Avis sur la saisine n° 24-027

Adopté en réunion plénière 11 mai 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 31 janvier 2024, M. S. a saisi le CDJM à propos de l’émission « C à vous » diffusée sur France 5 le 30 janvier 2024. Le requérant estime que cette émission a fait « de la publicité gratuite pour Freebox en access prime time », expliquant que « Xavier Niel est venu faire la publicité pendant plus de trois minutes chrono de sa nouvelle Freebox avec le détail du fonctionnement, des tarifs… » et ajoutant qu’« aucun des journalistes ne l’a contredit ».

Il souligne que M. Niel est « actionnaire de la société Mediawan qui produit l’émission “C à vous” » et considère « qu’il y a un mélange des genres qui met en cause l’indépendance de la rédaction du service public aux mains d’une société de prod’ privée en quasi monopole sur France Télévisions ». Il formule les griefs de confusion entre publicité et information et de conflit d’intérêts.

Recevabilité

Cette saisine est recevable selon les critères définis aux articles 1 et 2 du règlement intérieur du CDJM. Le requérant, ancien salarié de France Télévisions, a adressé le 31 janvier 2024 au Conseil un courriel demandant à ce que son nom ne soit pas cité, en raison d’une clause de discrétion qui le lie à son ancien employeur France Télévisions. Le groupe a eu connaissance de son identité, comme le prévoit le règlement intérieur, afin de garantir que toute personne (physique ou morale) mettant en cause un média dans la production et la diffusion d’informations en assume la responsabilité.

Lors de la réunion plénière du 11 juin 2024, il a cependant été décidé de faire bénéficier le requérant des dispositions de l’article 7.4 du règlement intérieur, qui prévoit la possibilité d’anonymiser un requérant dans l’avis publié.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il doit « refuser et combattre, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il ne doit jamais « confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste » et « n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 9).
  • Il doit « éviter – ou mettre fin à – toute situation pouvant le conduire à un conflit d’intérêts dans l’exercice de son métier », conscient que sa responsabilité « vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, notamment à l’égard de ses employeurs », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 13).
  • Lire aussi la recommandation du CDJM « Cadeaux et invitations : les bonnes pratiques ».

Réponse du média mis en cause

Le 25 février 2024, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copies à M. Pierre-Antoine Capton, directeur général de Mediawan / Troisième Œil Production (qui produit « C à vous ») et à Mme Anne-Élisabeth Lemoine, journaliste à France 5, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 11 juin 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ « C à vous » est une émission d’interviews et de débats (talk show) au cours de laquelle Mme Anne-Élisabeth Lemoine et d’autres journalistes reçoivent plusieurs invités. Dans la seconde partie de l’émission du 31 janvier 2024 (qui n’est plus accessible en ligne), elle présente ainsi M. Xavier Niel, à 28 min 40 s du début :

« Bonsoir Xavier Niel, fondateur de Free du groupe Iliad, actionnaire du journal Le Monde, co-fondateur du groupe Mediawan qui produit “C à vous”. Merci de votre présence ce soir… en toute indépendance [sourire]… Alors que vous avez présenté ce matin en conférence de presse votre nouvelle box internet, la plus puissante du marché – je ne dis pas de bêtises ? – à l’offre plus généreuse et souvent plus responsable… on y revient dans un instant, mais un mot sur le tableau économique de la France […] ».

Pendant 4 min 30 s, la journaliste dédie alors la première partie de son interview à la situation économique ainsi qu’aux déclarations du Premier ministre et du président de la République. Puis, pendant trois minutes, il est question de la nouvelle box de Free, présentée le matin même en conférence de presse :

« Ce que vous vendez, commence la journaliste, c’est la nouvelle box Ultra. Vous l’avez présentée ce matin. Elle coûte 50 euros la première année, 60 euros les années suivantes, avec toutes les plateformes de streaming, Netflix, Amazon, Disney et Canal+. L’Ultra Box, qui est plus chère que la précédente, la Delta, mais qui reste très concurrentielle ?

