Adopté en réunion plénière du 12 mars 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 27 novembre 2023, Mme Emmanuelle Bialas, agissant au nom de la Fédération pédagogie Steiner-Waldorf en France en qualité de présidente, a saisi le CDJM à propos d’un article de la chaîne BFM Alsace publié sur son site le 24 octobre 2023 et titré « Haut-Rhin : une plainte pour négligence déposée contre l’école Steiner de Wintzenheim, après des faits de viols ».
L’association formule les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité, d’absence d’offre de réplique, de non-respect de la vie privée et de la dignité humaine, d’atteinte à la protection des mineurs et de non-rectification d’une erreur.
Sa présidente estime que cet article « cause du tort aux enfants impliqués, à l’école concernée, et à la réputation de l’ensemble des écoles Waldorf en France », notamment en évoquant, dès le titre, des « faits de viol » entre enfants, alors que ces faits ne sont pas avérés, l’enquête étant en cours. « Cet article retranscrit uniquement une partie des auditions […], exclusivement à charge envers l’école, sans que les faits n’aient encore été clairement établis », affirme-t-elle en contestant sept passages de l’article (lire plus bas).
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
- Il « respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il doit « s’obliger à respecter la vie privée des personnes », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 5).
- Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées » et « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).
- Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
- Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
- Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).
Réponse du média mis en cause
Le 18 décembre 2023, le CDJM a adressé à Mme Camille Langlade, directrice des rédactions de BFM Régions, avec copies à Mme Anna Britz, cheffe du bureau de BFM Alsace et à M. Léo Fleurence, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le 2 janvier 2024, M. Léo Fleurence a répondu au CDJM, en arguant que l’article « retranscrit l’audition d’une plainte avec la précision que requiert un sujet aussi grave » et que, « parce que la présomption d’innocence s’applique et parce qu’il s’agit ici de très jeunes enfants, la préparation de cet article a suscité de nombreux échanges au sein de notre rédaction afin de garantir l’anonymat et le respect de la vie privée et de la dignité humaine ». Il répond, ensuite, en détail, aux griefs formulés par la présidente de la Fédération pédagogie Steiner-Waldorf en France (lire plus bas).
Analyse du CDJM
➔ L’article en cause est la déclinaison écrite d’une enquête présentée à l’antenne de BFM Alsace par le journaliste M. Léo Fleurence dont la vidéo est intégrée en haut de l’article. Il relate que « selon les informations de BFM Alsace », une plainte pour négligence a été déposée le 18 octobre 2022 contre l’école Steiner Mathias-Grünewald de Wintzenheim (Haut-Rhin), après qu’une fillette a « décrit [à sa mère] une scène d’agression sexuelle dont elle aurait été victime dans la cour de l’école, la journée même ». L’article évoque une seconde agression sexuelle de cette petite fille par d’autres enfants, survenue en 2023, en se référant à « une audition de gendarmerie que [le journaliste] a pu consulter ».
Le journaliste indique, ensuite, que les parents ont porté « plainte pour négligence contre l’école, estimant, notamment, que le nombre réglementaire d’encadrants n’était pas réuni lors de l’agression de [leur] fille en juin 2023 ». Le point de vue de la direction de l’école est exposé ensuite : « Ce dossier impliquant des enfants de 4 ans a été suivi avec rigueur […]. Ces événements ont donné lieu à de nombreux entretiens avec la famille, l’équipe pédagogique, le médecin scolaire, une assistante sociale de secteur […]. [La direction] reste à disposition des autorités pour toute enquête complémentaire. »
La dernière partie de l’article révèle que la mère de la petite fille a « déposé une seconde plainte pour dénonciation calomnieuse » car elle a été « visée par un signalement de situation préoccupante anonyme, transmis à la PMI [service de protection maternelle et infantile, ndlr] de Colmar ». Le journaliste souligne, alors, que « la concomitance de ce signalement avec la plainte contre l’école interroge », d’autant que « des parents ayant déposé plainte pour mise en danger d’autrui contre l’école ont aussi fait l’objet d’un signalement similaire auprès de la CRIP [Cellule de recueil des informations préoccupantes, ndlr] de la Collectivité européenne d’Alsace ». Ces plaintes « faisaient suite à la constitution d’un feu en salle de classe par une professeure de chimie », ajoute le journaliste, en renvoyant, par un lien hypertexte, à un article de BFM Alsace, daté du 28 juin 2023 et relatant cet incident.
Sur le grief d’inexactitude
➔ La Fédération pédagogie Steiner-Waldorf en France justifie l’accusation d’inexactitude en soulignant que « cet article retranscrit uniquement une partie des auditions d’une enquête en cours, exclusivement à charge envers l’école, sans que les faits n’aient encore été clairement établis ». Le CDJM rappelle que les faits rapportés sont les propos recueillis par les enquêteurs, et que l’obligation déontologique est de les restituer avec exactitude, sans affirmer qu’ils sont la vérité.
