Avis sur la saisine n° 24-005

Adopté en réunion plénière du 9 juillet 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 4 janvier 2024, M. Éric Fassin a saisi le CDJM à propos d’un extrait du journal de 13 heures de France Inter diffusé le 14 octobre 2023. M. Éric Fassin estime que la radio n’a pas respecté les obligations déontologiques d’exactitude et d’offre de réplique en diffusant un extrait d’une interview de Mme Caroline Fourest enregistrée lors de la matinale et le mettant en cause.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).

À propos de l’offre de réplique :

  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

Réponse du média mis en cause

Le 12 janvier 2024, le CDJM a adressé à M. Jean-Philippe Baille, directeur de l’information de Radio France avec copies à M. Marc Fauvelle, directeur de l’information de France Inter et à M. Éric Delvaux, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 9 juillet 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ Le journal de 13 heures de France Inter du 14 octobre 2023, présenté par M. Éric Delvaux, est consacré pour l’essentiel à l’assassinat, la veille, de M. Dominique Bernard, un professeur du lycée d’Arras (Pas-de-Calais), par un jeune musulman radicalisé. Sur place, un reporter raconte les hommages et le recueillement au lycée organisés dans la matinée, puis la porte-parole du ministère de l’Intérieur est interrogée en direct sur l’ensemble des mesures sécuritaires prises en France depuis l’attentat. Le troisième élément de ce dossier est une intervention de la cheffe du service police-justice de la rédaction, qui évoque le suivi dont l’assaillant et sa famille ont fait l’objet par les services de renseignement et la radicalisation de deux de ses membres.

À 10 min 44 s du début, le journaliste qui présente le journal poursuit ainsi :

« En 2014, le cabinet de Manuel Valls au ministère de l’Intérieur avait annulé la rétention de la famille de l’assaillant. Et sur ce thème, ce matin, sur France Inter, la journaliste Caroline Fourest, directrice éditoriale du magazine Franc-Tireur, dénonçait le rôle de certaines associations contre des expulsions. Le rôle aussi de quelques intellectuels ou politiques qui, au final, disait-elle ce matin, mettent à mal la laïcité. »

Est alors diffusé cet extrait de l’interview menée dans le journal de 8 heures par M. Ali Baddou et Mme Marion L’Hour :

« Je ne sais plus quoi faire, explique Mme Caroline Fourest, parce que les mêmes continuent et ils ne s’arrêtent jamais. C’est-à-dire qu’en fait, après les attentats de Toulouse, on a cru qu’ils allaient arrêter de s’en prendre à ceux qui alertaient. Ils ont continué – ils s’arrêtent pendant deux semaines, je vous rassure, ils reprennent du service généralement un mois après. Après les attaques contre Charlie, on s’est dit : “Là quand même, ils vont arrêter !” Ils ont pas arrêté. Après les attaques du 13 novembre, ils ont continué. Donc, je suis pas inquiète : ils vont continuer.

On sait exactement qui, hein, en fait. Parce qu’ils sont pas si nombreux à entraver l’action et de l’État et des laïcs. Je peux vous citer des grands professeurs qui sont des compagnons de route de Indigènes de la République, un mouvement qui soutient le Hamas. Je peux vous citer des gens comme Éric Fassin, comme François Bégaudeau qui s’est pris d’amour pour Houria Bouteldja. Je peux vous parler de la gauche Mediapart, qui attaque tout politique qui défend la laïcité.

– Vous leur dites, reprend Mme L’Hour, c’est de leur faute s’il y a des attentats aujourd’hui ?

– Je leur dis : c’est de leur faute si ceux qui se battent pour défaire l’islamisme avant qu’il ne se transforme en djihadisme sont si fatigués. Voilà. Je leur dis que si dans ce pays, on n’est pas capable de se réunir autour du fait que “non, l’école laïque n’est pas responsable du racisme dans ce pays et de l’islamophobie” [sic].

L’extrait du journal de 8 heures s’arrête ainsi. Le journaliste présentateur, M. Delvaux, reprend :

« Caroline Fourest, ce matin, sur France Inter. Je vous le disais, la famille de l’assaillant est originaire d’Ingouchie, république russe qu’ils ont voulu fuir. En France, la famille avait failli être expulsée il y a une dizaine d’années avant finalement d’être libérée de rétention grâce à une mobilisation citoyenne. »

Suit une intervention d’une autre journaliste dans laquelle est indiquée que la famille en question a multiplié en vain les demandes d’asile pendant des années et fait de « très nombreux recours tous rejetés », avant de faire l’objet d’une « OQTF, une obligation de quitter le territoire français, que les gendarmes et la police aux frontières tentent de faire appliquer en février 2014 [mais] une vaste mobilisation des associations et des élus locaux fait reculer les autorités à la dernière minute ». Cette journaliste ajoute que l’assaillant d’Arras étant « arrivé en France avant ses 13 ans, il bénéficiait de toute façon de la protection absolue contre l’éloignement : il était donc inexpulsable ».

M. Delvaux demande alors à la porte-parole du ministère de l’Intérieur si le ministère « a identifié des associations qui mettent à mal la laïcité [et ce que] fait le ministère pour lutter contre ». Celle-ci répond qu’on « peut, au cas par cas, cibler des associations, après il faut des éléments de preuve, des éléments de preuve qui sont, et c’est bien normal, présentés devant les tribunaux » et termine sur la difficulté de « faire respecter les décisions [d’éloignement] quand elles sont prises ».

