Avis sur les saisines n° 23-043 et similaires

Adopté en réunion plénière du 13 février 2024 (version PDF)

Description des saisines

Les 13 et 14 juin 2023, MM. Christophe Arnold, Johann Just, Quentin Revert et Vincent Roux ont saisi dans des termes identiques le CDJM à propos d’un article publié sur le site du magazine Le Point le 9 juin 2023, sous le titre « Bayer, Syngenta : des fabricants de pesticides ont-ils vraiment menti sur la toxicité de leurs produits ? ».

Dans leur texte commun, les quatre requérants estiment d’une part que l’article, signé de M. Erwan Seznec et Mme Géraldine Woessner, « [véhicule] des informations fausses ou trompeuses ». Ils estiment que, « contrairement à ce qu’affirme l’étude [de l’université de Stockholm dont il traite], l’article sous-entend [qu’il] n’y a pas eu dissimulation d’informations de la part de firmes agrochimiques ». Ils pointent « une décrédibilisation » du travail scientifique qui y est associé « au monde militant anti-pesticides », et regrettent les critiques formulées contre d’autres médias, accusés « d’avoir repris “sans distance” les conclusions de l’étude ». Ils regrettent enfin que l’article du Point « minimise les connaissances établies sur le lien entre les troubles neurodéveloppementaux et l’exposition aux pesticides ».

Les quatre requérants reprochent d’autre part aux auteurs de ne pas avoir contacté avant publication ni les deux chercheurs auteurs de l’étude « pour les faire réagir sur les accusations ou insinuations portées à leur encontre », ni un média (le quotidien Le Monde) qu’ils critiquent pour avoir repris « sans distance » ce travail scientifique.

Recevabilité

Dans sa réponse au CDJM (lire plus bas), Mme Géraldine Woessner regrette que le CDJM n’ait pas « cherché à connaître l’origine de cette plainte, […] parvenue en des termes similaires de la part de militants n’ayant pas connaissance de ce dossier ». Elle explique que cette saisine a en fait été rédigée par une personne tierce, dont elle communique au CDJM l’identité, la profession et le pseudonyme utilisé sur un réseau social, en l’accusant de pratiquer un « harcèlement anonyme » à son encontre. Elle dénonce une « manœuvre » de la part de cet utilisateur et regrette que le CDJM considère « “recevable” un argumentaire militant diffusé par un anonyme, assis sur la délation ».

S’il déplore que des journalistes puissent subir du harcèlement sur les plateformes en ligne, le CDJM note que les quatre saisines sont recevables selon les critères de son règlement intérieur. Les requérants n’ont pas cherché à dissimuler leur identité, et rien ne leur interdit de motiver leurs griefs par un argumentaire commun.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

D’une part, sur le respect de l’exactitude et de la véracité :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918-1938-2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

D’une part, sur l’obligation de fournir une offre de réplique :

  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
  • Il « fera preuve de confraternité et de solidarité à l’égard de ses consœurs et de ses confrères, sans renoncer pour la cause à sa liberté d’investigation, d’information, de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 12).

Réponse du média mis en cause

Le 3 juillet 2023, le CDJM a adressé à Mme Valérie Toranian, directrice de la rédaction du Point, avec copie à M. Erwan Seznec et Mme Géraldine Woessner, journalistes, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 6 juillet 2023, le CDJM a reçu une première réponse de la part de M. Seznec, présentée comme « personnelle » et « qui n’engage ni [sa] collègue Géraldine, ni Le Point ». Quant à la recevabilité de la saisine, il formule une réserve similaire à celle de Mme Woessner (lire plus haut). Il note aussi que la saisine envoyée par les quatre requérants utilise la « tactique […] du tapis de bombes : des textes longs, riches en liens, renvoyant vers des études qui ont vocation à sidérer, davantage qu’à être lues. » Il explique aussi que « le dossier qui nous occupe atteint à ce stade un degré de précision qui le rend inaccessible au plus grand nombre : il s’agirait de répondre à des réactions à un article réagissant à un article, traitant lui-même d’une étude qui traitait d’études postérieures ».