Cinq passages de l’article sont notés par Mme Bialas, à l’appui du grief d’inexactitude :
- « Alors qu’elle refuse de se déshabiller sur ordre de deux autres enfants, la petite se voit retirer ses vêtements de force et introduire un bâton à l’intérieur de son vagin. »
M. Fleurence considère que cette citation est « un passage tronqué [par la requérante], sorti du contexte grâce auquel on comprend qu’il s’agit d’une retranscription des propos de la petite Agnès à sa mère ». L’extrait complet est en effet : « Questionnée par sa mère, l’enfant décrit une scène d’agression sexuelle dont elle aurait été victime dans la cour de l’école, la journée même. Alors qu’elle refuse de se déshabiller sur ordre de deux autres enfants, la petite se voit retirer ses vêtements de force et introduire un bâton à l’intérieur de son vagin. »
Le CDJM note que le journaliste utilise le conditionnel (« agression sexuelle dont elle aurait été victime ») avant de citer ces éléments, et précise sa source, dès le début de l’article : « D’après plusieurs auditions d’enquête que BFM Alsace a pu consulter, la petite fille aurait été la victime des agissements d’autres enfants du jardin de l’école. »
- « Ce n’est que 12 jours après l’incident que la directrice de l’établissement prendra contact avec les parents de la victime, selon les propos retranscrits dans l’audition de gendarmerie. »
- « La famille d’Agnès a été visée par un signalement de situation préoccupante anonyme, transmis à la PMI de Colmar. »
- « Mais la concomitance de ce signalement avec la plainte contre l’école interroge. D’autant qu’en juin 2023, des parents ayant déposé plainte pour mise en danger d’autrui contre l’école ont aussi fait l’objet d’un signalement similaire auprès de la CRIP de la Collectivité européenne d’Alsace. »
- « Plaintes qui faisaient suite à la constitution d’un feu en salle de classe par une professeure de chimie ayant réclamé que les élèves inhalent la fumée dégagée en juin dernier. »
La requérante n’apporte aucun élément au CDJM précisant ce qui serait inexact. La source du journaliste, une audition des parents de la fillette à la gendarmerie, est indiquée.
Ce passage, pointé par la requérante comme inexact, rapporte un fait dont celle-ci confirme la matérialité, dans sa saisine, quand elle écrit : « Concernant la plainte pour viol, l’école ne peut pas dévoiler la temporalité de la transmission de l’information préoccupante par rapport au dépôt de la plainte puisque les parents ne l’ont pas fait. »
La requérante n’indique pas ce qui serait inexact dans ce passage.
Le CDJM constate que le journaliste relève la concomitance entre deux faits établis, et cite l’existence d’un événement similaire plus ancien qui n’est pas contesté, pour introduire une brève analyse – cela « interroge » –, ce qui n’est pas contraire à la déontologie.
La requérante indique, en soutien au grief de non-rectification d’une erreur, également formulé sur ce point, qu’« à aucun moment, l’enseignante n’a réclamé que les élèves inhalent la fumée d’un feu réalisé dans le cadre d’une expérience scientifique ».
Le CDJM note que l’article du 24 octobre renvoie, par un hyperlien, à un autre article de BFM Alsace, titré « Alsace : des enfants contraints d’inhaler des fumées dans une école Steiner-Waldorf, deux plaintes déposées ». La réalité de cet épisode y est attestée. On y lit que « la direction de l’école de Colmar explique avoir mis en place une mesure disciplinaire à l’encontre de la professeure mise en cause » et une citation de « Lucie Iskandar, la porte-parole de la Fédération Steiner-Waldorf en France : “L’enseignante a réalisé une expérience de sensibilisation à la combustion dans sa classe. Elle a pris toutes les précautions pour que l’expérience se déroule bien” ».
Le CDJM constate que des parents affirment que des enfants exposés à la fumée ont dû l’inhaler, ce que la direction de l’école réfute. Une enquête est en cours, à la suite des plaintes de parents. Cette enquête a pour but d’établir ce qui s’est passé exactement. Cependant, reprendre l’accusation des parents n’est pas une inexactitude.
Le CDJM considère que le grief d’inexactitude n’est fondé pour aucun des passages cités par la requérante.
Sur le grief d’absence d’offre de réplique
➔ La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France écrit au CDJM que « malgré les demandes de contact répétées, à la fois de la part de l’école concernée et de la Fédération, auprès de BFM Alsace, aucune rectification ni offre de réplique n’ont été proposées. En outre, le droit de réponse envoyé le 9 novembre 2023 n’a pas été publié ».
