Avis sur la saisine n° 23-111

Adopté en réunion plénière du 9 juillet 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 19 octobre 2023, Mme Sabine Grataloup a saisi le CDJM à propos d’un article publié par Le Point le 12 octobre 2023 et titré : « Exposition prénatale au glyphosate : l’avis mal compris du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides ». Dans cet article, Mme Géraldine Woessner analyse l’avis d’une commission d’indemnisation des victimes de pesticides (Cievep) concernant M. Théo Grataloup, le fils de la requérante.

Mme Grataloup formule quatre griefs : le non-respect de l’exactitude et la véracité des faits, l’absence d’offre de réplique, le non-respect de la vie privée ainsi que le non-respect de la protection des mineurs.

Elle relève huit inexactitudes ou assertions trompeuses dans la présentation par Le Point du cas de son fils et de l’avis rendu par le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides (FIVP), deux passages qui violeraient sa vie privée ou celle de son fils Théo (16 ans au moment de la publication), enfin une absence d’offre de réplique lorsqu’elle est mise directement en cause par une personne citée dans l’article.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

À propos du respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).

À propos du respect de la vie privée :

  • Il doit « s’obliger à respecter la vie privée des personnes », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 5).
  • Il « respectera la vie privée des personnes » et « la dignité des personnes citées et/ou représentées » et « fera preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8)

À propos de l’offre de réplique :

  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5)

Réponse du média mis en cause

Le 27 novembre 2023, le CDJM a adressé à Mme Valérie Toranian, directrice de la rédaction du Point, avec copie à Mme Géraldine Woessner, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 9 juillet 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ L’article publié le 12 octobre 2023 par Le Point prend place dans le débat sur la dangerosité du glyphosate, à quelques jours d’une décision attendue des autorités européennes pour renouveler l’autorisation de cet herbicide. Il entend réfuter l’interprétation d’une décision du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) concernant « le jeune Théo Grataloup, atteint d’une malformation congénitale que sa mère attribue, depuis des années, à son exposition au glyphosate ».

L’article évoque les démarches de la mère du jeune homme, Mme Grataloup,  « persuad[ée] que le glyphosate est à l’origine de l’enfer que sa famille subit », jusqu’à sa saisine du FIVP, dont l’avis, écrit Le Point, « n’est étayé par aucune étude, et tient littéralement en trois lignes : “Devant la profession exercée par la maman, la commission considère que l’exposition professionnelle aux pesticides, bien que limitée, est plausible, et retient la possibilité de lien de causalité entre la pathologie de l’enfant et l’exposition aux pesticides durant la période prénatale.” »

La journaliste, Mme Géraldine Woessner, dénonce ensuite une exploitation opportuniste, selon elle, de cet avis. Elle développe une série d’arguments pour critiquer la lecture qu’en fait Mme Grataloup, avant de donner la parole à un professeur de médecine, M. Frédéric Gottrand, spécialiste de « la maladie dont souffre Théo Grataloup », dont les travaux ne concluent pas à un effet du glyphosate sur son déclenchement. Elle cite enfin un expert qui affirme qu’« en cas d’incertitude, dans les décisions du FIVP, le doute profite au malade », puis laisse entendre que cette décision, comme certains avis d’instances qui « adopte[nt] une position large du terme “santé” », a été prise « sans aucun fondement scientifique ».

Un droit de réponse de Mme Sabine Grataloup est ajouté le 11 janvier 2024 sous cet article.

Sur les griefs de non-respect de la vie privée et de la protection des mineurs

➔ Mme Grataloup estime que le fait que Le Point se soit « procuré l’avis accordant une indemnisation » à son fils et « publie un extrait de ce document ​​est constitutif d’une atteinte à la vie privée », car elle « n’a en aucune façon communiqué au Point ce document relatif au dossier médical de [son] enfant » et n’a « accordé aucune autorisation de publication au magazine Le Point ».