Sur le fond, il explique avoir « pris la peine » de lire « une seule des études » mises en avant par les requérants dans leur saisine, qui concerne l’éventualité d’un lien entre troubles du spectre de l’autisme et exposition aux pesticides. Il considère que ce travail dit « exactement le contraire de ce que soutient la saisine ». Ayant fait ce constat, il indique au CDJM qu’il ne prendra pas « davantage le temps de répondre en détail ».

Le 12 juillet 2023, le CDJM a reçu une seconde réponse, de la part de Mme Woessner, également présentée comme « personnelle » et n’engageant « ni [son] confrère Erwan Seznec, ni Le Point ». Elle explique que l’objet de l’article publié était « de rétablir une information fiable, afin d’enrayer la vague de désinformation provoquée par cette étude ». Elle regrette que le CDJM n’ait pas lui-même « investigué » sur les « éléments “factuels” […] soutenant » les saisines, ajoutant que « la vérification des faits [leur] a demandé une dizaine de jours de travail ».

Elle répond ensuite point par point aux griefs formulés par les requérants (lire plus bas), avant de conclure ainsi son courrier au CDJM :

« La connaissance, et la recherche d’une juste information, ne consistent pas à recopier sans distance l’argumentaire d’un lobby ou les commentaires erronés portant sur une étude que les faits et données contredisent. La récente crise du Covid a montré à quel point nos lecteurs étaient devenus perméables aux thèses complotistes. Celle consistant à faire croire qu’au sujet des pesticides, un vaste complot mondial conduit les agences sanitaires du monde entier à mentir au peuple afin de l’empoisonner, avec la complicité d’entreprises prédatrices et de politiques vendus, est l’une des pires de toutes. »

Analyse du CDJM

➔ En préambule, le CDJM rappelle que son rôle se limite à l’analyse du respect des règles de déontologie figurant dans les chartes dont la profession de journaliste s’est dotée. Il ne lui appartient donc pas de se prononcer sur l’intérêt scientifique réel d’une étude, encore moins de trancher un débat entre spécialistes sur la dangerosité des substances concernées.

➔ L’article visé par ces saisines est publié sur le site de l’hebdomadaire Le Point sous le titre « Bayer, Syngenta : des fabricants de pesticides ont-ils vraiment menti sur la toxicité de leurs produits ? », suivi du chapô (texte introductif) suivant : « ENQUÊTE. Deux chercheurs suédois accusent des géants des pesticides d’avoir dissimulé la neurotoxicité de leurs produits. Avec des arguments poussifs… »

Il revient sur une étude conduite par deux chercheurs de l’université de Stockholm (Suède), « le chimiste Axel Mie […] et la toxicologue Christina Rudén », et publiée le 1er juin 2023 dans la revue Environmental Health. Selon leurs conclusions, plusieurs fabricants de pesticides (dont les firmes Bayer et Syngenta) ont omis de transmettre aux autorités européennes des résultats de tests de toxicité de leurs produits. Ces études dits DNT (pour developmental neurotoxicity) n’ont donc pu être examinées avant que l’autorisation de mise sur le marché des produits concernés soit délivrée.

