Adopté en réunion plénière du 30 juillet 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 25 janvier 2024, Mme Claire Nouvian, agissant au nom l’association Bloom en qualité de directrice générale, a saisi le CDJM à propos d’une émission diffusée le 28 novembre 2023 sur France 2 sous le titre : « Les super pouvoirs de l’océan ».
L’association Bloom formule en substance les griefs d’inexactitude des faits et de non-rectification d’une erreur. Elle estime que, lors de cette émission, le secrétaire d’État à la Mer, M. Hervé Berville, présent en direct en plateau, « a tenu à plusieurs reprises des propos manifestement mensongers […] en laissant croire que la politique menée par le gouvernement répond de façon adéquate aux causes de destruction de l’océan ». L’association cite trois affirmations du ministre qu’elle juge inexactes, portant sur l’exclusion des navires-usines des aires marines protégées, et déplore que « ces mensonges n’ont pas été explicitement dénoncés par les journalistes malgré les interventions répétées de l’activiste Camille Étienne pour tenter de rétablir les faits ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
- Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).
À propos de la rectification des erreurs :
Réponse du média mis en cause
Le 9 avril 2024, le CDJM a adressé à M. Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions, avec copies à Mme Léa Salamé et à M. Hugo Clément, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 30 juillet 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ L’émission « Les super-pouvoirs de l’océan » du 28 novembre 2023 est une émission spéciale produite dans le cadre de la « mobilisation annuelle de France Télévisions sur l’environnement ». D’une durée de 3 h 27 min, elle est diffusée en direct, en début de soirée, et a notamment pour objectif de lever des fonds au profit de plusieurs projets de défense de l’océan sélectionnés par l’association France Nature Environnement (FNE). Elle est composée de reportages et de séquences en plateau en direct, et animée par les journalistes Mme Léa Salamé et M. Hugo Clément.
La séquence objet de la saisine, l’échange avec le secrétaire d’État à la mer M. Hervé Berville, débute après 2 h 37 min. Les invités en plateau viennent d’évoquer pendant plusieurs minutes la surpêche : le journaliste M. Ali Baddou a expliqué que la pêche industrielle est « devenue la première menace qui pèse sur les océans » et a présenté un navire-usine pratiquant une « prédation », puis M. Clément s’est demandé si « on doit continuer à autoriser ces bateaux, ces monstres ».
La parole est donnée à M. Berville, à qui il est demandé « pourquoi est-ce qu’on autorise que dans les eaux territoriales planétaires, des bateaux comme ça soient autorisés ? [sic] ». Le ministre répond : « Déjà, la première chose, c’est que la France et l’Europe n’autorisent pas, et notamment dans les aires marines protégées. Ce bateau n’a pas le droit de pêcher. » Puis il enchaîne : « Le combat qui est le nôtre, celui du gouvernement, c’est, eh bien, notamment, parce que vous l’évoquez, dans les eaux internationales, c’est d’arriver à réguler ce qu’on appelle les eaux internationales. » Il évoque alors un « traité international des Nations unies, sur les eaux internationales, qui permet de mettre des règles là où il n’y en avait pas ».
Une minute plus tard, M. Clément revient sur la pêche industrielle dans les eaux territoriales en présentant un extrait de reportage qui montre des bateaux en pêche filmés depuis un hélicoptère dans ce qu’il présente comme un parc marin, et interpelle le ministre :
« Donc là, Monsieur le secrétaire d’État, on est dans un parc marin, on est en France, on est dans une zone officiellement protégée, et y a des bateaux de pêche, notamment certains qui sont affiliés à de la pêche industrielle, qui pêchent, dans nos eaux territoriales, dans une zone protégée. Est-ce que c’est normal ?
– Non, répond M. Berville, et comme dans toute réglementation, y a des gens qui resquillent, et qui sont sanctionnés.
– Là, on n’est pas loin des côtes !
