Adopté en réunion plénière du 14 novembre 2023 (version PDF)
Description de la saisine
Le 21 mai 2023, M. François Hanesse a saisi le CDJM à propos de l’émission « 66 minutes » diffusée le 21 mai 2023 par M6, et plus particulièrement du reportage titré « Le grand ras-le-bol des maires ». M. Hanesse exprime les griefs de non-respect de l’exactitude et de la véracité, et de recours à des méthodes déloyales.
Il estime que ce reportage présente les faits « de façon tronquée », notamment parce qu’« aucune victime [d’un enseignant accusé de violences et dont le nom a été donné à une école, ndlr] n’est interrogée et [que] notre version des faits [n’est] même pas explorée ».
M. Hanesse conteste également la façon dont est évoquée la réaction de la maire du village à la réception d’une lettre anonyme, ainsi que la présentation des pages Facebook du collectif opposé au choix du nom de l’école. M. Hanesse estime par ailleurs que la journaliste a dissimulé l’objet de son reportage pour obtenir un rendez-vous.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste.
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il considère « comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
- Il n’utilise pas « de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images, des documents et des données », et fait état « de sa qualité de journaliste » et s’interdit « de recourir à des enregistrements cachés d’images et de sons, sauf si le recueil d’informations d’intérêt général s’avère manifestement impossible pour lui/elle en pareil cas », selon l’article 4 de la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019).
Réponse du média mis en cause
Le 26 mai 2023, le CDJM a adressé à M. Stéphane Gendarme, directeur de l’information de M6, avec copie à Mme Wendy Zbinden, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM, dans un délai de quinze jours.
À la date du 14 novembre 2023, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ Le reportage de l’émission « 66 minutes » s’intitule « Le grand ras-le-bol des maires ». Il est diffusé en écho à différentes affaires où des élus ont été menacés ou pris à partie.
Une séquence d’une durée de 5 min 30 s est consacrée à la situation de Mme Christine Salmon, maire de la commune des Monts d’Aunay, dans le Calvados. Un groupe d’administrés s’y est mobilisé pour demander que soit annulée la décision de changement de nom d’une école. Le nom choisi, Pierre-Lefèvre, est celui d’un ancien maire qui fut aussi instituteur et directeur de cette école. Après que le conseil municipal a pris cette décision, des habitants ont fait part de leur vive opposition : ils affirment que l’ancien instituteur était violent et infligeait des sévices aux enfants.
La séquence qui fait l’objet de la saisine comprend un reportage où la maire s’explique sur le choix de la municipalité, puis montre des documents qui la mettent en cause et la menacent, et comporte également une rencontre avec deux membres du collectif opposé au nouveau nom de l’école.
Sur le grief de non-respect de l’exactitude et de la véracité
➔ Le CDJM précise que le requérant, M. François Hanesse, est membre du collectif « Notre école ne peut pas s’appeler Pierre Lefèvre ». Il en tient la page Facebook et a lancé une pétition en ligne « Pour que l’école ne s’appelle pas Pierre Lefèvre ».
➔ M. François Hannesse estime que « les faits ont été présentés de façon tronquée, sans aucun recul de la part de la journaliste qui fait une émission à charge ». Il argue qu’« il est question de sévices infligés à des enfants, sévices dont la maire dit qu’elle n’était pas au courant avant la décision. Elle ne dit pas qu’elle l’était plus d’un mois avant la pose de la plaque, et qu’elle aurait pu surseoir », et déplore qu’« aucune victime [ne soit] interrogée et [que] notre version des faits [ne soit] même pas explorée ».
