Adopté en réunion plénière du 23 janvier 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 11 novembre 2023, Mme Céline Pina a saisi le CDJM à propos d’un message publié sur le réseau X (ex-Twitter) le 3 novembre par le compte Mediavenir (@Mediavenir) reprenant un extrait de l’émission de CNews « Punchline » du 26 octobre 2023.
Mme Pina formule les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits, et altération d’un document (texte ou image). Elle considère que « le site Mediavenir […], en enlevant volontairement le moment où [elle] exprimait qu’une vie palestinienne et une vie israélienne avait la même valeur, a délibérément déséquilibré la teneur de son propos qui portait sur la différence entre crime contre l’humanité et victimes de conflit armé ». Elle ajoute que « ce faisant, [Mediavenir] n’a pas seulement sorti les propos de son contexte mais a délibérément effectué un montage pour susciter la haine ». Elle précise que « cette vidéo tronquée » a été reprise et commentée par « divers comptes de médias dans le monde », provoquant de très nombreux messages menaçants, ce qui l’a conduite à « interrompre ses activités professionnelles » et à « recourir au service du ministère de l’Intérieur qui évalue la dangerosité des menaces reçues ».
Recevabilité
Mediavenir est un agrégateur de contenus présent exclusivement sur le réseau X. Les comptes qu’il anime sont présentés comme ceux d’un média d’info généraliste et politique, mais ils ne sont alimentés qu’avec de la veille et de la reprise d’informations dont il n’est jamais à l’origine, et qu’il édite a minima. Il présente l’information de manière à ce qu’elle génère le maximum de vues et d’interactions. Créé en 2020 sous le nom de ConflitsFr, Mediavenir affiche en slogan : « L’actualité en temps réel ». Ses publications sont des actes journalistiques au sens où Mediavenir prétend apporter des informations d’intérêt général aux 2,6 millions d’abonnés qu’il revendique. Le CDJM considère que de ce fait, il est tenu de se conformer à la déontologie du journalisme.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
Réponse du média mis en cause
Le 17 novembre 2023, le CDJM a adressé à M. Yazid Bouziar, présenté par le site CB News comme rédacteur en chef de Mediavenir lors de la reprise du site par le groupe MarmeladZ, un courrier l’informant de cette saisine et l’invitant à faire connaître ses commentaires comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
Le jour même, un courriel signé « l’équipe de Mediavenir » informait le CDJM que ce site était « consacré au domaine de l’entrepreneuriat [et n’avait] aucun lien avec des sujets politiques ou la création de montages vidéo ». Les auteurs de ce message précisaient : « Pour dissiper toute confusion, notre compte Twitter officiel est https://twitter.com/_mediavenir. Nous n’avons aucune association avec d’autres comptes pouvant porter un nom similaire ou agir en notre nom. » Avant d’ajouter, en post-scriptum et en caractères gras : « PS : il n’y a pas de Yazid Bouziar dans nos équipes. »
Le CDJM note qu’en effet le message objet de la saisine est publié sur le compte https://twitter.com/Mediavenir, sans le signe dit underscore (« _ »). Les messages adressés directement à M. Yazid Bouziar ou à Mediavenir, sont restés sans réponse.
Analyse du CDJM
➔ En préambule, le CDJM rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur le sens et la portée des propos de Mme Céline Pina sur le plateau de CNews en octobre 2023, mais bien d’apprécier si les méthodes et le travail de Mediavenir, en ce qui concerne l’acte journalistique considéré, ont respecté les règles déontologiques définies dans les textes auxquels se réfère le CDJM.