– Non, mais bien sûr… Mais… Je vais vous parler de quelque chose que je connais très bien, notamment, la pêche en Bretagne. Les aires marines protégées, il y a différents niveaux de protection. Ça va d’un endroit où l’on ne peut rien faire, par exemple la réserve Scandola en Corse, à des lieux où la pêche, le tourisme, les activités de nautisme, sont régulés, réglementées. »
M. Berville poursuit en évoquant la réglementation du mouillage des plaisanciers en Méditerranée, celle portant sur la pêche de la coquille Saint-Jacques au large de Saint-Brieuc (Côtes d’Armor) et M. Clément le coupe : « Mais ce n’est pas ce qui est soulevé par nos questions, Monsieur le ministre, là on parle vraiment de bateaux énormes… »
Mme Salamé passe alors la parole à Mme Camille Étienne, qui a été plus tôt présentée comme « activiste pour le climat » :
« Là on parle de pêche légale, tout ça… Protéger… non. Là… Ce dont vous parlez, les protections fortes, c’est 0,1% de ces fameuses aires marines protégées, qui sont juste un énorme canular. Imaginez. Moi je viens de Savoie : si dans mon parc national de La Vanoise, y avait des bulldozers qui venaient râcler les forêts, s’il y avait dans le parc national des Calanques, par exemple, des hectares d’agriculture intensive… C’est exactement, aujourd’hui, ce que la France autorise dans les aires marines protégées, parce que le chalutage y est autorisé.
Et alors, il y a quand même une chose à savoir. Là tout le monde s’insurge du fait que la COP 28 a lieu à Dubaï, avec des dirigeants de l’industrie fossile. Mais là, quelle hypocrisie de la France d’accueillir le plus grand sommet mondial sur l’océan, mais qui en même temps autorise le chalutage sur ses aires marines protégées !
Et je tiens juste à rappeler une dernière chose : c’est qu’on est les seuls, en France, à ne même pas être d’accord sur la définition que dit l’Europe, sur la définition que dit la communauté scientifique internationale. L’UICN, la fameuse Union internationale de conservation pour la nature, dit que, dans les aires marines protégées, on doit tout simplement y interdire la pêche industrielle, c’est-à-dire le chalutage. C’est très simple, si on veut protéger l’océan, on arrête de le détruire. Quand est-ce que vous le faites sérieusement ?
– Dans le parc national des Calanques, répond le ministre, il n’y a pas de navires usines… Vous avez parlé du parc national des Calanques, il n’y en a pas. C’est une réalité !
– Les 0,1%, très bien. Parlez-moi des 99,9% restants des aires marines protégées, s’il vous plaît.
– En ce qui concerne… On va pas refaire un débat de définitions…
– Si, relance Mme Étienne, parce que c’est justement là le sujet…
– … [en ce qui concerne] les aires marines protégées, il faut qu’elles soient basées sur les écosystèmes marins, et qu’il peut y avoir des utilisations durables de ces océans…
– Par ? Du chalutage ! C’est pas durable ! Vous pouvez pas me dire sincèrement là, aujourd’hui, que le chalutage est une pratique durable !
– Non, reprend M. Berville, je ne dis pas que : 1, le chalutage est durable, et 2, si vous prenez l’exemple de toutes les aires marines protégées en France, il n’y a pas de navires-usines, il n’y a pas de navires industriels…
– Donc il n’y a pas de chalutage dans les aires marines protégées françaises ?
– Je… et vous regardez ce qui se passe au parc national d’Iroise…
– C’est une nouvelle, j’en suis ravie !
– … Ce qui se passe aux Calanques, ce n’est pas le cas. Vous allez… et je vous emmènerai en Méditerranée. Vous viendrez avec moi voir les pêcheurs qui sont en Méditerranée, au parc national des Calanques, et vous me direz si ce sont des navires-usines. Là… là… le sujet de la pêche dans le monde…
– Ah, s’exclame Mme Étienne, mais je viens quand vous voulez ! Alors là, vraiment, j’en prends acte ici. Un chalutage, un gros navire comme on l’a vu, les navires qui sont autorisés dans les aires marines protégées – je tiens à rappeler, le chalutage est autorisé en France dans 99% des aires marines protégées – alors certes il y a les 0,1% dans les Calanques…
– Vous confondez avec les zones de protection forte, c’est une autre forme…
– Oui, ça, c’est le 0,1 %… !
