Adopté en réunion plénière du 23 janvier 2024 (version PDF)
Description de la saisine
Le 2 octobre 2023, M. Émile Kowalski a saisi le CDJM à propos de l’émission « Morandini live » diffusée le 28 septembre 2023. M. Kowalski estime que cette émission ne respecte pas l’exactitude et la véracité lorsqu’elle affirme qu’un collège de Pau aurait fourni des salles de prière « [cédant] aux pressions de parents musulmans ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-1938-2011).
- « La notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources » selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-1938-2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
- Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
- « La notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne prévaudra pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause. » selon de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
Réponse du média mis en cause
Le 9 octobre 2023, le CDJM a adressé à M. Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, avec copie à M. Jean-Marc Morandini, producteur de l’émission « Morandini Live », un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 23 janvier 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ L’émission “Morandini Live” est présentée par Cnews comme un programme de « décryptage, analyse, reportage et débats autour de l’actualité des médias ». Dans l’édition du 28 septembre, M. Jean-Marc Morandini annonce :
« Je voulais qu’on parle ce matin de ce qui se passe à Pau, où un collège a été obligé de céder aux pressions de parents musulmans pour mettre à la disposition des élèves des salles de prière à l’occasion d’un voyage scolaire de géologie organisé dans les Pyrénées. Les parents ont dit “s’il n’y a pas de salle de prière, nos enfants ne viendront pas”. Je vous propose d’écouter ce qui s’est passé précisément… On est avec le journaliste de Valeurs actuelles Edouard Lavollé qui a révélé cette affaire. Écoutez. »
Suit une intervention enregistrée du journaliste de Valeurs actuelles, auteur d’un article publié le 27 septembre 2023 sur le site du magazine avec le titre « Pau : un collège met à disposition des salles de prière pour ses élèves lors d’un voyage scolaire ». M. Lavollé explique qu’il s’agit d’un voyage organisé chaque année par ce collège dans le cadre des cours de sciences et vie de la Terre, et qu’« on [Valeurs actuelles, ndlr] a été alerté par le collectif Parents vigilants, qui est un collectif qui alerte sur les dérives wokistes, islamistes au sein des établissements ». Le journaliste poursuit en disant que « le voyage en question […] était conditionné à la mise à disposition, justement, de salles de prière pour les élèves musulmans […], les parents d’élèves musulmans menaçaient de ne pas financer ce voyage si les salles de prière n’étaient pas mises à disposition. Donc la loi du nombre a fait que l’établissement a cédé face à ces revendications communautaristes au grand dam des enseignants. »
À l’issue de cette diffusion, M. Morandini lance une discussion avec les personnes présentes en plateau en disant : « C’est un scandale, ce qu’il s’est passé ? » La discussion se poursuit sur ce thème et celui de « l’offensive islamique à l’école » entre M. Arnaud Benedetti, présenté comme « communicant », M. Denis Cieslik, présenté comme « haut fonctionnaire », Me Maxime Thiebaut et Mme Karima Katim, présentée comme « sans étiquette » [elle est élue locale en Seine-Saint-Denis, ndlr]. Pendant toute la durée de cette séquence, le bandeau en bas de l’écran indique : « Pau : un collège cède aux pressions de parents musulmans. »
➔ Le requérant indique dans sa saisine que « toutes ces affirmations sont fausses : comme l’a précisé le rectorat, les parents ayant demandé ce dispositif n’étaient pas uniquement musulmans, mais aussi d’autres confessions [en fait, deux confessions sont concernées, ndlr], un seul espace a été mis en place pour permettre aux élèves qui le souhaitent de pratiquer leur religion (il ne s’agit donc pas de “salles de prière”), et ce n’est absolument pas illégal, bien au contraire, l’Éducation nationale étant tenue de garantir la liberté de conscience des élèves. »
Le CDJM a consulté deux courriers adressés aux parents d’élèves et aux enseignants par la principale du collège le 28 septembre 2023. Dans le premier sont précisées « les possibilités légales de pratiques cultuelles prévues par la loi française : cf. la fiche 14 du Vademecum de la laïcité, qui indique qu’en cas de sorties avec nuitées ou voyages scolaires à l’école, au collège et au lycée, “aucune mise à disposition de lieu de culte collectif lors de ces activités n’est possible. Néanmoins, chaque élève pourra bénéficier d’un temps dédié relevant de sa sphère privée en dehors des activités communes”. »
La principale a également précisé dans la lettre aux enseignants du collège que « certaines familles [ayant émis] le souhait que leur enfant puisse avoir un temps de prière », il leur a été indiqué les dispositions de la « loi française et [du] vacemecum de la laïcité [qui] permettent la mise à disposition, quand la famille et/ou l’élève le demande, d’une pièce où il puisse s’isoler afin de pouvoir faire une prière […] tant que cela n’impacte pas les activités pédagogiques prévues lors du séjour ».