Dans le reportage, le débat sur le nom de l’école est présenté à 1 min 26 s. Le commentaire expose le contentieux entre la maire et le collectif : « Le 13 septembre 2021, […] le conseil municipal décide à la majorité d’apposer une plaque sur le mur de l’école élémentaire de la commune pour rendre hommage à son ancien directeur et instituteur, Pierre Lefèvre. Un enseignant qui a été également premier magistrat des Monts d’Aunay jusqu’en 2020. » Puis, dans un bref interview, Mme Salmon dit : « En fait, on a voulu rendre hommage à un homme qui a consacré trente-sept ans de sa vie à la commune. Un certain nombre de personnes a monté un collectif. Il dit que Pierre Lefèvre était un enseignant violent. Chose pour laquelle la mairie n’a jamais eu connaissance de quoi que ce soit avant cette décision. »
Le CDJM observe que l’histoire est résumée de façon succincte mais claire. Elle n’est pas présentée de façon différente quand on compare le reportage de M6 avec les articles parus sur le sujet dans la presse locale. Le requérant affirme que les accusations contre M. Pierre Lefèvre ont été rendues publiques un mois avant la pose de la plaque, donc après la décision de la municipalité. Le reportage ne dit pas le contraire.
➔ M. Hanesse déplore qu’« aucune victime [ne soit] interrogée et [que] notre version des faits [ne soit] même pas explorée ». Le CDJM note que le reportage ne prend à aucun moment position sur le bien-fondé (ou non) des accusations contre M. Pierre Lefèvre, qui ne sont pas l’objet du reportage, lequel porte sur « le grand ras-le-bol des maires ». Mais ces accusations sont clairement citées : à 4 min 7 s, le commentaire off indique que les deux membres du collectif interviewés « se disent victimes de violences et d’humiliations subies pendant leur scolarité à la fin des années 60. Des violences commises, selon eux, par Pierre Lefèvre, l’instituteur et ancien maire aujourd’hui âgé de 86 ans ».
➔ M. Hannesse évoque également un passage du reportage où « il est question d’une lettre anonyme qui fait pleurer madame Salmon » et affirme que celle-ci « n’a porté plainte que des mois plus tard, et uniquement parce que nous contestions sa décision ». Selon lui, « cette lettre l’a fait rire quand elle l’a présentée au conseil municipal, et elle a précisé ce jour-là qu’elle ne porterait pas plainte parce que “ça ne sert à rien” ».
Dans le reportage de M6, les lettres anonymes sont évoquées à 2 min 16 s, dans une séquence où alternent commentaires off et propos de Mme Salmon :
- Commentaire off : « Le 20 novembre 2021, la première lettre anonyme arrive sur le bureau de Christine Salmon. »
- Mme Salmon, qui lit à l’écran une lettre qu’elle tient en main : « Vous êtes minable, madame, et surtout pas à la hauteur d’exercer vos fonctions. On s’en souviendra le jour de la révolution : on vous coupera la tête. À bon entendeur, saloperie [sic]. »
- Commentaire off : « Puis une seconde parvient à la mairie, la menace est cette fois-ci sans aucune ambiguïté. »
- Mme Salmon, montrant une feuille où sa photo est reproduite la tête détachée du corps : « Avec une image, et en fait, on m’a coupé la tête sur cette image. »
- Commentaire off : « Christine Salmon dépose alors plainte contre X à la gendarmerie. »
Le requérant évoque essentiellement la première lettre anonyme reçue. Mais comme le précise un article publié dans La Voix Le Bocage le 10 mars 2022, auquel il fait référence, la situation s’est ensuite largement envenimée, ce qui explique le changement d’attitude de la maire. On lit dans cet article que le CDJM s’est procuré : « Le courrier de menaces lui est parvenu à la mairie “fin novembre”, précise l’édile. “Je n’ai pas fait de suite car je pensais que ça allait se tasser.” Manque de chance pour l’élue, les réseaux sociaux ont alimenté la haine de certains. Par la suite, elle a également reçu “un mail de chantage. C’est la raison pour laquelle j’ai déposé une seconde plainte à l’encontre d’une personne dont je tairai le nom”. »
Le CDJM constate que le reportage de M6 n’entre pas dans les détails, mais ne dit rien de faux.
