Avis sur la saisine n° 23-086

Adopté en réunion plénière du 9 janvier 2024 (version PDF)

Description de la saisine

Le 24 août 2023, Mme Emmanuelle Bialas, agissant au nom de la Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf, en qualité de présidente, a saisi le CDJM à propos d’une séquence vidéo diffusée le 27 juin 2023 sur le site de la chaîne BFM Alsace. Intitulée « Alsace : les écoles Steiner-Waldorf accusées de dérives sectaires », elle relate notamment un dépôt de plainte relatif à une « expérience » menée dans l’une de ces écoles : un feu allumé par une enseignante dans sa salle de classe. Elle formule plusieurs griefs : non-respect de l’exactitude et de la véracité, non-respect de l’offre de réplique, altération de document, partialité.

La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf conteste la façon dont les faits sont rapportés par BFM Alsace, qu’elle accuse de « porter atteinte à l’honneur et à la considération de [ses] écoles, qui ne peuvent pas s’exprimer ni se défendre ». Elle estime que plusieurs points évoqués sont inexacts et que « le ton du journaliste est à charge ». Elle rappelle qu’aucune école labellisée par la fédération « n’a jamais fait l’objet de plainte pour “dérive sectaire” ou “sectarisme”, comme le confirme la Miviludes dans un article publié au printemps 2023 ».

Elle estime enfin que la partialité dont aurait fait preuve BFM Alsace se révèle dans le peu de cas, voire « l’altération » que la rédaction de BFM aurait fait, selon elle, du courriel de réponse qui lui a été adressé lorsqu’elle a été interrogée par celle-ci. « Au lieu de lire la réponse de la Fédération ou de laisser le temps au spectateur de lire les propos de la Fédération, indique la requérante, ceux-ci sont diffusés [pendant une dizaine de] secondes avec une vue partielle en copie d’écran de basse qualité ne permettant pas une lecture complète de la réponse apportée par la Fédération, laquelle précise que l’expérience a été menée sans l’autorisation de la direction de l’établissement et que l’enseignante a fait l’objet d’une mesure disciplinaire. »

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
  • Il « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; il ne supprimera pas les informations essentielles et n’altérera pas les textes et les documents », selon la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).

Réponse du média mis en cause

Le 5 septembre 2023, le CDJM a adressé à Mme Camille Langlade, directrice des rédactions de BFM régions, avec copie à Mme Anna Britz, cheffe du bureau de BFM Alsace, et à M. Matthieu Chanvillard, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 9 janvier 2024, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ La séquence vidéo en cause, de 2 min 23 s, accessible sur le site de BFM Alsace sous le titre : « Alsace : les écoles Steiner-Waldorf accusées de dérives sectaires », est un dossier de la rédaction sous forme d’un échange en direct en plateau entre journalistes accompagné d’un témoignage filmé, le tout comportant comme bandeau incrusté : « Que se passe-t-il dans les écoles Steiner ? ».

Après avoir rappelé que trois écoles dispensent cette pédagogie alternative en Alsace à un millier d’élèves, le présentateur évoque dans son lancement « l’atmosphère ésotérique » qui y régnerait « selon ses détracteurs » et des « suspicions de dérives sectaires », ainsi qu’un dépôt de plainte de parents d’élèves. Le journaliste M. Matthieu Chanvillard détaille alors cette plainte relative à un feu allumé en mai 2023 dans une classe durant un cours dans une école de Wintzenheim (Haut-Rhin). Son intervention est entrecoupée d’un témoignage anonyme d’une personne floutée, présentée comme une mère d’une des familles ayant déposé plainte, qui affirme que cette « expérience » n’est pas un acte isolé. Puis le journaliste élargit le sujet à d’autres situations qualifiées par le présentateur d’« incidents ». « Ces écoles sont interdites en Suède, où la réglementation est très contraignante, en Angleterre également », précise-t-il, avant d’évoquer des témoignages recueillis auprès d’anciens élèves et de parents faisant état de « faits de harcèlement » de la part d’élèves ou d’enseignants.