Le CDJM note que Mme Grataloup a choisi de rendre public l’avis concernant son fils à la veille de la délibération de la Commission européenne, le 13 octobre 2023, sur une prolongation de l’autorisation de commercialisation du glyphosate. Elle écrit en effet dans son droit de réponse au Point : « Ces dernières semaines, de nombreux journalistes, commentateurs et politiques […] se sont exprimés dans les médias pour soutenir que le glyphosate ne présentait aucun danger. […] Notre décision de rendre public l’avis de la Cievep [Commission d’indemnisation des enfants victimes d’une exposition prénatale aux pesticides, ndlr] ne visait donc qu’à rétablir les faits. »

Il constate que le même extrait de la décision de la Cievep (« la possibilité du lien de causalité entre la pathologie de l’enfant et l’exposition aux pesticides durant la période prénatale du fait de l’activité professionnelle de l’un ou des deux parents ») qui figure dans l’article du Point est publié dans un article du Monde du 9 octobre 2023, dans lequel Mme Grataloup est interrogée. Dans ce même article, la pathologie de M. Grataloup est décrite. Le 10 octobre 2023, c’est au tour de France Inter d’évoquer l’affaire, avec notamment une interview de Mme Grataloup.

➔ C’est à l’initiative de la famille Grataloup que l’indemnisation de Théo et des informations sur sa maladie ont été rendues publiques, avant même la parution de l’article du Point, informations manifestement d’intérêt public. Le CDJM considère que l’article du Point mis en cause ne viole pas la vie privée et ne porte pas atteinte à la protection des mineurs.

➔ Concernant l’atteinte à la protection des mineurs, le CDJM rappelle que la loi fait obligation aux journalistes de protéger les informations relatives à l’identité ou permettant l’identification des mineurs dans des cas listés à l’article 39 bis de la loi du 29 juillet 1881. La déontologie les invite à « [faire] preuve d’une attention particulière à l’égard des personnes interrogées vulnérables ». L’article du Point ne concerne aucun de ces cas de figure. En outre, la situation du jeune Théo a été rendue publique à l’initiative de sa famille.

Sur le grief d’inexactitudes

Mme Grataloup recense six passages de l’article du Point qui, selon elle, comportent des inexactitudes ou des affirmations trompeuses.

  • Elle écrit que « L’article affirme : “Le lien avec l’herbicide n’est pas établi”. Cette assertion est trompeuse, car elle laisse entendre que l’avis écarte la possibilité d’un lien entre l’herbicide et les malformations de notre fils, alors que l’avis “retient la possibilité de lien de causalité entre la pathologie de l’enfant et l’exposition aux pesticides durant la période prénatale” ».

Le CDJM souligne que ce n’est pas exactement la formule « le lien avec l’herbicide n’est pas établi » qui est employée par Mme Woessner. La journaliste a écrit « des dizaines de médias ont conclu qu’un lien est désormais établi entre le handicap et le glyphosate » puis poursuit : « En réalité il n’en est rien. »

Il note cependant qu’il est bien indiqué dans la motivation de l’avis de la commission d’indemnisation : « Devant la profession exercée par la maman, la commission considère que l’exposition professionnelle aux pesticides, bien que limitée, est plausible et retient la possibilité de lien de causalité. » L’avis juge bien « plausible » cette exposition, et « possible » que cela ait causé la pathologie de l’enfant. Il n’est donc pas exact d’écrire qu’« en réalité, il n’en est rien », formulation qui exclut totalement un lien entre le pesticide auquel la mère a été exposée et le handicap de son fils.