Contestant les résultats de cette recherche, M. Erwan Seznec et Mme Géraldine Woessner multiplient les critiques sur la méthode employée et les conclusions tirées. À la fin de leur texte, ils reprennent la proposition de réforme faite par les chercheurs (rapporter systématiquement tous les résultats aux autorités) et reconnaissent qu’elle est « dictée par le souci de la santé publique », avant d’ajouter : « Mais faut-il vraiment déformer la réalité pour la mettre en avant ? »

Avant cette « chute », l’article regrette aussi « la reprise sans distance par une partie de la presse française des conclusions de l’étude ». Les auteurs citent des extraits d’un article sans mentionner le média qui l’a publié, mais en ajoutant sur les mots « une partie de la presse française » un lien hypertexte permettant de le consulter. Publié par le quotidien Le Monde le 1er juin 2023, il est titré « Des géants des pesticides accusés d’avoir dissimulé la toxicité de leurs produits pour le cerveau en développement ». L’article du Point en conteste notamment l’attaque, estimant qu’il contient « des commentaires établissant un lien direct entre l’utilisation de produits phytosanitaires et la “forte augmentation” des “troubles du neurodéveloppement (autisme, déficit de l’attention et hyperactivité, handicaps intellectuels, etc.)” en Europe, [ce qui] a fait bondir de nombreux spécialistes… ».

Sur l’absence d’offre de réplique

➔ Les requérants regrettent que M. Mie et Mme Rudén, les deux chercheurs scandinaves dont l’étude est reprise en détail, n’aient pas été interrogés par les auteurs, notamment « pour les faire réagir sur les accusations ou insinuations portées à leur encontre ». Dans sa réponse au CDJM, Mme Woessner indique que « [cet] article traitant d’articles réagissant à la publication de l’étude mentionnée, une interview de ses auteurs […] aurait été sans objet ». Elle ajoute que « les critiques que nous adressons à l’étude sont explicitement reconnues par les auteurs eux-mêmes, qui les détaillent noir sur blanc dans leur publication ».

Le CDJM note que l’article ne se contente pas de résumer de façon neutre les conclusions de l’étude suédoise, mais qu’elle est présentée sous un jour négatif à plusieurs reprises. Le chapô évoque ainsi les « arguments poussifs » du travail publié. Plus loin, le texte affirme que, malgré les limites de leur travail, les chercheurs « n’hésitent pourtant pas à alimenter le soupçon » contre les fabricants des produits concernés. Surtout, l’article se termine par ce jugement quant aux changements dans les procédures européennes que les deux chercheurs suggèrent d’apporter : « Une proposition dictée par le souci de la santé publique, indéniablement, mais faut-il vraiment déformer la réalité pour la mettre en avant ? »

Le CDJM considère qu’en affirmant que M. Mie et Mme Rudén déforment la réalité pour mieux promouvoir leurs vues, M. Seznec et Mme Woessner ne se contentent pas de pointer des faiblesses supposées de leur travail scientifique, mais ils portent une accusation sérieuse à leur encontre et auraient dû leur donner la possibilité d’y répondre. L’article est d’ailleurs présenté comme une « enquête », un genre journalistique dans lequel la recherche du contradictoire est la règle, chaque fois que nécessaire. Il est toujours possible d’indiquer au lecteur, en l’absence de réponse ou de réaction, qu’ils n’ont pas « souhaité s’exprimer », selon la formule d’usage.

Sur ce point, le grief d’absence d’offre de réplique est fondé.

➔ Les requérants estiment que « le média incriminé pour avoir repris “sans distance” l’étude » aurait dû, lui aussi, être invité à s’exprimer sur les critiques formulées par les deux journalistes. Le CJDM considère que la question d’offrir ou non la possibilité de répondre aux critiques se pose différemment s’agissant de journalistes ou de non-journalistes. La Charte mondiale de la FIJ prévoit ainsi que si le journaliste doit faire preuve « de confraternité et de solidarité à l’égard de ses consœurs et de ses confrères », il ne doit pas pour autant renoncer « à sa liberté d’investigation, d’information, de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial ». En critiquant le traitement de l’étude scientifique dans un article du Monde, les deux journalistes du Point exercent cette liberté.

Sur ce point, le grief d’absence d’offre de réplique n’est pas fondé.

