûlé des enfants, en vie… Ils ont tué mon voisin, mon meilleur ami Igaal Zvaks… Il est venu m’aider : ils lui ont tiré une balle… Ils ont tué tout le monde autour de moi… Et vous voulez savoir ? Ils ont essayé de me tuer aussi !

– Hum, réagit M. Cadet.

– Quand j’ai ouvert la porte, poursuit Mme Zvili Tasa, et j’ai vu le terroriste devant moi… Il a pas forcé deux fois… Il a visé sur moi son arme et il a dit “Allahou Akbar, mokta yaoud [??]”… ça veut dire “les juifs doivent mourir”…

– Hum hum.

– … avec un accent perse, iranien… En fait, ce qu’il a vu, c’est que je lui ai claqué la porte dans la figure… Et pourquoi il m’a pas tuée ?

– Hum.

 Pourquoi ? À cause de la porte… Pas parce qu’il avait pitié de moi… Ma porte, elle est en fer… Mais il m’a jeté une grenade… Et il a pas réussi à me tuer… Pourquoi ? Parce que ma maison, elle est faite en béton… Et tout ça c’est grâce à mon mari : il nous a préparés.

– Parce que vous vous êtes préparée, reprend M.  Cadet. C’est ce que vous nous avez dit au…

– Je m’attendais à ça toute ma vie, l’interrompt Mme Zvili Tasa.

– … au début de l’échange. Merci à vous. Merci… heu… d’avoir témoigné, d’avoir participé à ce 13/14 spécial. Merci pour… Pour cette force qui est en vous. Et… et

– Mais c’est pas fini, hein. Ça va être le début…

– Et on l’entend… mais on a peu de temps.

– Non. Non pas avec vous. En Europe.

– En Europe ?

– Je vous promets que tout le monde vont savoir la vérité. Je veux qu’on me regarde et qu’on me dit [sic] : “c’est eux la victime… !”. Ils sont pas des victimes ! Ils sont des bêtes ! Réveillez-vous !

– Merci.

– Ré-veil-lez-vous !!!

– Merci à vous, Sabine Zvili Tasa…

– Vous êtes les prochains.

– … d’être… heu… venue dans ce… dans ce 13/14… heu… Témoignage extrêmement fort… On l’entend, David Sprecher [autre invité présent, responsable France et UE au Forum des familles de disparus et otages à Gaza, ndlr] et qui pèse aussi sur les discussions qui sont en cours… »

➔ Le CDJM souligne en préambule que le témoignage de Mme Svili Tasa est celui d’une douleur à vif, et s’explique par les terribles événements qu’ont vécus cette femme et, au delà, les Israéliens. Ses mots reflètent l’opinion et l’état d’esprit d’une fraction de la population israélienne après les massacres du 7 octobre 2023. Ce témoignage est donc un élément d’information pertinent, particulièrement dans le cadre d’une émission spéciale consacrée à un hommage aux victimes. Cependant, le CDJM doit se prononcer, non sur ces propos eux-mêmes, mais sur le respect par le journaliste de l’obligation déontologique de « veiller à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine », comme le prévoit l’article 9 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes.

Sur le grief non-respect de la dignité humaine

➔ Mme Valérie Rohart fonde le grief d’atteinte à la dignité humaine sur le fait que « le journaliste a laissé une femme israélienne qui a perdu son fils et son mari dans les attentats, dire que les Palestiniens étaient des “bêtes qu’il fallait éliminer” ».

Le CDJM note que Mme Svili Tasa ne prononce pas cette phrase, mais dit, d’une part, qu’elle ne veut plus des Palestiniens, d’autre part que les attaquants du 7 octobre 2023 sont des bêtes. À la fin de l’entretien, elle dit en effet « Je veux qu’on me regarde et qu’on me dit [sic] : “c’est eux la victime… !” Ils sont pas des victimes ! Ils sont des bêtes ! ». L’expression « ce sont des bêtes » se rapporte aux auteurs des massacres du 7 octobre 2024 et n’est pas employée pour leur dénier leur humanité, mais pour signifier qu’eux-mêmes l’ont reniée par leur comportement.

Il n’y a pas atteinte à la dignité.

Sur le grief d’incitation à la haine et à la violence

➔ Les mots de Mme Svili Tasa concernant les Palestiniens, (« Je veux qu’on les efface. J’y crois pas aux Palestiniens. Je veux pas d’eux. Personne veut d’eux ») sont clairement, pour le CDJM, des mots de haine et des appels à la violence. L’expression « Réveillez-vous ! » répétée deux fois exprime certes la douleur de cette femme, mais est également un appel à la mobilisation contre une catégorie de personnes.

➔ Le CDJM prend en compte le contexte difficile de la réalisation de cette émission – en direct, en extérieur, pendant une cérémonie chargée d’émotion – et du caractère atroce et choquant du récit de Mme Svili Tasa. Il note cependant qu’au cours de l’interview, le journaliste ne tente qu’une fois de contextualiser le sujet et d’atténuer la violence du propos de Mme Svili Tasa « d’effacer les Palestiniens », lorsqu’il remarque : « Mais ils ne vont pas disparaître. » Au-delà, il laisse le témoignage se dérouler dans un crescendo de douleur et de violence verbale qui culmine par ce cri « ils sont des bêtes ». Cette attitude conduit le journaliste à laisser s’exprimer, au-delà du témoignage poignant, une opinion qui est une incitation à la haine, sans tenter d’apporter un contrepoint ou prendre un minimum de recul en entendant ces propos violents.

➔ Le CDJM prend acte des déclarations des responsables de Radio France. Mme Emmanuelle Daviet, médiatrice des antennes de Radio France, a déclaré que « ces propos, qui vont à l’encontre des valeurs de respect et de dignité humaine, ne peuvent être tolérés et […] que de telles déclarations sont absolument contraires aux valeurs de Radio France ». M. Marc Fauvelle, directeur de l’information de France Inter, a déclaré que « ces propos, que la rédaction de France Inter ne cautionne pas, sont contraires à ce que sont nos valeurs journalistiques, ou tout simplement humaines ».

Conclusion

Le CDJM, réuni le 11 juin 2024 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique de respect de la dignité humaine a été respectée, mais que celle de ne pas diffuser une opinion qui contribue à nourrir la haine ne l’a pas été.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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