Avis sur la saisine n° 23-042

Adopté en réunion plénière du 12 septembre 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 29 mai 2023, M. Moncef Mahroug, journaliste pour le site tunisien Nawaat, a saisi le CDJM à propos d’un article publié sur le site du magazine Jeune Afrique le 14 mai 2023 et titré : « La santé des dirigeants tunisiens, un secret bien gardé ». Le requérant énonce un grief : plagiat. Il estime que Jeune Afrique a repris plusieurs passages de l’un de ses articles, titré « L’état de santé de Kais Saïed : entre omerta et politique » et publié le 25 avril 2023, « tels qu’[il] les a construits et s’est contentée de les agencer autrement ». Il cite dix-sept passages qui seraient, selon lui, constitutifs du plagiat.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.

  • Il « cite les confrères dont il utilise le travail, ne commet aucun plagiat », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit «s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information », selon la Déclaration des Droits et Devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 8).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).

Réponse du média mis en cause

Le 19 juin 2023, le CDJM a adressé à M. François Soudan, directeur de la rédaction de Jeune Afrique, et à Mme Anne-Kappès-Grangé, rédactrice en chef déléguée, avec copie à Mme Frida Dahmani, journaliste, correspondante à Tunis, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 30 juin 2023, Mme Frida Dahmani et son responsable direct, M. Olivier Marbot, journalistes, ont répondu de façon très détaillée à la saisine en revenant point par point sur les passages mis en cause par le requérant. Ils estiment, notamment, « que les informations citées étaient du domaine public, et que certaines remontaient même à plusieurs années et ne pouvaient pas avoir échappé à une journaliste couvrant au quotidien l’actualité de la Tunisie ».

Analyse du CDJM

➔ L’article de M. Moncef Mahroug, publié le 25 avril 2023 sur le site Nawaat, est titré « L’état de santé de Kaïs Saïed : entre omerta et instrumentalisation politique ». Son approche est chronologique. L’auteur passe en revue toutes les déclarations ou rumeurs autour de la santé du président depuis son élection en 2019. L’article de Mme Frida Dahmani, publié le 14 mai, soit dix-neuf jours après, est sensiblement plus court que celui de M. Mahroug (environ 35 % moins long) et est titré « La santé des dirigeants tunisiens, un secret bien gardé ». Partant des informations récentes sur la santé du président Saïed et des questions qu’elles soulèvent, l’article aborde ensuite les précédents historiques.

Le CDJM constate que les deux articles concernés ont un angle différent et que les paragraphes de l’article de Jeune Afrique sur les précédents historiques (non traités dans l’article de Mahroug) représentent près de la moitié du total de son article (570 mots, soit 45 %). L’éventuel plagiat, s’il était caractérisé, ne pourrait donc porter que sur la moitié de l’article environ.

➔ Le CDJM rappelle que le plagiat est généralement défini comme l’acte de prendre les idées, les mots ou le travail d’une autre personne et de les présenter comme les siens sans attribuer correctement la source originale. C’est une forme de fraude intellectuelle et une violation des droits d’auteur, intentionnelle ou non intentionnelle. Ont donc été recherchées les éventuelles reprises mot pour mot (copier-coller), les similitudes d’expressions, la présence d’informations inédites dans l’article de Nawaat qui auraient été reprises dans l’article de Jeune Afrique, l’accessibilité (en particulier sur Internet) des différents éléments et sources cités par les uns et par les autres et leur antériorité.

➔ Le CDJM a ainsi constaté qu’entre les deux articles :

  • il n’y avait pas de « pur » copié-collé ;
  • cinq des dix-sept points qui concernaient des expressions similaires ou synonymes, voire des phrases complètes qui auraient été réécrites, ne sont guère apparus pertinents ;
  • il n’y avait pas d’informations exclusives (c’est-à-dire inédites ou non accessibles à tous) dans l’article de Nawaat :
  • deux des points de convergence soulevés concernent des posts Facebook publics de personnalités (M. Rafik Abdessalem, le 30 mars ; professeur A. Mahfoudh, le 1er avril),
  • deux autres concernent des déclarations officielles largement reprises dans la presse ou accessibles en ligne (conférence de presse du FNS, le 3 avril 2023; déclaration du président le 3 avril 2023, présente en video sur la page Facebook de la présidence),
  • six des points sont des informations ou des citations précédemment publiées dans d’autres médias (précédente « absence » du président en 2020 ; « malade mental », juin 2019 ; « autiste » février 2021; « psychopathe », décembre 2020 ; enregistrements attribués à l’ancienne directrice du cabinet présidentiel Nadia Akacha ; déclaration de l’ancien président Moncef Marzouki).

Ces quinze points parmi les dix-sept soulevés par le requérant ne sont donc pas recevables comme potentiel plagiat.

