Avis sur la saisine n° 23-107

Adopté en réunion plénière du 23 janvier 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 21 septembre 2023, M. Nicolas Tavernier, agissant au nom de l’Association nationale pour la promotion et l’avenir de la pédagogie Steiner-Waldorf (Anpaps), dont il est le président, a saisi le CDJM à propos d’un article intitulé « Randonnées sans manger, inhalation de fumées… Que se passe-t-il dans les écoles Steiner-Waldorf d’Alsace ? », publié le 26 juin 2023 sur le site du Parisien. Il formule plusieurs griefs : inexactitude et non-respect de la véracité, accusations sans preuves, absence de vérification, absence d’offre de réplique, non-rectification d’une erreur.

L’Anpaps, par la voix de son président, estime que l’auteur de l’article en cause, M. Martin Antoine, n’a pas vérifié la teneur de propos de parents d’élèves de l’école Steiner-Waldorf de Strasbourg mettant en cause l’action de personnels de l’établissement à l’occasion d’une sortie scolaire et d’un hommage à M. Samuel Paty. Le journaliste n’aurait pas non plus vérifié les déclarations d’une conseillère municipale de la Ville de Strasbourg faisant état de violence physique dont certains enseignants feraient usage. L’association requérante considère ainsi que l’article accuserait sans preuve l’école Steiner et ses personnels en rendant compte de faits inexacts.

Selon l’Anpaps, requérante, les citations d’une porte-parole de la Fédération Steiner-Waldorf n’assureraient pas l’offre de réplique, et constitueraient « un contradictoire de façade », l’école en cause et la Fédération qui la représente n’ayant pas été interrogées sur les « accusations graves » relayées par Le Parisien. Enfin, l’Anpaps précise que « contacté et confronté sur X par un parent dont l’enfant a participé à la sortie scolaire, [le journaliste du Parisien] n’a pas donné de réponse à ce tweet ni même tenté de contacter le parent en question ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il « fait en sorte de rectifier rapidement toute information diffusée qui se révèlerait inexacte », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes français (1918-1938-2011).
  • Il « rectifie toute information publiée qui se révèle inexacte », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 6).
  • Il « s’efforcera par tous les moyens de rectifier de manière rapide, explicite, complète et visible toute erreur ou information publiée qui s’avère inexacte », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 6).
  • Lire aussi la recommandation du CDJM « Rectification des erreurs : les bonnes pratiques ».

Réponse du média mis en cause

Le 20 octobre 2023, le CDJM a adressé à M. Nicolas Charbonneau, directeur de l’information du Parisien/Aujourd’hui en France, avec copie à M. Martin Antoine, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 23 janvier 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ Titré « Randonnées sans manger, inhalation de fumées… Que se passe-t-il dans les écoles Steiner-Waldorf d’Alsace ? », l’article du Parisien en cause relate plusieurs faits survenus dans des écoles Steiner de la région où, selon une conseillère municipale de Strasbourg qui rapporte des propos de parents, seraient menées « des expériences extrêmes » et où des enseignants feraient « usage de violence physique contre les élèves pour faire régner l’ordre ».

Sont ainsi exposés :

  • une séance d’initiation à la combustion, évoquée par une parente d’élève d’une école à Wintzenheim – « Sophie » –, selon laquelle les élèves « [ont] été forcés d’inhaler des fumées dans une classe fermée après que cette enseignante a allumé un feu pour réaliser une expérience pédagogique » ;
  • un hommage à Samuel Paty qui n’aurait pas été respecté, selon une autre mère de famille – « Gabrielle » –, et à partir duquel « [son] enfant a commencé à être martyrisé et intimidé par des plus grands » sans que la direction de l’établissement ne réagisse ;
  • une sortie scolaire où « des élèves strasbourgeois de 12-13 ans sont partis randonner dans les Alpes pendant cinq jours sans s’alimenter le plus longtemps possible », selon un troisième parent – « Natacha » –, mère d’une fille de 13 ans scolarisée à l’école Steiner de Strasbourg.

En conclusion est mentionnée une citation de M. Grégoire Perra, ancien professeur des écoles Steiner et aujourd’hui adversaire résolu du mouvement, qui évoque « des cas de violences physiques mais aussi d’agressions sexuelles entre enfants ».