— En fait, on a deux types d’offres, répond le fondateur de Free. On a des offres toujours depuis, historiquement, à 29,99 euros, qui sont des offres à prix agressif. Et puis, à côté de ça, il y a des gens qui nous demandent d’avoir accès à toutes les plateformes de streaming. Et ce… et ce inclus Canal+, la chaîne en live. Et donc, on fait une offre dans laquelle on intègre tout ça.

– Et qui vaudrait 150 euros si on mettait tout bout à bout, à peu près, relance Mme Lemoine.

– Oui, même plutôt 180, précise M. Niel, si on mettait tout ça bout à bout, en prenant une offre de nos compétiteurs plus toutes les plateformes qu’on ajoute. Et donc, on essaye de faire un bon deal. Et c’est toujours notre idée. C’est qu’est-ce qu’on est capable de faire en termes de rapport qualité-prix qui servent le consommateur.

– Cette box, elle est plus puissante ?

– Ouais.

– Donc, potentiellement plus énergivore, moins écologique. Vous, vous promettez exactement le contraire ?

– On essaye d’être bon là-dessus. Vous savez, le sujet de fond, c’est qu’aujourd’hui, dans… dans les entreprises jeunes technologiques, si on veut attirer des talents et avoir des talents qui viennent, on a besoin de répondre à ce sujet-là. Et donc, on a besoin de faire incroyablement attention. Je vais vous dire qu’il y a quinze ans, ces problématiques, vous ne m’auriez pas posé la question. Et en interne, on ne se posait pas la question et on recrutait très bien sans avoir ce sujet-là. Aujourd’hui, on ne sait plus recruter de talents si on ne délivre pas cela. Et donc, c’est une obligation…

– Ce n’est même pas au consommateur que vous vous adressez, constate Mme Lemoine, c’est à vos propres…

– C’est à l’interne, pour pouvoir recruter, confirme M. Niel. Et puis, à partir de ce moment-là, le consommateur, oui, va répondre à ces problématiques. Mais ma problématique ou notre problématique, c’est de répondre au sein de l’entreprise, au sein de la société, à un désir croissant, une volonté croissante des salariés et des jeunes recrutés de respecter un certain nombre de règles.

Donc, de faire attention à tout ça, de ne plus utiliser un certain nombre de matériaux, avoir des freebox non collées mais avec des vis pour pouvoir les démonter, les réparer. Des tonnes de petits sujets comme ça et qui nous obligent à nous poser sur ce sujet, avoir des capacités.

C’est la première fois qu’on a une box avec un bouton on-off. Pendant toute notre histoire, on s’est dit, pourquoi mettre un bouton on-off ? On a une box à la maison, pourquoi l’éteindre ? C’est aujourd’hui une demande d’avoir un bouton on-off parce qu’il y a des gens…

– On la met en veille.

– La nuit, il y a des gens qui ont envie de l’éteindre. On a un mode veille, mais au-delà de ça, on peut même l’éteindre complètement. Et donc, c’est des demandes complètement nouvelles, qui sont des demandes internes. Et si elles sont internes, ça veut dire qu’elles correspondent à un besoin de la population.

– Une box avec une offre beaucoup plus généreuse, poursuit Mme Lemoine, ça veut dire potentiellement encore plus de temps passé devant les écrans. Le président de la République, lui, veut qu’on contrôle le temps passé devant les écrans, notamment celui des enfants : ça vous le comprenez, ça ?