Sur le non-respect de l’exactitude et de la véracité

➔ Les requérants estiment que l’article défend « l’idée qu’il n’y aurait pas eu dissimulation d’information de la part des industriels, qualifiant les arguments de Mie et Rudén de “poussifs” ». Ainsi, un des arguments avancés par Le Point concerne la différence de cadre législatif entre les États-Unis et l’Union européenne. Ils écrivent que « la loi américaine exige ainsi qu’à partir du moment où ils existent, tous les tests réalisés par les fabricants doivent être soumis à l’autorité régulatrice, quels que soient leur qualité ou leur intérêt. […] En Europe, à l’inverse, la législation liste avec précision les études requises ».

Les requérants font valoir qu’« il n’y a pas que la législation » à prendre en compte, et estiment que « pour des questions éthiques, il [s’agit] néanmoins d’une dissimulation dommageable ». Ils ajoutent que « l’article finit par reconnaître qu’une étude n’a été communiquée aux autorités qu’après avoir été explicitement demandée par les autorités autrichiennes ». En effet, M. Seznec et Mme Woessner consacrent un passage de leur enquête à « l’abamectine, un insecticide commercialisé d’abord par Syngenta ». Ils s’agit selon eux du cas « qui paraît le plus frappant », puisqu’il aura fallu une intervention des experts de l’administration autrichienne lors de la procédure de renouvellement d’autorisation en 2016 pour que soient communiqués les résultats d’études de toxicité sur les rats réalisées en 2005 et 2007 par le fabricant. Après avoir retracé cet épisode, les journalistes du Point relativisent cependant l’impact possible sur la santé humaine de cette absence de transmission.

Plus globalement, les requérants regrettent dans leur texte commun que « sur ce sujet scientifique, aucun scientifique n’est nommément cité. Seul un toxicologue est interrogé, dont on ignore s’il travaille pour l’industrie ou dans le secteur académique. […] Des chercheurs ou chercheuses de diverses disciplines auraient pu être sollicités […] pour apporter un éclairage et éviter les erreurs des journalistes ». Dans sa réponse, Mme Woessner explique qu’elle tient « naturellement » à disposition du CDJM « la liste des dizaines de spécialistes interrogés sur ces sujets précis, au cours de [ses] vingt-cinq ans de carrière ».

Le CDJM constate que, s’ils se font volontiers critiques avec l’étude suédoise qui est l’objet de l’article, les deux journalistes du Point n’affirment pas qu’il n’y a pas eu de dissimulation par les entreprises concernées. Le titre de l’article – « Bayer, Syngenta : des fabricants de pesticides ont-ils vraiment menti sur la toxicité de leurs produits ? » – est d’ailleurs rédigé sous la forme interrogative, procédé répété dans le corps de l’article : « Les fabricants auraient-ils donc, sciemment, dissimulé des données montrant un effet délétère de leurs molécules, dans le but de tromper les autorités ? Les auteurs s’attachent à le démontrer […] »

En privilégiant, dans leur enquête, la formulation de critiques à l’encontre du travail scientifique publié, les auteurs ont choisi un « angle » pour aborder leur sujet. Les requérants regrettent cette approche, mais elle relève de la liberté éditoriale des journalistes du Point.

Sur ce point, le grief d’inexactitude n’est pas fondé.

➔ L’article explique que les deux chercheurs ont bénéficié « des conseils de l’avocat de PAN Europe, un réseau d’ONG militant pour l’interdiction totale des pesticides ». Pour les requérants, c’est une façon de « décrédibiliser l’étude en l’associant au monde militant anti-pesticides ». Ils notent que Me Antoine Bailleux, le spécialiste cité par les chercheurs, n’est pas l’avocat « attitré » de cette ONG et que « surtout, ce n’est pas sa seule fonction, on aurait aussi pu le présenter comme spécialiste de la réglementation européenne. Il a notamment publié sur la réglementation des pesticides ».