  • On lit dans l’article du Point que le fils de Mme Grataloup « souffre d’une rare malformation de l’œsophage et du larynx, apparue avant sa naissance, et qui lui a valu 53 opérations : une “atrésie de l’œsophage” ». La requérante considère que « cette assertion est fausse, notre fils souffre d’un syndrome polymalformatif. L’atrésie de l’œsophage n’est qu’une des malformations dont il souffre ». La commission d’indemnisation note dans ses motivations que « l’enfant Théo a présenté lors de sa naissance, une atrésie de l’œsophage dans un contexte polymalformatif dont une sténose laryngée ».
  • Mme Grataloup reproche également à Mme Woessner d’écrire que « le document de la commission n’est étayé par aucune étude ». Elle affirme que « notre demande reprenait sur plusieurs centaines de pages l’ensemble des études et des pièces nécessaires pour étayer cet avis ». Elle précise « qu’en haut de la seconde page de l’avis figure la liste des éléments dont les experts ont pris connaissance : demande présentée par la victime, certificats et comptes-rendus médicaux, document prouvant l’exposition du ou des parents, questionnaire, rapport du contrôle médical du fonds d’indemnisation, journal et photos, témoignages de salariés. Par ailleurs, notre demande présentée au Fonds reprenait, sur plusieurs centaines de pages, l’ensemble des études et des pièces nécessaires pour étayer cet avis ».

Il est inexact de décrire les handicaps de M. Théo Grataloup en ne considérant que la malformation de l’œsophage et du larynx alors que d’autres malformations existent, ce que reconnaît la Cievep.

Le CDJM ne se prononce pas sur la valeur des documents présentés par la requérante devant la Cievep. Il estime que l’affirmation selon laquelle le document de la Cievep « n’est étayé par aucune étude » laisse penser au lecteur que les travaux de cette commission ne se sont pas référés à des travaux scientifiques concernant le pesticide incriminé et les pathologies dont souffre Théo Grataloup.

Il note qu’il est indiqué un peu plus loin par Le Point que, « citée par Le Monde, Béatrice Fervers, membre de la commission » a précisé que « la commission se serait référée à l’analyse collective sur les pesticides publiée par l’Inserm en 2021 ». Mme Woessner conteste la valeur de cette étude, mais ne peut écrire que le document de la commission « n’est étayé par aucune étude ».

  • La requérante met en cause ce passage de l’article : « Depuis 2008, l’intégralité des cas d’atrésie de l’œsophage survenant en France est répertoriée dans la base de données du professeur Gottrand, devenue une référence mondiale en la matière […]. Et, si les causes de la maladie sont activement recherchées, aucune étude sérieuse ne pointe le glyphosate. “Plusieurs études ont été conduites sur des animaux soumis à des doses progressives de glyphosate : têtards, poulet, souris, lapins… Aucune n’a reproduit d’atrésie de l’œsophage”, souligne le professeur. “Avec l’aide de biostatisticiens, nous avons tenté de déterminer s’il existait, en France, des endroits où la maladie était surreprésentée, ce qui nous aurait aidés à lancer des enquêtes environnementales… Mais nous n’avons rien trouvé. On rencontre autant de cas dans les villes que dans les campagnes, la répartition est parfaitement homogène”, précise-t-il. »

Dans sa saisine du CDJM, Mme  Grataloup critique ces travaux menés par M. Gottrand, écrivant que « ce registre ne reprend que le code poste [sic] en tant que donnée environnementale ». Elle ajoute que, contacté par elle en 2008, « le professeur Gottrand souhaitait à l’époque appliquer un questionnaire environnemental aux familles concernées » mais que, « recontacté en 2017 », il avait reconnu que « ce questionnaire n’était toujours pas mis en œuvre ».

L’absence de ces précisions apportées par Mme Grataloup ne rend pas inexacte la présentation par la journaliste des propos du professeur Gottrand.

  • Pour Mme Grataloup, écrire comme le fait Le Point que « ces dernières années, le professeur Gottrand n’a jamais été contacté par le moindre groupe d’experts, pas plus que par la presse » est une « assertion trompeuse car l’article omet de préciser que nous avons contacté le professeur Gottrand à plusieurs reprises, et que nos échanges d’emails figurent au dossier consulté par les experts ».

Les recherches entreprises par le CDJM n’ont pas permis de retrouver des articles de presse faisant référence aux travaux du professeur Gottrand. Il observe que si la famille de M. Théo Grataloup a bien contacté ce professeur, aucun de ses membres n’est journaliste ou expert. La phrase ne comprend pas d’inexactitude.