M. Chanvillard donne alors la position de ces écoles (« les écoles se revendiquent d’une pédagogie moderne, alternative et émancipatrice et vers la liberté »), celle de leurs détracteurs (qui évoquent « des dérives sectaires »), tandis qu’une réponse écrite « des responsables des écoles Steiner » est présentée à l’antenne en toile de fond durant treize secondes (le journaliste précise que ceux-ci n’ont pas souhaité répondre directement aux questions de BFM Alsace). Le journaliste indique encore que ces responsables « réfutent les accusations de dérives sectaires », tandis qu’une exergue d’un rapport de la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) apparaît à l’écran : « Le fonctionnement particulièrement opaque de ce mouvement qui cible un public vulnérable, implique de s’interroger sur la mise en oeuvre d’une potentielle emprise mentale. »

Sur le grief d’inexactitude et d’atteinte à la véracité

➔ La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France estime que BFM Alsace a commis plusieurs inexactitudes :

  • en se trompant sur le nom de la commune où les faits se seraient déroulés (« Wittenheim » au lieu de Wintzenheim) ;
  • en affirmant que « l’expérience a été justifiée par l’établissement auprès des parents », alors que c’est l’enseignante qui, selon elle, lors d’une réunion de classe le soir même, « a informé du déroulé de l’expérience, sans en référer avant à la direction de l’établissement, que ce soit pour la réalisation de l’expérience et pour la communication aux parents » ;
  • en affirmant que les écoles Waldorf sont interdites en Suède et en Angleterre, « ce qui est factuellement erroné » ;
  • en décrivant les faits « tels que racontés par l’une des deux familles qui a porté plainte, sans préciser que cette famille a fait l’objet d’une information préoccupante pour violence à la maison dans les mois précédents et sans préciser que les autres parents de la classe n’ont pas eu le même écho de leur enfant, les élèves ayant la possibilité de sortir à tout moment et l’expérience n’ayant duré que quelques minutes en tout et pour tout ».

➔ Le CDJM observe, sur le premier point, que le journaliste de BFM Alsace, s’il se trompe en prononçant le nom de la commune (« Wittenheim » au lieu de Wintzenheim), ne saurait se voir reprocher une faute déontologique dans la mesure où le lancement de son sujet par le présentateur de l’émission ne laissait, lui, aucune ambiguïté sur l’école concernée. Ce dernier énonce en effet correctement les trois établissements Steiner présents en Alsace, dont celui de Wintzenheim, de sorte que le nom de cette commune, certes écorché peu après, ne prêtait pas réellement à confusion.

Sur le deuxième point, le CDJM constate que, dans la réponse écrite de la requérante qui est projetée à l’écran à 1 min 58 s du dossier de la rédaction et que l’on peut lire en effectuant un arrêt sur image, celle-ci contestait effectivement, avant la diffusion du sujet, que l’expérience ait été « justifiée par l’établissement auprès des parents », comme l’affirme BFM Alsace. « [L’enseignante n’avait pas] demandé l’autorisation de sa direction pour cette expérience en intérieur, lit-on à l’écran. […] Elle a donc fait l’objet d’une sanction disciplinaire. » En relevant que le journaliste omet ce point de vue contradictoire dans la présentation de ce qu’il nomme « les faits », le CDJM considère que BFM Alsace n’a pas respecté l’obligation déontologique d’exactitude et de respect de la véracité.

De même, le CDJM constate qu’il était relativement aisé de s’assurer que les écoles Steiner-Waldorf ont bien pignon sur rue en Suède et en Angleterre, et ne sont pas interdites comme l’affirme BFM Alsace, à qui l’on peut donc reprocher une faute déontologique sur ce point. Les sites de ces écoles sont facilement accessibles en ligne (voir les sites locaux Waldorf pour la Suède et Waldork UK pour le Royaume Uni), ainsi que la carte de leurs implantations.

S’agissant, enfin, de l’omission des informations selon lesquelles l’une des deux familles ayant porté plainte « faisait l’objet d’une information préoccupante pour violence à la maison dans les mois précédents » et que « les autres parents de la classe n’ont pas eu le même écho de leur enfant, les élèves ayant la possibilité de sortir à tout moment et l’expérience n’ayant duré que quelques minutes en tout et pour tout », le CDJM estime qu’elle n’était pas de nature à attenter à l’exactitude et à la véracité du dépôt de plainte relaté par le journaliste à l’antenne. En revanche, le CDJM considère qu’il appartenait à ce dernier de « sourcer » clairement son récit de ce qu’il nommait « les faits » en mentionnant clairement d’où il tenait ses informations sur des faits non contradictoirement établis.

Sur l’absence d’offre de réplique et l’altération d’un document

➔ La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France estime que l’obligation déontologique d’offre de réplique n’a pas été respectée dans la mesure où sa réponse par écrit aux questions du journaliste de BFM Alsace n’a pas été lue ou n’a pas été correctement présentée à l’antenne. Elle considère que cette réponse a été altérée en raison de sa présentation rapide à l’écran (treize secondes) pendant que le journaliste parlait par ailleurs.