Dans sa réponse au CDJM, Mme Woessner estime que la personne concernée « a, de fait, représenté PAN Europe dans plusieurs affaires depuis plusieurs années. […] Ne pas mentionner ce lien d’intérêt aurait représenté, de la part du Point, une faute déontologique évidente ».

Le CDJM estime que la présentation de Me Bailleux dans l’article, si elle ne présente pas l’ensemble de ses activités professionnelles, n’est pas erronée.

Sur ce point, le grief d’inexactitude n’est pas fondé.

➔ Parmi leurs critiques contre l’étude suédoise, M. Seznec et Mme Woessner affirment que les deux chercheurs n’ont pas « tenu compte de la législation en vigueur », ce qu’ils « assument ». De leur côté, les requérants relèvent plusieurs parties de l’étude portant sur ce thème – « une section intitulée “Principles of EU pesticide regulation”, une autre “Practices of EU pesticide regulation” et, enfin, encore une intitulée “All performed studies must be submitted to authorities”, quant aux tables 1 et 2 de l’article, elles citent explicitement les réglementations européennes pertinentes ». Pour eux, « il est donc faux de prétendre que les auteurs n’ont pas tenu compte de la législation en vigueur, a fortiori qu’ils l’assument ».

Dans sa réponse au CDJM, Mme Woessner explique que « [leur] relation de l’étude respecte les faits, explicités par les auteurs de l’étude eux-mêmes, qui l’écrivent en toutes lettres : “Le présent article reflète notre compréhension de la façon dont le système de réglementation des pesticides fonctionne, et devrait fonctionner, de notre point de vue de scientifiques.” »

Selon elle, cette mention, apportée par les deux chercheurs dans la partie « limites » de leur texte, serait la preuve qu’ils cherchent avant tout à montrer que « la législation actuelle encadrant l’examen avant approbation des produits phytosanitaires en Europe n’est pas adaptée [et] pourquoi, selon leur opinion, elle doit être modifiée ». Ils reconnaîtraient ainsi que « rien ne peut prouver que la loi n’a pas été respectée ».

Le CDJM note que la mention apportée par les deux chercheurs et citée par Mme Woessner se poursuit ainsi : « [Notre article] ne doit pas être lu comme une analyse légale détaillée de l’action ou de l’absence d’action d’une entreprise. » Il peut s’agir d’une simple précaution oratoire, de la part de deux scientifiques qui ne sont pas juristes. Le CDJM ne peut se prononcer sur son sens exact, qui aurait pu faire objet d’une question lors d’une interview –  mais les deux journalistes ont choisi de ne pas les interroger dans le cadre de leur enquête (lire plus haut).

Reste que ce seul avertissement ne permet pas d’écrire, comme le fait Le Point, que les chercheurs « assument n’avoir pas tenu compte de la législation en vigueur ». Comme le font remarquer les requérants et comme le CDJM le constate en consultant l’étude suédoise, de longs passages sont consacrés à la description de la procédure d’autorisation sur le marché des pesticides en vigueur au sein de l’Union européenne, ses principes généraux comme sa mise en pratique.

Il est inexact d’affirmer que les chercheurs auraient mis de côté la question de la légalité des pratiques des firmes concernées pour ne considérer que leur compatibilité avec l’éthique scientifique. La section consacrée à cette dernière se conclut d’ailleurs ainsi : « La divulgation aux autorités de toutes les études de toxicité des pesticides réalisées est non seulement une obligation légale, mais aussi une obligation scientifique et éthique pour l’entreprise candidate. »

Sur ce point, le grief d’inexactitude est fondé.

