Avis sur la saisine n° 23-124

Adopté en réunion plénière du 13 février 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 9 novembre 2023, M. Reouven Bouhanna a saisi le CDJM à propos d’un article publié le même jour à 16 h 43 sur le site du quotidien Le Parisien, titré « Cisjordanie : 18 Palestiniens tués dans des affrontements avec l’armée israélienne, dont 14 à Jénine » et signé « Le Parisien avec AFP ». Cet article relate des combats à Jénine entre des Palestiniens et l’armée israélienne. Il rapporte d’une part que « le Croissant-Rouge palestinien a notamment relayé que l’une de ses secouristes a été blessée par des balles tirées “dans son dos” », d’autre part qu’« [un] journaliste de l’AFP a notamment vu un homme armé touché par des tirs et gisant au sol, avant qu’un autre homme ne ramasse son arme pour tirer ».

M. Bouhanna saisit le CDJM pour inexactitude. Il affirme que l’article décrit en fait une même scène, et que son récit est contredit par une vidéo publiée sur X (ex-Twitter), qu’il a jointe à sa saisine. On y verrait, selon lui, « un “faux” secouriste qui a été chercher l’arme à côté d’un blessé, qu’il l’a transmise à un autre homme qui en a fait usage », avant que le « faux secouriste » ne soit lui-même blessé.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

Réponse du média mis en cause

Le 17 novembre 2023, le CDJM a adressé à M. Nicolas Charbonneau, directeur des rédactions du Parisien, un courrier l’informant de cette saisine et l’invitant à faire connaître ses observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 13 février 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ L’article en cause fait le point sur des affrontements survenus lors de « l’opération israélienne la plus meurtrière en Cisjordanie depuis 2005, d’après les décomptes des Nations Unies ». Il cite notamment un épisode survenu à Jénine, au cours duquel, selon le Croissant-Rouge palestinien, « une de ses secouristes avait été blessée “par des balles (tirées) dans le dos” ». Il expose la version de l’armée israélienne, qui indique que « plus de dix terroristes ont été tués » dont « deux militants du Djihad islamique qui “tiraient sur” ses soldats ou les “mettaient en danger” ». L’article précise enfin qu’un « journaliste de l’AFP a notamment vu un homme armé touché par des tirs et gisant au sol, avant qu’un autre homme ne ramasse son arme pour tirer ».

Les derniers paragraphes rappellent les tensions récurrentes à Jénine, en augmentation depuis le 7 octobre 2023, et le bilan des arrestations depuis cette date, qui diffère selon les sources, israélienne ou palestinienne. Cet article est signé « Le Parisien avec AFP ». Cette mention indique qu’une synthèse d’informations a été réalisée par la rédaction d’un média, qui a utilisé notamment le contenu de dépêches d’une agence de presse, ici l’Agence France Presse.

➔ M. Bouhanna retient deux passages de l’article du Parisien pour étayer le grief d’inexactitude :

  • d’une part : « À Jénine, le Croissant-Rouge palestinien a affirmé que l’une de ses secouristes avait été blessée “par des balles (tirées) dans le dos”. “Cela s’est produit lorsqu’une ambulance du Croissant-Rouge palestinien a été prise pour cible lors d’un raid des forces d’occupation dans le camp de réfugiés de Jénine”, a écrit l’organisation sur le réseau social X. »
  • d’autre part : « Le journaliste de l’AFP a notamment vu un homme armé touché par des tirs et gisant au sol, avant qu’un autre homme ne ramasse son arme pour tirer. »

Il estime que « l’AFP a clairement assisté à la même scène » et s’appuie sur une vidéo qui, selon lui, prouverait que c’est un « faux secouriste » qui est allé chercher l’arme à côté d’un blessé, qu’il l’a transmise à un autre homme afin qu’il en fasse usage, avant d’être lui-même blessé.

➔ Le CDJM a constaté qu’un message sur X concernant une secouriste blessée a été publié le 9 novembre à 10 h 57 par le Croissant-Rouge palestinien : « La secouriste Sabreen Obeidi a été blessée par des balles réelles dans le dos. Cela s’est produit lorsqu’une ambulance du Croissant-Rouge palestinien a été prise pour cible lors d’un raid des forces d’occupation dans le camp de réfugiés de #Jenine. » L’information, avec parfois le nom de la secouriste blessée, a été publiée entre 12 h 54 et 16 h 43, quasiment à l’identique sur les fils d’information ou dans des articles de Ouest-France, BFM, RTBF, TV5 Monde et Le Parisien. Il ne fait donc pas de doute que la source primaire de ce texte est une dépêche de l’AFP, qui reprend la communication du Croissant-Rouge en la sourçant précisément : « Selon le Croissant-Rouge palestinien… sur le réseau social X” (le message du Croissant-Rouge a été publié sur X à 10 h 57).