– … mais on va pas faire débat sur les définitions, reprend M. Berville, mais en tout cas…
– … Si, si, si ! C’est là que ça se joue, Monsieur le ministre !
– Non, ce qui se joue, c’est l’état du milieu marin, comment on le protège, et comment on le renforce. Force est de constater que la France, que la France… et c’est le seul pays au monde à avoir à la fois des surfaces de protection, mais aussi des interdictions qui sont les plus fortes en Europe et dans le monde. Et pourquoi c’est le cas ? Tout simplement parce que nous souhaitons avoir une pêche côtière, les pêcheurs à la coquille, les pêcheurs à la crevette, les pêcheurs bien évidemment au parc national de la mer d’Iroise… Et nous…
– Mais ça, interrompt alors M. Clément, c’est vraiment un tout petit pourcentage du volume de poissons ! Monsieur Berville, Monsieur Berville, attendez… [brouhaha]
– Non, c’est important : c’est 80 % de nos pêcheurs qui sont de cette pêche artisanale. Et surtout, et surtout, nous importons, et ça c’est important, 80 % de nos produits de la mer en France, 80 % ! Et donc le combat que nous devons mener, c’est de faire en sorte que les poissons qui sont pêchés dans le monde, la pêche illégale, c’est pour ça qu’on mène aussi un combat à l’international, soient
– Et pendant ce temps, maintient Mme Étienne, dans nos eaux, on autorise donc des grands bulldozers qui viennent tout râcler !
– C’est pas vrai !
– Je vous interromps, je vous interromps, il faut qu’on aborde différents sujets. »
Sur le grief d’inexactitude d’absence de rectification
➔ L’association Bloom affirme que M. Berville tient « des propos manifestement mensongers pour masquer l’inaction du gouvernement » à propos de la « constitution d’un réseau cohérent d’aires marines protégées […] avec une interdiction de la pêche industrielle dans ces eaux ».
➔ Le CDJM rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur l’éventuel « caractère mensonger des propos visés » et n’a pas, comme l’écrit l’association Bloom dans sa saisine, « la capacité d’exiger que ces propos mensongers […] soient sanctionnés d’une façon proportionnée pour permettre aux citoyens d’avoir accès à une information objective et fiable ».
Ces propos ne relèvent pas de la déontologie de l’information. Les invités d’une émission – ici, le secrétaire d’État à la Mer – usent de leur liberté d’expression, et répondent d’éventuels abus dans le cadre de la loi de 1881. Le CDJM ne se prononce que sur le respect de la déontologie de l’information par les médias et les journalistes.
Sur le grief d’absence de rectification
➔ L’association Bloom considère que « l’absence de rectification – immédiate, par les journalistes présents sur le plateau, ou a posteriori, notamment dans le cadre de la diffusion en replay – de propos manifestement inexacts tenus en direct par un invité, responsable politique, constitue une faute déontologique ».
➔ Le CDJM constate que M. Berville est interpellé par les journalistes M. Clément et M. Baddou sur la pêche industrielle, mais tente de déplacer le sujet uniquement sur la pêche côtière artisanale. Cependant, d’une part les journalistes le relancent à plusieurs reprises sur la question de la pêche industrielle, et d’autre part, le dispositif retenu pour cette séquence de l’émission conduit à donner la parole à Mme Étienne.
Quand M. Berville évite de répondre précisément sur le niveau de protection des aires marines protégées françaises face au chalutage et à la pêche industrielle, en disant à deux reprises « on ne va pas faire ici un débat de définitions », celle-ci le contredit en affirmant que c’est le cœur du débat, puisque seules certaines aires marines protégées permettent d’exclure le chalutage.
Les affirmations de M. Berville pointées par l’association Bloom comme inexactes ou mensongères sont clairement contredites par les interventions des personnes présentes en plateau. Il n’y a pas lieu à rectification en direct. On peut regretter que cette intervention de M. Berville n’ait pas donné lieu à un article de « fact checking » a posteriori, mais cela relève des libres choix éditoriaux de France Télévisions, pas de la déontologie.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 30 juillet 2024 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de rectification n’ont pas été enfreintes.
La saisine est déclarée non fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.