➔ Les requérants reviennent ensuite sur une autre substance dont le parcours d’autorisation est évoqué dans l’article, celui de l’ethoprophos, utilisé pour le traitement des sols. L’article note que ce produit, d’abord autorisé en Europe, a fini par faire l’objet d’une interdiction en 2014 lorsque les autorités ont pris connaissance d’une étude DNT réalisée dix ans auparavant. Selon les journalistes du Point, cette mesure est motivée « essentiellement à cause d’un “risque aigu élevé” pour les oiseaux et les micro-organismes des sols, les données étant jugées “insuffisantes” pour évaluer les risques neurotoxiques ». Les requérants estiment que cette dernière étude est présentée de façon erronée. Pour eux, le manque d’informations signalé par les auteurs n’est pas le signe que la substance peut être autorisée sans danger pour l’homme, mais bien qu’elle ne doit pas l’être sans plus d’information.

Dans sa réponse au CDJM, Mme Woessner estime que ce point « nous plonge dans le brouillard de la science manipulée, et de la fausse interprétation ». Elle cite ensuite des passages de l’étude, avant d’en livrer son résumé : « Les données sont globalement rassurantes, mais un doute persiste sur un type limité d’effet adverse, pour lequel les données manquent pour se prononcer. »

Le CDJM constate qu’en écrivant que la mesure d’interdiction dans l’Union européenne évoquée a « essentiellement » été motivée par le risque « sur les oiseaux et les micro-organismes », les auteurs font une interprétation de l’étude que les requérants contestent, mais ne commettent pas une erreur factuelle.

Sur ce point, le grief d’inexactitude n’est pas fondé.

➔ Un long passage de l’enquête publiée par Le Point revient sur les reprises médiatiques de l’étude de l’université de Stockholm, et particulièrement l’article publié à son sujet sur le site du Monde. Il commence par la formule « la reprise sans distance par une partie de la presse française des conclusions de l’étude […] », que les requérants contestent dans leur saisine. Ils rappellent que le journaliste du Monde a « interrogé un neurobiologiste, enthousiaste à propos de cette étude, Yehezkel Ben-Ari [et aussi] sur les aspects réglementaires la Commission européenne et Pascal Canfin [eurodéputé du groupe Renew et président de la commission parlementaire dite « Envi », ndlr], en plus d’obtenir la réaction des firmes concernées ».

Dans sa réponse au CDJM, Mme Woessner explique que « cette affirmation du Point est non seulement fondée, mais nécessaire pour contrer la désinformation qui a suivi la publication de cette étude », avant de détailler son analyse des propos tenus par M. Ben-Ari (lire plus loin) et des travaux scientifiques concernés.

Le CDJM considère que la formule concernée (« la reprise sans distance ») aurait pu être davantage étayée par les auteurs. À défaut, elle aurait mieux trouvé sa place dans un billet ou un éditorial plutôt que dans un article présenté comme une « enquête » – ceci afin de mieux « distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique » comme le préconise la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ) dans son article 2. Elle relève cependant de la liberté d’interprétation des auteurs et ne constitue pas une erreur factuelle.

Sur ce point, le grief d’inexactitude n’est pas fondé.

➔ Les requérants formulent une autre critique sur ce même passage du texte :

« La reprise sans distance par une partie de la presse française des conclusions de l’étude, assortie de commentaires établissant un lien direct entre l’utilisation de produits phytosanitaires et la “forte augmentation” des “troubles du neurodéveloppement (autisme, déficit de l’attention et hyperactivité, handicaps intellectuels, etc.)” en Europe, a fait bondir de nombreux spécialistes… Aucune étude n’ayant jamais rien démontré de tel. »

Pour les requérants, ce passage remet en cause « les liens connus entre troubles du développement neurologique et exposition aux pesticides ». À l’appui de leur propos, ils citent plusieurs études et articles revenant sur ces effets.