Sur les griefs d’accusations sans preuve et d’absence de vérifications

➔ Dans sa saisine, M. Nicolas Tavernier affirme, au nom de l’Association nationale pour la promotion et l’avenir de la pédagogie Steiner-Waldorf (Anpaps), que le journaliste… :

  • … « n’a pas vérifié l’information » rapportée par une mère d’élève de 13 ans scolarisée à l’école Steiner-Waldorf de Strasbourg (présentée sous le prénom de Natacha), selon laquelle, lors d’une sortie scolaire organisée au mois de juin, « des élèves strasbourgeois de 12-13 ans sont partis randonner dans les Alpes pendant cinq jours sans s’alimenter le plus longtemps possible ». « Outre le recoupage effectué par la Fédération des écoles Steiner-Waldorf attestant que les élèves ont bien été nourris durant l’excursion, explique l’association requérante en fournissant un lien vers un article du site de la Fédération consacré à de « Nouvelles rumeurs sur les écoles Waldorf », l’Anpaps a pu se procurer un message audio [disponible dans une publication du site de l’association, ndlr] d’une élève partageant ses souvenirs de la randonnée auprès de ses grands-parents à travers un message WhatsApp envoyé le lendemain, le 24 juin au matin [soit avant toute sortie d’information au sujet de cette randonnée, précise la requérante]. Dans [ce message], l’élève partage explicitement en détail des repas pris lors de la randonnée », contredisant le témoignage de la mère anonyme relayée par Le Parisien.
  • … n’a pas vérifié les dires d’une autre mère de famille (présentée sous le prénom de Gabrielle) auprès de la direction strasbourgeoise de l’école mise en cause – des propos relatifs à l’hommage à Samuel Paty et à des brimades. « Si [le journaliste du Parisien] avait vérifié son information auprès des responsables de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France, indique l’Anpaps, il aurait eu cette réponse [l’association fournit un lien renvoyant à un article du site de la Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf consacré à « la stigmatisation » des écoles Waldorf, ndlr] : un hommage à Samuel Paty respecté, mais adapté à l’âge des élèves. […] Contrairement à ce qui est également affirmé dans cet article, l’école Waldorf de Strasbourg n’a pas refusé de réaliser une minute de silence suite à la tragédie de Samuel Paty. Le collège pédagogique a décidé à l’époque que la minute de silence serait observée à partir de la sixième classe. Pour les enfants plus jeunes, conformément à un principe important au sein de la pédagogie Steiner Waldorf, cet hommage a été adapté à l’âge des élèves, et les classes de primaire ont eu un temps dédié qui convenait mieux à leur maturité émotionnelle. »
  • … n’a pas cherché à étayer par d’autres éléments les propos de Mme Pernelle Richardot, conseillère municipale de la ville de Strasbourg, selon laquelle « des parents [de l’école Steiner-Waldorf de Strasbourg lui] racontent des cas où les professeurs font usage de violence physique contre les élèves pour faire régner l’ordre. Mais aussi des expériences extrêmes ».
  • … n’a pas non plus cherché à étayer les propos de M. Perra qui évoque des accusations graves (« violences physiques mais aussi d’agressions sexuelles entre enfants »).

➔ À la lecture de l’article, le CDJM constate tout d’abord qu’à aucun moment le journaliste du Parisien ne fait état de ses propres investigations, ou de la moindre vérification de sa part, sur les faits qu’il relate sur la base de propos non recoupés. Il ne donne pas d’information sur les suites des accusations contenues dans les propos qu’il rapporte. Il ne montre pas qu’il a cherché à joindre les deux écoles concernées. Il clôt l’article par l’avis de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) qui avait dénoncé « le fonctionnement opaque des écoles Steiner-Waldorf ». Il est sans rapport avec les accusations portées par les témoignages. Le journaliste se contente de compiler des témoignages à charge, recueillis par lui ou rapportés par des tiers, sans véritablement chercher à répondre à la question que pose le titre de son article.