  • L’article du Point se termine par une critique du référentiel adopté à la fois par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), pour qui « en cas d’incertitude, le doute profite au malade », et par la Mutualité sociale agricole (MSA), sous la tutelle de laquelle est placé le FIVP et donc la Commission d’indemnisation des enfants victimes d’une exposition prénatale aux pesticides (Cievep). La MSA adopterait « une position large du terme “santé”, définie par l’OMS, qui [prend] en compte non seulement des critères physiques, mais aussi environnementaux et psychologiques ».

La journaliste illustre cette critique en écrivant que « c’est sur cette base, par exemple, que la sensibilité aux ondes électromagnétiques, appelée “électrosensibilité”, a pu être reconnue par certains tribunaux comme un handicap, et à ce titre indemnisée… sans aucun fondement scientifique ». Pour la requérante, cette phrase « laisse entendre que les avis du Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides sont rendus sans aucun fondement scientifique, ce qui est faux ».

Le CDJM considère que Mme Woessner apporte des faits sur le référentiel de la MSA et du FIVP qui ne sont pas contestés par la requérante. Il constate cependant qu’elle en tire, en usant d’une comparaison, une analyse qui vise à décrédibiliser le fondement scientifique de la décision concernant M. Théo Grataloup. Cela ne relève pas de l’exactitude des faits mais de la liberté de commentaire.

Sur le grief d’absence d’offre de réplique

Le CDJM note que contrairement à d’autres médias écrits ou audiovisuels qui ont contacté et interviewé Mme Grataloup après sa décision de rendre public l’avis concernant son fils, à aucun moment celle-ci ne s’exprime dans l’article du Point. Ce choix rédactionnel découle de l’angle retenu pour l’article, l’analyse de la décision de la commission d’indemnisation pour dénoncer celle faite par ceux qui livreraient, écrit Mme Woessner, une « guerre acharnée pour empêcher le renouvellement du glyphosate, déclaré en octobre sans risque pour la santé humaine et pour l’environnement par l’autorité sanitaire européenne, [dans laquelle] toutes les méthodes sont mises à profit ».

Sur plusieurs des points qu’elle qualifie d’inexacts, notamment dans la lecture de la décision de la commission d’indemnisation, Mme Grataloup affirme qu’une offre de réplique aurait dû lui être faite. Le CDJM rappelle que l’offre de réplique est l’obligation déontologique de proposer à une personne mise en cause de répondre aux propos ou accusations qui l’impliquent directement.

Mme Grataloup est ainsi attaquée personnellement par un témoignage anonyme de la présidente d’une association de parents d’enfants victimes d’atrésie de l’œsophage – association dont le nom n’est pas précisé – qui déclare : « L’action de Sabine est doublement tragique, car elle donne de fausses réponses aux parents confrontés à cette tragédie et parce qu’elle les induit en erreur… Les parents, c’est humain, culpabilisent et cherchent ce qu’ils ont pu faire de mal pendant leur grossesse. Ne rien savoir est terrible ! Mais leur offrir un coupable désigné fait du tort à la recherche. C’est irresponsable ! »

Le CDJM estime que cette mise en cause directe imposait de faire une offre de réplique à Mme Grataloup, et que le grief est ici constitué.

➔ Le CDJM prend acte qu’en application de l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881, un droit de réponse rédigé par Mme Grataloup a été publié le 11 janvier 2024 en pied de l’article mis en ligne. Ceci n’annule pas la compétence du CDJM, qui se prononce sur la conformité du traitement journalistique d’une information au regard des principes déontologiques qui doivent être respectés.

Conclusion

Le CDJM réuni le 9 juillet 2024 en séance plénière estime que Le Point a enfreint l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité dans trois des six passages de l’article en cause relevés par la requérante et celle d’offre de réplique dans un passage, mais n’a pas enfreint celle de respect de la vie privée.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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