➔ M. Hannesse note que les parodies qu’il publie avec des amis sur cette affaire « sont largement montrées à l’écran », mais déplore d’une part que le reportage « oublie de dire qu’elles ne paraissent que sur Facebook, une page qui compte une centaine d’amis, et que personne n’est obligé de lire » et, d’autre part, que « rien non plus [ne soit dit] sur la presse locale et nationale, sans oublier François Morel, qui se sont fait l’écho de cette décision scandaleuse. »
Le CDJM considère qu’on ne peut reprocher aux journalistes de M6 de ne pas dire que les parodies ne paraissent que sur Facebook. Cela ne minimise en rien leur portée. Cette page Facebook du collectif opposé à la dénomination d’une école du nom de Pierre Lefèvre est une page publique. Dès lors que l’expression est publique, peu importe le nombre de lecteurs, d’autant plus que le nombre « d’amis » d’une page Facebook ouverte ne donne aucune indication sur l’audience réelle d’une page.
➔ Le requérant estime que « rien non plus [n’est dit] sur la presse locale et nationale, sans oublier François Morel, qui se sont fait l’écho de cette décision scandaleuse ». Le CDJM a consulté les médias locaux (notamment Ouest-France, La Voix Le Bocage, France 3 Normandie et France Bleu) qui mentionnent ce conflit sans jamais prendre position. L’expression « décision scandaleuse » n’est dans aucun article de presse, elle relève du ressenti du requérant.
Le terme « scandaleux » n’est utilisé que dans une citation d’un membre du collectif. La seule prise de position dans un média est celle de François Morel, dans deux chroniques sur France Inter. Le CDJM rappelle que ce billet est une chronique comique et poétique, et n’est pas une chronique journalistique. Il estime que le fait de ne pas dire dans le reportage de M6 que l’affaire a été médiatisée n’omet aucune information essentielle à la compréhension des faits par le public.
➔ Sur l’ensemble des points soulevés par le requérant pour non-respect de l’exactitude et de la véracité, le CDJM considère qu’il n’y a pas eu de faute déontologique de la part de M6.
Sur le grief de recours à des méthodes déloyales
➔ Dans sa saisine, M. Hanesse accuse de mensonge la journaliste de M6, Mme Wendy Zbinden, qui a enquêté aux Monts d’Aunay et rencontré le collectif « Notre école ne peut pas s’appeler Pierre Lefèvre ». « Elle était pressée, écrit-il au CDJM, le reportage devant paraître le dimanche suivant. Elle a dans la semaine sillonné la France pour obtenir des témoignages. Son angle étant déjà choisi, elle n’avait pas le temps de faire une enquête poussée, et de s’assurer de la véracité. »
Dans une lettre (non datée) adressée à la journaliste de M6 qu’il a transmise au CDJM, M. Hanesse et le porte-parole du collectif expliquent le sens de leur « combat », nient être les auteurs des lettres anonymes – ce qui est dit également par le commentaire off du reportage de M6, à 4 min 24 s : « Ils condamnent les lettres anonymes de menaces physiques à l’encontre de madame la maire. » Ils affirment également qu’ils n’ont jamais harcelé la maire de leur village. S’adressant à la journaliste, ils écrivent :
« Vous aviez décidé de faire un reportage sur le harcèlement et les violences subis par nos élus, et c’est tout à votre honneur. Si vous nous l’aviez dit, nous vous aurions expliqué que, n’ayant jamais rencontré madame Salmon, ne lui ayant jamais parlé, ne lui ayant jamais téléphoné, et ne lui ayant jamais écrit personnellement, nous ne pouvions être qualifiés de harceleurs.
Notre combat citoyen a lieu loin d’elle, et jamais dans nos écrits ou dans nos vidéos vous ne trouverez une insulte, une menace ou une critique de la femme, épouse et mère de famille. Vous vous seriez alors épargné le voyage en Normandie pour vous consacrer à des élus qui ont vraiment été victimes de violence.