Par ailleurs, la phrase du Parisien (« Le journaliste de l’AFP a notamment vu un homme armé touché par des tirs et gisant au sol, avant qu’un autre homme ne ramasse son arme pour tirer »), qui retient l’attention du requérant, figure à l’identique (ou sous des variantes comme « Le journaliste de l’AFP a notamment vu… » ou « L’AFP a notamment vu… ») dans des articles de TV5 Monde publié à 16 h 25, du Parisien à 16 h 43, et de la RTBF à 17 h 26. Là encore, il ne fait pas de doute que la source primaire est une dépêche de l’AFP. L’expression « l’AFP a vu » est d’ailleurs une des règles de base du sourçage d’une information par l’agence.

Le requérant affirme que « l’AFP a clairement assisté à la même scène ». Or, rien n’indique à la lecture de l’article qu’il s’agisse du même événement. D’autant plus que les règles d’écriture et de relecture de l’AFP, très précises, auraient inclus cette précision si ç’avait été le cas.

➔ À l’appui de son affirmation, le requérant adresse au CDJM une vidéo dans laquelle, écrit-il, « on voit clairement un secouriste courir auprès d’un combattant palestinien blessé pour prendre son arme et la donner à un autre ». Il n’indique pas l’origine de ces images, qui portent en surimpression des mentions en hébreu. Le CDJM a retrouvé cette vidéo sur un compte intitulé « PostOffice », qui relaie des comptes en arabe, exclusivement autour du conflit Israël/Hamas. Ce compte republie ce 9 novembre un message du compte en arabe @mechheek, lequel n’est plus accessible. Le nom « obada_tahayna » apparaît en incrustation sur la vidéo. Un journaliste palestinien domicilié à Jénine, qui dispose par ailleurs d’une chaîne YouTube (inactive), porte ce nom.

Dans cette séquence, on voit une personne portant une chasuble orange traverser une rue alors que des tirs retentissent, se pencher vers un homme visiblement atteint par ces tirs, le soulever brièvement, puis ramasser son arme et, en se déplaçant, tomber au sol avant de transmettre l’arme à une troisième personne, qui en fait usage. Le visionnage permet d’affirmer que la personne qui traverse la rue avec une chasuble orange est un homme. On distingue cet homme à la chasuble orange, qui ne semble pas blessé, à la fin de la vidéo.

Cette scène ne correspond pas à celle décrite par le Croissant-Rouge palestinien, qui parle « d’une secouriste » (et non « d’un secouriste ») et d’un incident qui se produit autour d’une ambulance. Cela ne correspond pas non plus exactement à la scène décrite par le journaliste de l’AFP : « Le journaliste de l’AFP a notamment vu un homme armé touché par des tirs et gisant au sol, avant qu’un autre homme ne ramasse son arme pour tirer. » Dans la vidéo, c’est un troisième homme qui utilise l’arme pour tirer.

➔ Le requérant, persuadé que la vidéo et le descriptif de l’AFP sont la même scène (« L’AFP a clairement assisté à la même scène », écrit-il au CDJM), reproche à l’AFP de ne pas avoir parlé de l’homme à la chasuble orange qui, pour lui, est « déguisé en secouriste » et membre du Croissant-Rouge palestinien. Or la tenue du « secouriste » sur la vidéo transmise par le requérant, une chasuble orange avec un logo jaune dans le dos, ne correspond pas aux chasubles habituellement portées par les secouristes du Croissant-Rouge palestinien (qu’on peut voir par exemple sur des clichés diffusés par le site Zonebourse ou par l’agence Anadolu).

En outre, quand bien même il s’agirait sur la vidéo de la scène décrite par le journaliste de l’AFP, le fait de ne pas préciser que la personne en chasuble orange est un secouriste (ou un faux secouriste) peut relever de la prudence élémentaire du travail journalistique, d’autant qu’il est impossible de savoir où se situait le journaliste de l’AFP et donc quel point de vue il avait éventuellement sur cette scène (s’il s’agit de la même scène).

Le CDJM souligne enfin que les différentes sources de presse relatent que, ce 9 novembre, il y a eu plusieurs morts et de nombreux blessés à Jénine. La scène décrite par l’AFP peut donc correspondre à d’autres événements que celui de la vidéo, et qui se sont produits dans cette ville ce jour-là.

➔ Il apparaît donc que l’affirmation de M. Bouhanna selon laquelle les tirs contre une secouriste du Croissant-Rouge, la scène décrite par l’AFP et la vidéo qu’il a transmise serait un seul et même événement est un postulat qui ne repose sur aucun élément tangible et que l’analyse effectuée contredit de façon quasi certaine.

Conclusion

Le CDJM réuni le 13 février 2024 en séance plénière estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a été enfreinte ni par Le Parisien ni par l’AFP, dont une dépêche a été utilisée par le site de ce journal.

La saisine est déclarée non fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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