Sur le grief d’inexactitude

➔ Concernant le grief de non-respect de l’exactitude, le CDJM indique en préambule qu’il avait écarté le 5 janvier 2024 une saisine d’un auditeur de France Inter formulant ce grief pour les propos de Mme Fourest tenus en direct dans le journal de 8 heures de France Inter du 14 octobre 2013. Il avait été expliqué à ce requérant que « si Mme Fourest peut exercer par ailleurs une activité journalistique, elle s’exprimait sur France Inter ce 14 octobre 2023 en tant qu’essayiste et polémiste. Elle use alors de sa liberté d’expression sous sa responsabilité, comme tout intervenant dans le débat public. Ces intervenants répondent d’éventuels abus dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881, et notamment de son article 29. Le CDJM ne se prononce pas sur les abus de la liberté d’expression ».

➔ M. Éric Fassin, dans l’argumentaire de sa saisine, écrit : « Suggérer que j’ai une responsabilité dans la mort d’un professeur, sans prendre la peine de donner la moindre information pour étayer une telle accusation, est contraire à l’exactitude et à la véracité des faits. C’est une accusation infondée. »

Le CDJM rappelle que Mme Fourest était invitée à 8 heures non pas pour livrer un travail journalistique ou une enquête sur le sujet, mais pour donner une réaction à l’actualité. Quand M. Baddou, qui l’interroge alors, lui dit « ça fait des années que vous dénoncez la naïveté, l’indifférence », elle répond en portant des appréciations sur l’action de ceux qu’elle combat régulièrement, et dénonce des associations et des « ils », sans les nommer, en les accusant de protéger l’islamisme qui mènerait au djihadisme en s’en prenant à la laïcité.

À la question : « Il y a qui ? », elle cite MM. Éric Fassin et François Bégaudeau, ainsi que le journal Mediapart, sans apporter d’éléments factuels. Une autre question suit : « C’est de leur faute s’il y a des attentats aujourd’hui ? », à laquelle Mme Fourest répond en renvoyant à nouveau la responsabilité de la difficulté de la lutte contre l’islamisme aux personnes et associations citées, accusées par exemple de fragiliser l’école laïque.

➔ Le CDJM considère qu’il n’y a aucun élément factuel dans ce que dit Mme Fourest pour estimer qu’il y a inexactitude ou atteinte à la véracité des faits. Il s’agit de sa part d’une appréciation, d’une opinion, qui s’inscrit dans un débat d’idées. S’il y a abus de l’exercice de la liberté d’expression de la part d’un acteur du débat public, cela ne relève pas de la compétence du CDJM.

Sur le grief d’absence d’offre de réplique

➔ M. Fassin explique dans sa saisine qu’« aucun journaliste ne m’a sollicité avant la rediffusion de cet extrait au journal de 13 heures ». Il écrit que « les propos de Caroline Fourest portent atteinte à mon honneur et à ma réputation, et les reprendre comme une information me désigne davantage comme cible. Cette mise en danger repose sur une histoire que les journalistes ne peuvent ignorer ». Il indique un lien vers un article, publié le 1er novembre 2020 sur son blog hébergé par Mediapart, qui fait état de menaces. Il joint à sa saisine des copies de demandes de droit de réponse adressées à Radio France, une datant du 17 octobre 2023 et une autre du 6 novembre 2023. Les réponses de Radio France, du 20 octobre 2023 et du 20 novembre 2023, considèrent que les demandes « ne répondent pas aux conditions de recevabilité qui sont requises par les textes légaux et réglementaires pour l’exercice du droit de réponse applicable aux services de communication audiovisuelle » et ne donnent pas de « suite favorable ».

➔ Le CDJM rappelle que le droit de réponse obéit à des conditions de fond et de forme, et que le juge, seul compétent pour se prononcer sur un refus d’insertion, peut le cas échéant ordonner une insertion forcée du droit de réponse.

➔ Le CDJM constate qu’un des choix éditoriaux de France Inter pour son journal de 13 heures le 14 octobre 2024 est de revenir sur le parcours en France de l’assaillant d’Arras et de sa famille, puis d’élargir le propos sur le suivi, et les obstacles à ce suivi, des personnes considérées comme potentiellement dangereuses.

Plusieurs éléments factuels sont exposés, concernant le parcours administratif et judiciaire de cette famille, la surveillance dont elle fait l’objet, la « vaste mobilisation des associations et des élus locaux » en soutien. La porte-parole du ministère de l’Intérieur est invitée à dire si ont été « identifié[es] des associations qui mettent à mal la laïcité ».

Dans ce contexte, choisir cet extrait de l’interview de Mme Fourest dans laquelle elle cite des noms lui donne une valeur de fait qui illustre cette problématique. Ce choix rédactionnel, légitime, de rediffuser « à froid » ces propos impliquait cependant de proposer aux personnes mises en cause de répondre à l’accusation portée par Mme Fourest, d’autant plus que le sujet traité – l’islamisme et ses soutiens – est sensible, surtout dans le contexte douloureux d’un assassinat terroriste perpétré la veille. Le CDJM constate que cela n’a pas été fait, et que, si il a été tenté en vain de joindre les personnalités citées, cela n’a pas été indiqué aux auditeurs de France Inter.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 9 juillet 2024 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été enfreinte, mais que celle d’offre de réplique n’a pas été respectée.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté à l’issue d’un vote par 14 voix contre 6 et une abstention.

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