➔ Le CDJM estime donc qu’à défaut de pouvoir mener une enquête, l’auteur de l’article aurait dû au moins redoubler de prudence dans sa présentation, en usant systématiquement du conditionnel dans tous les faits rapportés, et en employant des verbes de citation susceptibles d’instaurer une distance avec les propos rapportés (par exemple, « affirme », « assure », « prétend »… et non « souligne », « explique », comme utilisés dans l’article).

Le grief d’accusation sans preuve est fondé.

Sur le grief d’absence d’offre de réplique

➔ L’association requérante considère que l’offre de réplique n’est pas assurée, mais constitue « un contradictoire de façade ». Selon elle, les propos, « mis en avant par le journaliste », de Mme Lucie Iskandar, porte-parole de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf, et ceux d’une ancienne élève et mère d’un enfant scolarisé à l’école Steiner-Waldorf de Strasbourg (présentée comme étant « Manon ») ne répondent ni à la question de la « violence physique sur les élèves pour faire régner l’ordre » ni aux « expériences extrêmes » évoquées par une élue strasbourgoise, qui se réfère elle-même à des propos de parents non cités par l’article.

L’Anpaps considère que « le journaliste réitère le procédé avec les propos de Grégoire Perra qui avance, à son tour, des accusations graves (“violences physiques mais aussi sexuelles d’agressions sexuelles entre enfants”) non vérifiées par le journaliste […] et auxquels [celui-ci] n’offre pas la possibilité à Lucie Iskandar et Manon de répondre ». Cette pratique de “semi-contradictoire” où sont enchaînés, à un rythme soutenu et strictement à charge, les propos non vérifiés de Gabrielle, Mme Richardot, Natacha et M. Perra contribue à nourrir des préjugés », estime l’Anpaps.

➔ Le CDJM constate que cinq des huit citations que comporte l’article sont accusatrices envers les écoles Steiner. Dans la mesure où il y a mise en cause grave, il estime que le journaliste aurait dû offrir aux responsables de l’école ou des écoles mises en cause la possibilité de répliquer. Or ces offres de réplique n’apparaissent pas dans l’article : le journaliste n’indique pas que les écoles concernées ou la Fédération qui les représente, ou les personnels mis en cause, n’ont pas voulu répondre aux accusations graves que Le Parisien a choisi de reprendre. L’offre de réplique est incomplète, car elle ne porte pas expressément sur toutes les accusations formulées. Le CDJM considère que la règle déontologique d’offre de réplique n’est pas respectée par Le Parisien.

Sur les griefs d’inexactitude et de non-respect de la véracité

➔ L’article du Parisien est constitué à base de citations non vérifiées, non recoupées et imprécisément sourcées. Le CDJM ne peut donc se prononcer sur la véracité de ces témoignages ni sur celle des faits rapportés par ces témoignages, sauf à mener lui-même une enquête, ce qui n’est pas son rôle. Il considère donc que le grief d’inexactitude n’est pas établi.

Sur le grief de non-rectification d’une erreur

➔ Le grief d’inexactitude et de non-respect de la véracité n’étant pas établi, le CDJM estime que celui de non rectification d’une erreur ne peut l’être en conséquence.

Enfin, l’association requérante précisant que le journaliste du Parisien a été contacté postérieurement à la publication de l’article par des parents « pour attester que ce qu’il avait écrit était inexact » ou par l’Anpaps elle-même « afin d’ouvrir le dialogue et corriger les nombreuses inexactitudes » que celui-ci contiendrait selon elle, le CDJM rappelle que toute personne, physique ou morale, dès lors qu’elle est mentionnée ou identifiable dans un article, dispose d’un droit de réponse en vertu de l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse – ce qui ne relève pas du champ de compétence du CDJM, mais de la justice pénale.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 23 janvier 2024 en séance plénière, estime que Le Parisien a enfreint les règles déontologiques de vérification des informations avant parution, de ne pas procéder à des accusations sans preuves, de proposer une offre de réplique à des personnes mises en causes en leur exposant l’intégralité des faits qui les concernent.

En revanche, le CDJM ne considère pas que Le Parisien a enfreint les règles déontologiques de respect de l’exactitude et de la véracité et de non rectification d’une erreur.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

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