Le CDJM a constaté également que le 29 septembre 2023, le rectorat, cité par le quotidien Sud Ouest, indique que « deux familles de confession différentes se sont signalées pour pouvoir pratiquer de manière individuelle et isolée leur culte ».
➔ Le CDJM ne se prononce que sur l’acte journalistique tel qu’il a été diffusé le jeudi 28 septembre au matin par CNews. Or à cette date, M. Morandini ne disposait que d’une seule source, citée par Valeurs actuelles, que ni lui ni le journaliste de Valeurs actuelles n’identifient clairement : il s’agit d’un message du 27 septembre 2023 sur le compte sur X (ex-Twitter) de Mme Annick Pillot, déléguée départementale de la formation politique Reconquête. Celle-ci publie un texte dans lequel elle interroge la direction du collège de Pau sur ce qu’elle « vient d’apprendre », à savoir que vont être « [mises] à disposition de certains élèves des salles de prière » et questionne : « Vous auriez pris cette décision sous la pression d’un collectif de parents d’élèves de confession musulmane. […] Nous vous demandons de nous confirmer cette mise à disposition de salles de prière. » Le CDJM souligne que cette lettre ouverte reste vague sur la réalité de ce qu’il s’est passé, et en demande in fine une confirmation au collège de Pau.
Ni M. Morandini, ni le journaliste de Valeurs actuelles qui fait le récit de « l’affaire », ni les chroniqueurs qui débattent ensuite ne relèvent que cette source unique ne conclut pas définitivement. Les éléments disponibles le 28 septembre 2023 au matin ne permettent donc pas, comme l’a fait M. Morandini, d’affirmer comme un fait établi qu’« un collège a été obligé de céder aux pressions de parents musulmans pour mettre à la disposition des élèves des salles de prière ». Pas plus que d’écrire dans un bandeau sur l’écran : « Pau : un collège cède aux pressions de parents musulmans. » Il n’est apporté aucun élément de preuve des « pressions » qu’aurait subies le collège, ni aucune indication sur le nombre des familles ; l’expression « la loi du nombre » employé par le journaliste de Valeurs actuelles dans son témoignage sur CNews renvoie à l’image d’une foule exerçant une forte pression, mais on est dans le domaine de la suggestion et de l’interprétation, pas de l’exposé de faits et de données chiffrées vérifiés auprès de plusieurs sources indépendantes.
Le CDJM note également que M. Morandini fait une citation inauthentique lorsqu’il affirme que « les parents ont dit “si il n’y a pas de salle de prière, nos enfants ne viendront pas” ». Ces propos ne figurent ni dans l’article de Valeurs actuelles, ni dans l’intervention du journaliste de l’hebdomadaire sur CNews.
Les chartes déontologiques précisent que « la notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources » et demandent aux journalistes d’accompagner les informations qu’ils publient « si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ». Elles soulignent en outre qu’« un journaliste tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire […], la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles ».
En l’occurrence, ces bonnes pratiques déontologiques ont été ignorées, conduisant à diffuser une information finalement inexacte.
➔ Le CDJM a constaté que, le 23 janvier 2023, l’émission en cause était toujours disponible sur le site de CNews, sans aucune mention précisant les faits tels qu’ils ont été établis depuis.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 23 janvier 2024 en séance plénière, estime que l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité n’a pas été respectée par CNews.
La saisine est déclarée fondée.
Cet avis a été adopté par consensus.