Dans sa réponse au CDJM, M. Seznec revient sur une de ces références, publiées par la revue Environmental Research en janvier 2022, la seule qu’il ait « pris la peine » de lire. Pour les requérants, elle contient des « données […] assez probantes » sur le lien entre l’exposition aux pesticides et les troubles du spectre de l’autisme (TSA). M. Seznec en tire une phrase qui se traduit ainsi : « De façon surprenante, on connaît peu le lien entre pesticides et troubles du spectre de l’autisme. » Pour M. Seznec, c’est la preuve que l’étude dit « exactement le contraire de ce que soutient la saisine » : « […] en l’occurrence, c’est une litote. On ne sait rien. Le Monde lui-même rappelle souvent que les causes de l’autisme sont inconnues. »

Le CDJM constate que la phrase citée par M. Seznec est tirée de l’introduction de l’étude en question, et non de sa conclusion. Les co-auteurs y expliquent les raisons de leur démarche : ils ont identifié un manque, dans la littérature scientifique, d’un examen détaillé des études consacrées au lien entre pesticides et TSA, comparativement à celles portant sur les compétences cognitives, les troubles de l’attention ou de la motricité. Ils se proposent de le combler avec leur travail de recherche.

Il ne s’agit donc pas, comme M. Seznec semble l’affirmer au CDJM, d’une conclusion définitive d’absence de liens entre pesticides et TSA. Surtout, cette considération ne répond pas à la critique soulevée par les requérants, qui estiment que la phrase « aucune étude n’ayant jamais rien démontré de tel » est erronée. Ce qui peut s’expliquer par la remarque introductive de M. Seznec : « Le dossier qui nous occupe atteint à ce stade un degré de précision qui le rend inaccessible au plus grand nombre […] ».

Dans sa propre réponse au CDJM, Mme Woessner ne mentionne pas, elle, les études avancées par les requérants. Elle s’en explique ainsi : « Nous tenons ici à rappeler que le journalisme ne consiste pas à donner une minute de parole à chaque partie en présence – une minute à celui qui prétend qu’il pleut, une minute à celui qui affirme qu’il ne pleut pas –, mais à ouvrir la fenêtre pour voir si, oui ou non, il pleut. Et à écrire le résultat. »

Elle revient ensuite sur les propos du spécialiste interrogé par Le Monde, M. Yehezkel Ben-Ari, qui considère que « les impacts des pesticides sur les troubles du neurodéveloppement sont avérés », ajoutant : « Sur l’autisme en particulier, mais aussi sur le quotient intellectuel, on sait que les expositions maternelles ont un effet sur l’enfant à naître. » Elle détaille au CDJM pourquoi elle n’accorde pas de crédit aux positions « ultra-minoritaires » de M. Ben Ari, pas plus qu’à plusieurs études sur le QI, les perturbateurs endocriniens ou l’autisme qu’elle prend en exemple.

De ces échanges – et de la consultation des études citées en référence par les requérants comme par les journalistes –, le CDJM constate que les effets réels des produits phytosanitaires sur les troubles du neurodéveloppement font l’objet de débats et de controverses, notamment entre les scientifiques concernés.

Dans un tel contexte, il peut être légitime pour un journaliste d’« angler » son enquête sur les insuffisances des études tendant à montrer que ces effets existent. C’est ce que font les auteurs dans l’article du Point comme dans leur réponse au CDJM. Pour autant, le journaliste doit aussi faire preuve de prudence dans les conclusions qu’il tire de son travail d’enquête, et accompagner les informations qu’il publie « si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent », comme le prévoit la Déclaration de Munich. La formulation utilisée dans l’article (« aucune étude n’ayant jamais rien démontré de tel ») ne respecte pas ce principe déontologique.

Sur ce point, le grief d’inexactitude est fondé.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 13 février 2024 en séance plénière, considère que l’obligation déontologique d’exactitude et la véracité a été respectée pour quatre des six points soulevés par les requérants, mais qu’elle ne l’a pas été pour deux autres points.

Il considère que l’obligation déontologique d’offre de réplique a été enfreinte dans un des cas soulevés par le requérant, mais qu’une telle offre ne s’imposait pas dans l’autre.

Les saisines sont déclarées partiellement fondées.

Cet avis a été adopté par consensus.

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