Le CDJM remarque cependant que, sur le thème de la santé du président Saïed, il n’y a aucun fait ou personnage cité dans l’article de Mme Dahmani qui ne soit pas dans l’article de M. Mahroug publié dix-neuf jours plus tôt. Autrement dit, Mme Dahmani n’utilise aucune autre source ou information pour évoquer la santé du président que celles présentes (et non exclusives) dans l’article de M. Mahroug, même si elle les complète parfois.

Dans sa réponse au CDJM, Mme Dahmani affirme que la question de la santé du président « était à [son] programme depuis le 11 avril 2023. [Ses] échanges de courriels internes et [son] mémo hebdomadaire [qu’elle se dit prête à produire, ndlr] faisant foi ».

➔ Restent deux points soulevés par le requérant. Celui-ci remarque que les deux articles font référence au fait que M. Nabil Karoui, candidat à la présidentielle en 2019, a évoqué un possible cancer de M. Saïed [lors du débat télévisé avant le deuxième tour, précise Nawaat]. Dans sa réponse, Mme Dahmani écrit : « La campagne a eu lieu en 2019 ; Karoui et Saïed étaient les deux concurrents majeurs ; chaque remarque de l’un ou de l’autre a été largement reprise et commentée. » Mais pour une remarque, selon son propos, « largement reprise et commentée », le CDJM remarque que Mme Dahmani ne propose aucune source, contrairement à ce qu’elle fait pour la plupart des autres points litigieux. Et le CDJM n’a trouvé lui-même que peu de sources (en français) revenant sur cette allusion au cancer de M. Saïed : une occurence dans le site du journal/blog Les semeurs (peu visité) et une autre dans les commentaires d’un article du site Business News après l’élection.

Ce sous-entendu lors du débat présidentiel n’a donc pas été une citation « largement reprise et commentée » comme le dit Mme Dahmani dans sa réponse. Cependant, il est toujours possible que l’autrice ait suivi l’intégralité du débat de 2019, en ait le souvenir et que ce ne soit pas l’article de Nawaat qui lui ait appris ce fait. Faute de certitude, le CDJM estime donc que ce point ne peut être considéré comme un emprunt ou un plagiat.

➔ M. Mahroug relève enfin des similitudes dans les deux articles. Ainsi, lit-on en ouverture de l’article du requérant publié par Nawaat

« “J’ai parfois l’impression de venir d’une autre planète.” C’est ce qu’a dit de lui-même un jour Kais Saïed, alors qu’il était président depuis près de deux ans »

… et en chute de l’article de Jeune Afrique :

« On le dit atypique ? “J’ai parfois l’impression de venir d’une autre planète”, reconnaît-il. Une manière, pour lui, de clore le débat ».

Le CDJM observe que cette phrase a été prononcée à l’occasion d’une allocution de vœux de M. Saïed le 31 décembre 2020. Ceci ressort, par exemple, des comptes rendus de presse de l’époque dans les journaux ou site La Presse (1er janvier 2021) et Business News (31 décembre 2020). Mais il note aussi que la phase (prononcée à l’origine en arabe) n’est pas traduite exactement de la même manière suivant les supports au lendemain de l’allocution : « J’ai l’impression de venir d’une autre planète » (dans La Presse), « Il m’arrive de me dire que je viens d’une autre planète » (sur Business news).

Le CDJM n’a trouvé que ces deux occurrences sur internet. Or, près de deux ans et demi plus tard, il constate que cette citation se retrouve dans deux articles (Nawaat et Jeune Afrique), à deux semaines d’intervalle, et cette fois avec la même traduction identique en français, mais un peu différente de celles de 2020 : « J’ai parfois l’impression de venir d’une autre planète » (dans les deux cas).

Ce constat est troublant dans la mesure où, dans sa réponse, Mme Dahmani donne comme sources utilisées par ses soins les deux articles du réveillon 2020-2021, tout en utilisant pourtant mot à mot la traduction de M. Mahroug dans son article. Le CDJM comprend donc la forte présomption de plagiat évoqué par le requérant, manifestement de bonne foi dans sa saisine, et le constat qu’il a fait de plusieurs similitudes.

➔ Cependant, si cette dernière similitude troublante peut accréditer la thèse de « l’emprunt » par Mme Dahmani d’une partie du travail de M. Mahroug comme source de son propre article, le CDJM ne considère pas qu’elle puisse à elle seule caractériser le grief de plagiat. Que l’article de M. Mahroug dans Nawaat ait pu constituer une source de documentation forte de l’article de Jeune Afrique en complément de la connaissance que la correspondante de ce journal a des affaires tunisiennes est probable. Il n’en demeure pas moins qu’une « suspicion d’emprunt » est insuffisante à caractériser un plagiat.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 12 septembre 2023 en séance plénière, estime que le plagiat dont est accusé Jeune Afrique n’est pas caractérisé.

La saisine est déclarée non fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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