Avis sur la saisine n° 23-032

Adopté en réunion plénière du 10 octobre 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 25 avril 2023, M. Emile Kowalski a saisi le CDJM à propos d’une série de tweets (thread) diffusée les 15 et 16 avril sur X (anciennement Twitter) par M. Amaury Bucco, chroniqueur « Police-Justice » de CNews. Ces messages sont relatifs à l’arrestation d’un étudiant tchadien qui avait été à l’origine d’une polémique sur les Brigades de répression des actions violentes motorisées (Brav-M) quelques jours plus tôt.

M. Kowalski formule le grief d’inexactitude et d’atteinte à la véracité des faits. Il estime que M. Bucco accuse à tort M. Souleymane A. d’avoir organisé un feu de poubelles en marge d’une manifestation dans Paris, reprenant la version de certains syndicats de police sans aucun recul ni prudence. Ainsi, selon lui, le journaliste de CNews « bafoue […] la présomption d’innocence du jeune homme interpellé, qui se voit imputer la participation à ces dégradations, qu’aucun élément n’atteste ».

Il note qu’après le classement sans suite de la procédure visant l’étudiant pour cause d’infraction insuffisamment caractérisée, le rédacteur de la série de tweets ne revient pas sur ses informations, s’étonnant même de cette décision, c’est-à-dire suggérant la culpabilité du jeune homme. « [Le] manque de recul [du journaliste] vis-à-vis du rapport de police, qu’il cite sans cesse, questionne également sur son impartialité », conclut le requérant.

Recevabilité

La saisine porte sur une série de quinze tweets publiés par le journaliste M. Amaury Bucco, reliés entre eux sous la forme d’un thread (fil), sur son compte personnel ouvert sur la plateforme X (anciennement Twitter). Ces contributions ont été publiées en deux temps : les neuf premiers tweets sont datés du 15 avril 2023, à 23 h 02 ; les cinq suivants du 16 avril 2023, entre 21 h 12 (dixième tweet) et 22 h 15 (dernier tweet).

Le CDJM considère que cet ensemble de textes forment bien un « acte journalistique » au sens de son règlement intérieur. Par ailleurs, leur auteur se présente sur X comme « journaliste police/justice » pour le magazine Valeurs actuelles et comme « chroniqueur police/justice » pour la chaîne CNews. Il décrit et commente un fait d’actualité sur la base, selon son propos, d’« informations recueillies par CNews », et ne se contente pas de livrer une opinion générale ou encore une anecdote personnelle.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir n° 1).
  • Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. [Il] sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

Réponse du média mis en cause

Le 2 mai 2023, le CDJM a adressé à M. Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews, avec copie à M. Amaury Bucco, journaliste, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM.

À la date du 10 octobre 2023, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.

Analyse du CDJM

➔ Dans son thread diffusé les 15 et 16 avril 2023, le chroniqueur Police-Justice de CNews revient sur l’interpellation d’un étudiant de nationalité tchadienne, désigné sous le nom de « Souleymane A. », en marge d’une manifestation contre la réforme des retraites qui s’est tenue le 14 avril, à Paris. Il rapporte des informations également publiées par le quotidien Le Figaro dans un article mis en ligne le 15 avril 2023, à 19 h 03, et titré « Un étudiant tchadien, à l’origine d’une polémique sur les Brav-M, de nouveau interpellé à Paris ».

Le journaliste rappelle que cet étudiant avait déjà été arrêté une première fois par des policiers de la Brav-M dans la nuit du 20 au 21 mars 2023, là encore en marge d’un défilé contre la réforme des retraites. Dans un enregistrement sonore révélé par plusieurs médias peu après, il est possible d’entendre les policiers de la Brav-M autour de M. Souleymane A. tenir des propos racistes, lui asséner deux gifles et menacer de le retrouver chez lui pour le frapper. Ces révélations avaient alimenté le débat sur les violences policières et conduit l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) à ouvrir une enquête.

➔ Le requérant dénonce le non-respect de l’exactitude et de la véracité des faits en développant plusieurs arguments, qui se fondent notamment sur un article publié par le site Mediapart daté du 16 avril 2023 et titré « Victime de la BRAV-M, Souleyman de nouveau interpellé et sali à la télé ». Il estime que, dans cette série de tweets, M. Bucco « accuse à tort un jeune homme d’avoir organisé un feu de poubelles en marge d’une manifestation dans Paris, reprenant sans aucun recul la version de certains syndicats de police ». Il rappelle que M. Souleymane A. a été relâché sans que des poursuites soient engagées, le parquet de Paris ayant classé la procédure, estimant que l’infraction reprochée n’était pas « suffisamment caractérisée ».

➔ Le CDJM estime tout d’abord que lorsque M. Bucco fait état de l’interpellation de M. Souleymane A. dans son premier tweet, il rapporte une information exacte. Cependant, il considère que le récit initial que fait le journaliste des circonstances de cette interpellation manque de prudence et ne s’accompagne pas « des réserves qui s’imposent », comme le prévoit, « si nécessaire », la déclaration de Munich.