➔ Le CDJM observe tout d’abord que si la requérante souhaitait développer ses arguments d’une meilleure façon pour être exploitée par un média audiovisuel, elle avait l’opportunité de choisir un autre moyen qu’un seul document écrit. Le CDJM relève, par ailleurs, que le choix de la présentation de cette réponse à l’écran revient de plein droit à BFM TV Alsace. Cependant, il constate aussi que la courte durée et le mode d’affichage ne permettent pas de saisir convenablement la teneur de la réponse des écoles Steiner. Et, surtout, il prend acte de ce que BFM Alsace n’a pas respecté le contenu de la réponse faite, qui contestait la présentation des « faits » relatés à l’antenne (lire ci-dessus).

En conséquence, le CDJM considère que l’obligation déontologique d’offre de réplique n’a pas été respectée, mais que le grief d’altération de document ne peut être retenu, au sens des chartes éthiques portant sur l’altération d’un document (qui suppose une atteinte physique à un texte ou à une image).

Sur le grief de partialité

➔ La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France évoque un déséquilibre dans la présentation qui est faite des écoles Steiner : « Une enquête [sur les faits relatés par BFM Alsace] a été ouverte dont les conclusions ne sont pas encore disponibles. Le seul témoin présente un témoignage entièrement à charge et sans preuve. De plus, le présentateur [du sujet] parle des écoles Waldorf en utilisant les termes “atmosphère ésotérique pour les détracteurs de la chose”. Si ces expressions peuvent constituer des opinions de la part de leurs auteurs, force est de constater qu’elles ne sont absolument pas contrebalancées par des informations susceptibles de les contredire. Les journalistes n’ont en effet pas cherché à présenter des points de vue contradictoires : tous à charge et ont le même avis sur les écoles Waldorf. […]. » BFM Alsace, selon la requérante, « manque à son devoir d’impartialité en parlant de “suspicion de dérives sectaires” et en présentant une information tronquée. […] Tout est utilisé dans cette vidéo pour faire penser aux spectateurs que les écoles Waldorf seraient dangereuses et sectaires. »

➔ Si BFM Alsace a commis des inexactitudes et des imprécisions par manque de vérifications, et, surtout, a manqué de précision en omettant de mentionner la source du récit des événements supposément survenus à l’école Steiner de Wintzenheim (selon la plainte déposée et relatée à l’antenne), le CDJM ne peut suivre la requérante dans son argumentation tendant à faire valoir que le média aurait été partial dans le traitement de l’information, dès lors : 

  • que le média s’est rapproché d’elle pour obtenir sa version des événements et lui a offert de s’exprimer – ce qu’elle a refusé de faire directement, mais seulement par écrit ;
  • qu’il a rappelé qu’une instruction des plaintes déposées concernant l’école de Wintzenheim était en cours ;
  • et que le média a rapporté, sans prendre position, tant la mouvance pédagogique dans laquelle les écoles Steiner-Waldorf se revendiquent (« une pédagogie moderne, alternative, émancipatrice et vers la liberté ») que la position de ses détracteurs qui lui attribuent des « dérives sectaires ».

Certes, le faible cas apparemment fait par BFM de sa réponse écrite (et notamment de ce que la requérante contestait la version des événements survenus dans une classe de l’école de Wintzenheim) peut légitimement lui laisser penser qu’un biais a présidé au traitement de l’information. Cependant, le CDJM estime que seules des négligences sont en cause ici, sur une matière particulièrement teintée du jugement porté par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) sur les écoles Steiner. Ce dernier est rappelé en chute du sujet de BFM : « Le fonctionnement particulièrement opaque de ce mouvement qui cible un public vulnérable, implique de s’interroger sur la mise en œuvre d’une potentielle emprise mentale » sur ses membres.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 9 janvier 2024 en séance plénière, estime qu’au regard des chartes auxquelles il se réfère, BFM Alsace a enfreint l’obligation déontologique d’exactitude et de respect de la véracité sur certains des points soulevés par la saisine, ainsi que celle d’offre de réplique, mais que la chaîne n’a ni altéré de document, au sens des chartes éthiques, ni fait preuve de partialité.

La saisine est déclarée partiellement fondée.

Cet avis a été adopté par consensus.

close Soutenez le CDJM !