– Ouais, et puis comme c’est une demande aussi forte, conclut M. Niel, on inclut un certain nombre d’applications qui permettent de limiter à un certain nombre d’heures, à un certain nombre de minutes, en fonction des jours, en fonction des tranches horaires, un ordinateur d’accéder ou pas à la box du foyer. Mais c’est des choses qui vont dans un sens naturel. On répond qu’à une demande profonde des Français et des familles françaises. »

Sur le grief de confusion entre publicité et information

➔ Le lancement d’un nouveau produit technologique peut justifier un traitement journalistique. C’est un choix éditorial. Mais le journaliste se doit de garder un ton neutre, il doit éviter de reprendre à son compte les affirmations laudatives présentes dans la communication de l’entreprise. Il se doit d’ajouter, s’il le peut, des éléments de contexte sur les produits concurrents, surtout s’il fait référence à des éléments de prix. Ces précautions devraient être encore plus prégnantes quand l’interviewé a des liens capitalistiques avec l’émission qui l’invite.

➔ Le CDJM considère que toutes ces règles qui visent à différencier clairement pour le public information et communication – même quand on parle d’un produit – sont absentes de l’interview réalisée dans « C à vous ». Dans son introduction, la journaliste reprend un argumentaire marketing sans aucune distance (« Vous avez présenté ce matin en conférence de presse votre nouvelle box internet, la plus puissante du marché – je ne dis pas de bêtises ? – à l’offre plus généreuse et souvent plus responsable ») jouant d’une complicité qui accroît cette confusion sur le sens de sa question et peut être perçue comme un écho aux liens qui existent entre son émission et l’industriel.

Pendant l’interview elle-même, et dès la première question, c’est la journaliste qui fait l’article du produit : « Elle coûte 50 euros la première année, 60 euros les années suivantes, avec toutes les plateformes de streaming, Netflix, Amazon, Disney et Canal+. L’Ultra Box, qui est plus chère que la précédente, la Delta, mais qui reste très concurrentielle ? » C’est ensuite elle qui vante l’intérêt pécuniaire de cette box, citant les abonnements inclus dans le prix en ces termes : « Et qui vaudrait 150 euros si on mettait tout bout à bout, à peu près. »

Mme Lemoine parle un peu plus tard d’« une box avec une offre beaucoup plus généreuse », reprenant une expression utilisée par les équipes marketing de Free pour présenter cette nouvelle box dans le slogan « Découvrez la Freebox Ultra, ultra puissante, ultra responsable, ultra simple, ultra généreuse ». Le CDJM constate que tous les éléments de cet argumentaire publicitaire sont évoqués dans l’échange entre Mme Lemoine et M. Niel.

Le CDJM prend acte que la journaliste a pris le soin de préciser, dans son introduction, le lien capitalistique existant entre la société qui produit l’émission et son invité. Mais il constate qu’il n’en demeure pas moins que, de façon presque caricaturale, la conduite de l’interview a entraîné une séquence de près de trois minutes qui fait la promotion de la nouvelle Freebox. La journaliste n’a pris aucun recul, n’a fait aucune mise en perspective et a sciemment repris les termes et expressions de la communication de l’entreprise. La confusion entre publicité et information est établie.

Sur le grief de conflit d’intérêts

➔ Dans son introduction, Mme Anne-Élisabeth Lemoine évoque clairement, à l’attention du téléspectateur, les liens qui existent entre M. Xavier Niel et l’émission « C à vous » en précisant qu’il est « cofondateur du groupe Mediawan qui produit C à vous. Merci de votre présence ce soir… en toute indépendance ». Le CDJM considère que la mention de liens économiques entre la société de production de l’émission, dont l’interviewé est un des principaux actionnaires, apporte certes au public un élément nécessaire de transparence, mais que cette précision ne fait pas disparaître le risque d’un conflit d’intérêts.

Il constate que le traitement sur le mode publicitaire de cette actualité favorise les intérêts commerciaux de l’entreprise Free, dont l’interviewé, M. Niel, est actionnaire. Il l’est aussi de Mediawan, la société qui produit l’émission pour le compte de la chaîne France 5, et qui emploie la journaliste menant l’interview. Le conflit d’intérêts est avéré.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 11 juin 2024 en séance plénière, estime que France Télévisions a enfreint les obligations déontologiques concernant la distinction entre information et publicité et la prévention des conflits d’intérêts.

La saisine est déclarée fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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