➔ Le message en cause mis en ligne le 3 novembre 2023 à 20 h 11 présente une vidéo d’une durée de 55 s dont l’origine est masquée – le haut de l’image où se trouve le logo CNews est coupé. Seule la présence à l’image de la journaliste, Mme Laurence Ferrari, permet d’identifier la source de cette vidéo. Le texte qui est au dessus indique : « “Une bombe qui explose tuera sans doute des enfants, mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression que l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre”, a affirmé l’éditorialiste Céline Pina, en évoquant les enfants palestiniens. »
Sur le grief d’altération d’un document
➔ Le CDJM a visionné l’émission Punch Line de CNews du 26 octobre 2023. Mme Pina dit (à 1 h 25 min 16 s du début de la vidéo) :
« Le crime contre l’humanité et le crime de guerre, c’est pas une question de degré, c’est une question de nature. Autrement dit, une bombe qui explose et qui va détruire et qui va faire des dégâts collatéraux tuera sans doute des enfants. Mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression, qu’en face d’eux, l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre. Là, ce qui est horrible, c’est d’imaginer ces enfants qui avaient 8, 9, 10 ans, ces femmes, ces… qui sont partis en emportant comme dernière image une image d’inhumanité, d’atrocité, et de mépris de ce qu’ils sont. C’est là où se niche le crime contre l’humanité : la négation absolue. Et je pense qu’on aurait intérêt à l’expliquer beaucoup plus, parce que sinon le règne de l’émotion met des signes égal entre toutes les victimes. Or c’est vrai, un mort palestinien, un mort israélien, ça reste deux morts. Mais la manière dont ils ont été tués, elle, elle est différente, et elle, elle nous parle de notre inhumanité ou de notre humanité. »
Dans la vidéo diffusée par Mediavenir, Mme Pina dit :
« Le crime contre l’humanité et le crime de guerre, c’est pas une question de degré, c’est une question de nature. Autrement dit, une bombe qui explose et qui va détruire et qui va faire des dégâts collatéraux tuera sans doute des enfants. Mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression, qu’en face d’eux, l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre. Là, ce qui est horrible, c’est d’imaginer ces enfants qui avaient 8, 9, 10 ans, ces femmes, ces… qui sont partis en emportant comme dernière image une image d’inhumanité, d’atrocité, et de mépris de ce qu’ils sont. C’est là où se niche le crime contre l’humanité : la négation absolue. Et je pense qu’on aurait intérêt à l’expliquer beaucoup plus, parce que sinon le règne de l’émotion met des signes égal entre toutes les victimes. La manière dont ils ont été tués, elle, elle est différente, et elle, elle nous parle de notre inhumanité ou de notre humanité. »
Les mots « Or c’est vrai, un mort palestinien, un mort israélien, ça reste deux morts. Mais », soit un extrait d’une durée de six secondes, ont effectivement été coupés.
➔ Le fait de citer des extraits choisis d’un discours dans la presse écrite ou d’« éditer » – c’est-à-dire, dans la presse audiovisuelle, effectuer une sélection dans une bande son ou une vidéo – est une pratique légitime du journalisme qui vise à synthétiser un discours. Mais en aucun cas cette sélection ou ce montage ne doivent altérer le sens de ce qui est dit.
En l’occurrence, le CJDM estime que la coupe effectuée par Mediavenir dans l’intervention de Mme Pina sur CNews, d’une durée de six secondes, n’est justifiable ni par une question de durée – ce compte diffuse régulièrement des vidéos dépassant largement la minute – ni par un souci de clarification. Le CDJM considère que retirer la phrase « c’est vrai, un mort palestinien, un mort israélien, ça reste deux morts », qui est une pondération essentielle de l’analyse que Mme Pina fait sur les conditions dans lesquelles les différentes victimes ont été tuées, est une altération significative de son propos. Cette coupe, de même que l’ajout d’une musique dramatique en fond sonore, semble avoir été réalisée pour produire un effet narratif et accroître la dimension polémique des propos. Ceci, dans l’hypothèse la plus favorable à Mediavenir, pour susciter des clics des internautes.
➔ La vidéo altérée dans le message de Mediavenir a été vue 4,9 millions de fois, suscitant une énorme mobilisation sur X contre Mme Pina. Le CDJM tient à réaffirmer que, quels que soient les propos tenus par un journaliste ou une personne interrogée, quand bien même ils pourraient être légitimement considérés comme scandaleux voire délictueux, rien ne justifie le harcèlement ou les menaces sur les réseaux sociaux. Le CDJM ne peut que condamner les propos de cette nature qui ont visé la requérante.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 23 janvier 2024 en séance plénière, estime que les règles déontologiques d’exactitude et de non altération d’un document ont été enfreintes par Mediavenir.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.