Avis sur la saisine n° 23-072

Adopté en réunion plénière du 14 novembre 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 11 juillet 2023, M. Florian Boulanger a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 10 juillet 2023 sur le site de L’Indépendant et titré « Disparition d’Émile, 2 ans et demi : “Le diable l’emmenait régulièrement dans la montagne…”, le mystérieux message de “la maman” du petit garçon ».

M. Boulanger formule deux griefs : atteinte à l’exactitude et la véracité, atteinte au respect de la dignité humaine. Le requérant estime que « le titre de l’article est formulé de manière à laisser volontairement penser que les termes utilisés par la mère […] – “le diable l’emmenait régulièrement dans la montagne” – concernent le petit garçon disparu. Or, relève-t-il, la lecture de l’article nous apprend que l’histoire concerne le récit d’une légende locale et que ce n’est pas du tout le petit garçon qui est désigné par le pronom “l’” ».

Par ailleurs, M. Boulanger note que ces propos sont attribués à la mère de l’enfant, sans que la rédaction ait été en mesure de pouvoir identifier formellement leur auteur. « Il s’agit de toute évidence d’une volonté d’attirer les internautes en leur laissant croire que la mère de l’enfant tient d’étranges propos mystiques à son sujet, ce qui la rend suspecte », estime-t-il.

Enfin, « la mère de cet enfant disparu [étant] volontairement présentée par le titre comme une illuminée sur laquelle pourraient se porter les soupçons », le requérant considère que « cet article vient lui enfoncer encore plus la tête sous l’eau, en sacrifiant sa dignité sur l’autel de la monétisation [le mot fait référence ici aux revenus publicitaires engendrés par les visites d’internautes sur la page web concernée, ndlr] ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1 ).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves […] la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il « respecte la dignité́ des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « respectera la dignité́ des personnes citées et/ou représentées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article no 8).

Réponse du média mis en cause

Le 25 juillet 2023, le CDJM a adressé à M. Alain Baute, directeur délégué, responsable de la rédaction de L’Indépendant, avec copies à M. Pierre Mathis, rédacteur en chef, et M. Matthieu Terrats, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.

À la date du 14 novembre 2023, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ L’article en cause, intitulé « Disparition d’Émile, 2 ans et demi : “Le diable l’emmenait régulièrement dans la montagne…”, le mystérieux message de “la maman” du petit garçon », est un bref texte en ligne diffusé le 10 juillet 2023. Il fait le point sur les recherches menées pour retrouver Émile, un enfant de 2 ans et demi, disparu deux jours auparavant alors qu’il se trouvait dans la commune du Vernet (Alpes-de-Haute-Provence). L’article évoque, de même, l’existence d’un groupe « Prions pour Émile » constitué sur Facebook, « qui compte déjà plus d’un millier de membres ». Il fait également mention d’un post signé « La maman d’Émile », écrit à partir d’un compte dont L’Indépendant précise qu’il n’a pas pu vérifier l’authenticité, et qui est ainsi libellé sous forme d’un appel à prière : « Veuillez prier la vénérable sœur Benoîte Rencurel, mystique des apparitions du Laus. Le diable l’emmenait régulièrement dans la montagne pour la persécuter et les anges la ramenaient. »

Sur le non-respect de l’exactitude et de la véracité

➔ La requête de M. Boulanger vise tout d’abord le titre de l’article, dont les termes seraient démentis par le contenu même du texte : « Le titre de l’article, écrit-il, est formulé de manière à laisser volontairement penser que les termes utilisés par la mère (qu’ils ne sont même pas en mesure d’identifier formellement comme telle), “le diable l’emmenait régulièrement dans la montagne” concernent le petit garçon disparu. Or la lecture de l’article nous apprend que l’histoire concerne le récit d’une légende locale et que ce n’est pas du tout le petit garçon qui est désigné par le pronom “l’”. »

Le CDJM constate que le titre de l’article est formé par l’enchaînement et la juxtaposition de trois segments, séparés par un deux-points puis une virgule :

  • d’abord « Disparition d’Émile, 2 ans et demi » ;
  • ensuite « “Le diable l’emmenait régulièrement dans la montagne…” » ;
  • enfin « le mystérieux message de “la maman” du petit garçon ».

Cette construction laisse penser que, selon un message de sa mère, le diable emmenait régulièrement Émile dans la montagne – ce que ne disent ni le message publié sur Facebook, ni le contenu de l’article l’évoquant.

Le CDJM considère que, pour ce titre en ligne, la règle déontologique imposant le respect de l’exactitude et de la véracité a été enfreinte. Il note cependant qu’avec un système de titraille classique en presse écrite (surtitre, titre et sous-titre se distinguant par des polices et des corps de caractères différents), le contresens eût été moins évident, du fait de l’indépendance des niveaux de lecture. Dans un tel contexte, le deuxième segment aurait eu valeur de titre « incitatif », autrement dit intriguant, et non informatif.

Sur le non-respect de la dignité humaine

➔ Le CDJM observe que, dans le corps de l’article, les adjectifs « mystique » et « mystérieux » contribuent en effet à donner une image particulière de celle qui est présentée comme la mère d’Émile. Le journaliste ne produit aucun autre commentaire présentant cette femme comme une « illuminée », telle que la perçoit le requérant dans sa saisine, et se limite à indiquer qu’elle aurait posté un message sur Facebook.

Il n’en demeure pas moins que l’enchaînement des termes de la titraille tel qu’analysé précédemment contribue à donner de celle qui est présentée comme la mère de l’enfant une image qui atteint à sa dignité. Le CDJM considère donc que le grief d’atteinte à la dignité humaine est fondé.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 14 novembre 2023 en séance plénière, estime que L’Indépendant a enfreint la règle déontologique de respect de l’exactitude et de la véracité, et celle de respect de la dignité humaine.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise à la majorité, à l’issue d’un vote (22 pour, 2 contre, 1 abstention).

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