M. Léo Fleurence en répond au CDJM : « L’école Mathias-Grünewald mentionnée dans l’article a été sollicitée à quatre reprises. Trois fois par mail et une fois par téléphone aux dates du 21 et 22 septembre. » En outre, il affirme : « L’école a répondu par un texte unique, introduit dans l’article dès sa publication, tout en laissant nos demandes d’interview sans réponse. »
Le CDJM note que l’article mentionne que « sollicitée par la rédaction de BFM Alsace, la direction de l’école assure que “ce dossier impliquant des enfants de 4 ans, a été suivi avec rigueur, selon toutes les procédures requises pour un établissement d’accueil de jeunes enfants et en relation avec les interlocuteurs institutionnels” ». Par ailleurs, dans la vidéo présente au niveau de l’article, qui reprend son intervention sur le plateau de BFM Alsace, le journaliste précise, à 2 mn 21 s : « L’école n’a pas précisément voulu répondre à nos questions. »
Le grief de refus d’offre de réplique n’est pas établi.
➔ Concernant le droit de réponse invoqué par la requérante, le CDJM rappelle que ce droit n’est pas un droit absolu, dans la mesure où il obéit à des conditions de fond et de forme, et que seul le juge est compétent pour se prononcer sur un refus d’insertion, et peut, le cas échéant, ordonner une insertion forcée du droit de réponse.
Sur le grief de non respect de la vie privée et de la dignité humaine
➔ Selon la requérante, l’article « expose inutilement et de manière particulièrement graphique la vie privée des enfants mineurs concernés [en anglais, le mot graphic peut désigner des choses ou des faits choquants ou violents dépeints ou montrés de façon explicite – ce sens n’est pas usuel en français, ndlr] ».
Le journaliste de BFM Alsace répond qu’« aucune personne physique n’est mentionnée ou reconnaissable dans cet article ». Le CDJM observe qu’aucun des éléments exposés dans cet article et dans la séquence vidéo ne déroge aux principes de respect de la vie privée, tels que contenus dans les chartes de déontologie : la victime n’est pas identifiable parmi les enfants fréquentant cette école, le nom des parents n’est pas cité, pas plus que des détails précis sur le lieu où la famille vit.
Il n’y a pas d’atteinte à la vie privée.
➔ Pour Mme Bialas, au nom de la Fédération pédagogie Steiner-Waldorf en France, « le fait de mentionner des “faits de viols” non avérés concernant des enfants en bas âge sur un média en ligne accessible par tous, en nommant leur âge précis, leur école et leur ville, constitue une atteinte à la dignité humaine ».
Le journaliste de BFM Alsace admet que son article « relate des faits potentiels qui sont graves, durs voire insupportables à lire pour certains lecteurs » mais considère qu’« ils ne doivent pour autant pas être étouffés ». Il ajoute : « Parce qu’il s’agit ici de très jeunes enfants, la préparation de cet article a suscité de nombreux échanges au sein de notre rédaction afin de garantir l’anonymat et le respect de la vie privée et de la dignité humaine. »
Le CDJM prend acte de cette affirmation. Il considère que le choix de traiter ce sujet, qui peut choquer des téléspectateurs et des lecteurs, relève de la liberté éditoriale de BFM Alsace. Le CDJM n’a pas relevé, dans le traitement de cette information, une atteinte individuelle et collective à la dignité humaine, au sens des chartes auxquelles il se réfère.
Sur le grief d’atteinte à la protection des mineurs
➔ La loi fait obligation aux journalistes de ne pas identifier des mineurs auteurs ou victimes de délits et de crimes. Les règles déontologiques précisent que les journalistes doivent « [faire] preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables ». Une bonne pratique professionnelle est de considérer les mineurs comme, potentiellement, des personnes vulnérables, donc, de les protéger dans l’exposé des faits, en prenant, particulièrement, en compte, les conséquences éventuelles, pour ces mineurs, de cette exposition.
➔ Mme Bialas, dans la justification de ce grief d’atteinte à la protection des mineurs, vise la dernière partie de l’article du journaliste de BFM Alsace. Or, ce passage ne concerne pas la description de la situation des mineurs, mais la concomitance de plaintes de familles contre l’école Steiner Mathias-Grünewald de Wintzenheim, et de signalements anonymes de la situation préoccupante concernant ces familles transmis à la PMI du Haut-Rhin ou à la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) de la Collectivité européenne d’Alsace. « [Cette concomitance] interroge », a écrit le journaliste.
Mme Bialas, dans sa saisine, expose longuement que « la transmission d’une information préoccupante ou d’un signalement ne constitue pas un moyen de pression contre une famille ». Quoi qu’il en soit, cette question se trouve hors du champ déontologique de la protection des mineurs. Ce grief n’est pas fondé.
Sur le grief de non-rectification d’une erreur
« L’article présente de manière erronée les circonstances d’une expérience de chimie réalisée dans une classe de lycée en juin dernier », écrit la requérante. Comme indiqué plus haut, deux thèses s’affrontent sur ce qui a été demandé aux élèves lors de ce cours. Évoquer celle des parents ne constitue pas une erreur qui doive être rectifiée.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 12 mars 2024 en séance plénière, estime que BFM Alsace n’a pas enfreint les obligations déontologiques d’exactitude et de véracité, d’offre de réplique, de respect de la vie privée et de la dignité humaine, de protection des mineurs, et de non-rectification d’une erreur.
La saisine est déclarée non fondée. Cet avis a été adopté par consensus.