Mais vous avez préféré nous tendre un piège en nous envoyant un SMS, dont je mets la teneur ci-dessous, et qui n’annonce en rien votre projet :
“Bonsoir, je travaille pour le magazine ‘66 minutes’ sur M6. J’ai eu vos coordonnées par Facebook. Je viens aux Monts d’Aunay demain, et vais rencontrer Mme la Maire à propos de l’école et du nom de celle-ci. Je me demandais si vous ou François seriez disponible en fin de journée ? Je suis désolée de vous contacter si tard, le reportage se fait dans des délais assez courts. Je vous remercie. Wendy Zbinden.” »
Le CDJM considère qu’un journaliste doit, de façon générale, décliner son identité, sa fonction et indiquer le média pour lequel il travaille lorsqu’il prend contact avec une source potentielle. Il n’est cependant pas tenu de livrer à l’avance à ses interlocuteurs la connaissance précise qu’il a d’un dossier, la teneur de ses questions, l’angle exact de son reportage. L’intérêt général, soit un ou plusieurs enjeux d’une information relatifs à la vie en société dans son ensemble ou à l’une de ses composantes, peut justifier cette précaution.
Il constate qu’en l’espèce cette prudence est justifiée a posteriori par les explications des membres du collectif « Notre école ne peut pas s’appeler Pierre Lefèvre ». Contrairement à ce qu’il avance dans sa lettre à Mme Wendy Zbinden, le harcèlement en ligne, via Facebook par exemple, ne nécessite pas d’avoir un contact direct avec la personne visée.
La lecture de la page Facebook du collectif est à cet égard parlante : la maire y est brocardée de façon très régulière (« Christine S. », « Maman Salmon »). Sous couvert d’humour, elle est le bouc émissaire et la tête de turc du blog sur des sujets souvent très éloignés de l’affaire elle-même. Le CDJM n’a pas à se prononcer sur la nature de ces messages, mais il constate que leurs auteurs n’entendent pas, à la date où ils rencontrent la journaliste de M6, relâcher leur pression sur Mme Salmon.
C’est en effet ce qui ressort du reportage lui-même. À 4 min 36 s, le commentaire off indique que les membres du collectif « assument les critiques contre Christine Salmon, et ne désarment pas. L’élue aura les faveurs de leurs critiques tant que la plaque ne sera pas enlevée ». Ce commentaire introduit ce dialogue, qui commence avec une question de la journaliste :
« Est ce que les parodies vont continuer, demande Mme Zbinden, est ce que tout cela va continuer ?
– Probablement, répond M. Sicot. Probablement parce que…
– Jusqu’au moment où elle va craquer ?
– Non, non, c’est pas… c’est simplement pour qu’on continue de parler. Y’a pas à craquer, parce que franchement y’a pas à craquer pour ce qu’on fait, hein… C’est potache.
– Elle, elle en souffre…
– Mais c’est beaucoup, beaucoup moins, je vous dis, mais beaucoup moins que si cette plaque, elle reste, et que les victimes continuent à voir cette plaque au fronton de l’école.
– C’est pas elle qui a frappé les enfants ?
– Non, bien sûr, mais c’est bien elle et son conseil, qui a décidé que l’école elle s’appelait l’école Pierre-Lefèvre !
– Donc vous n’arrêterez jamais ?
– Probablement pas. »
➔ Le CDJM rappelle que reportage portait sur « le ras-le-bol des maires ». Dans le SMS cité par le requérant, la journaliste écrit bien qu’elle vient « à propos du nom de l’école », c’est-à-dire du débat autour du choix de ce nom. Certes, elle ne donne pas l’angle de son sujet, mais la campagne du collectif sur Facebook est un des éléments de cette affaire. Traiter cette affaire sous l’angle des critiques et menaces subies par la maire est un choix rédactionnel qui ne relève pas de la déontologie, et dont l’intérêt général a été validé par les éléments recueillis et diffusés.
Conclusion
Le CDJM, réuni le 14 novembre 2023 en séance plénière, estime que les obligations déontologiques d’exactitude et de véracité d’une part, de non recours à des méthodes déloyales d’autre part, n’ont pas été enfreintes par M6.
La saisine est déclarée non fondée.
Cette décision a été prise par consensus.