Ainsi, dans le premier tweet de la série [le CDJM reproduit sans corrections cette série de tweets, visiblement rédigée sans avoir été relue], M. Bucco annonce que M. Souleymane A. « a été interpellé hier soir après voir indiqué à des inconnus (en réalité, des policiers en civil) qu’il voulait mettre le feu à des poubelles ». Dans les troisième et quatrième tweets, M. Bucco détaille ce qui est, selon lui, reproché à l’étudiant et aux deux personnes également arrêtées :

« Ces trois individus, venus de la gare Saint-Lazare, ont fait part de leur intention de vouloir brûler des poubelles dans une ruelle. L’un d’eux a d’ailleurs indiqué posséder l’équipement nécessaire pour incendier des poubelles (deux pots de gel hydroalcoolique et un briquet). Tous les trois se sont alors organisés (l’incendiaire d’une part, les guetteurs d’un autre) pour allumer des feux de poubelles dans une rue, juste devant les agents en civil. Au moment où le trio passait réellement à l’action, les policiers les ont interpellé en flagrant délit. »

M. Kowalski estime que M. Bucco « reprend ici sans aucun recul (qui pourrait passer par un recours au conditionnel) des informations qui se sont ensuite révélées erronées ».

➔ Le CDJM rappelle tout d’abord que l’usage du présent de l’indicatif pour rapporter des faits auxquels le journaliste n’a pas assisté ou qu’il n’a pu vérifier lui-même n’est pas, en soi, une pratique contraire à la déontologie, à condition qu’il mentionne bien la source de ses informations. C’est ce que fait M. Bucco quand il introduit son deuxième tweet par la formule « selon des infos recueillis par @CNEWS, et révélé par […] @Le_Figaro ». Cette précision, cependant, ne permet pas au lecteur de connaître la nature de ses sources. Dans le douzième tweet, publié vingt-quatre heures plus tard, le spécialiste police/justice est plus explicite, mentionnant cette fois « le compte-rendu d’intervention de police que @CNEWS a pu consulter ». M. Bucco ne donnant pas davantage de précisions sur l’origine de ces informations dans la série de tweets publiés, et n’ayant pas souhaité répondre à la saisine, le CDJM estime vraisemblable que le récit initial de l’interpellation s’appuie uniquement sur des sources policières.

➔ Le CDJM considère que les publications du journaliste (notamment les premier, troisième et quatrième tweets) n’indiquent pas au lecteur que le récit des faits se base, selon toute vraisemblance, uniquement sur des sources policières. Ce dernier peut donc penser que le journaliste fonde son récit sur un travail d’enquête et de vérification (réalisé par lui-même ou par ses confrères du Figaro, qu’il mentionne) auprès de sources multiples, comme l’étudiant interpellé, son avocat, des témoins directs de la scène ou encore des enregistrements vidéo.

Le CDJM rappelle que la notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources, comme le prévoient les chartes. À défaut d’enquête, de vérification et de recoupement des sources, et de réserves dans l’expression – surtout en matière de couverture de faits divers –, des informations uniquement tirées de la communication policière conduisent à nourrir ce que certains qualifient péjorativement de « journalisme de préfecture ».

➔ Dans sa saisine, M. Kowalski revient ensuite sur la seconde série de tweets, publiés vingt-quatre heures après la première dans la continuité du thread initial – une possibilité offerte sur la plateforme X. Il note que « le journaliste ajoute [alors] le classement sans suite de la procédure visant le jeune homme ». Le CDJM constate, comme le requérant, que ce complément de tweets apporte des précisions utiles à la bonne compréhension du lecteur et le tient au courant des derniers développements de l’actualité initialement traitée – le chroniqueur de CNews agit en cela conformément au droit de suite, « qui est aussi un devoir sur les informations que [le journaliste] diffuse », évoqué par la charte d’éthique professionnelle du SNJ. Mais il considère que ce complément fourni par le journaliste ne suffit pas à compenser le manque de prudence, de recul et d’esprit critique dont pâtit le récit initial.

Dans son treizième tweet, M. Bucco explique ainsi : « Un seul des trois [interpellés] (qui avait montré son matériel aux policiers en civil) a incendié des détritus tandis que les deux autres montaient la garde (dont Souleymane), selon le rapport de police. On peut dès lors s’étonner que lui seul échappe à des poursuites du parquet. »

M. Kowalski estime que le journaliste « fait mine de s’étonner du classement sans suite […] appréciation qui induit clairement ses lecteurs en erreur » – ce qui serait une marque de partialité. Pour le CDJM, ce commentaire de M. Bucco relève de sa liberté d’interprétation des faits rapportés, au même titre que ses considérations sur l’avocat de M. Souleymane A., Me Arié Alimi, publiées dans ses quatorzième et quinzième tweets.

➔ Enfin, M. Kowalski reproche au journaliste d’évoquer la première interpellation de l’étudiant, dans la nuit du 20 au 21 mars 2023 par la Brav-M, sans préciser « le devenir de cette première procédure, à savoir un classement sans suite, laissant supposer que le jeune homme serait un habitué de ce type d’infractions, qui n’a pourtant jamais été retenue contre lui ». Lors de son examen de la saisine, le CDJM n’a pas trouvé trace d’une décision formelle de classement sans suite après cette première interpellation. Les récits publiés par des médias comme Le Monde ou l’Agence France-Presse (AFP) indiquent seulement que les policiers concernés, appelés par radio sur un autre lieu d’intervention, ont fini par quitter la rue où le groupe de M. Souleymane A. avait été arrêté.

Le CDJM considère qu’en ne précisant pas quelles ont été les suites judiciaires – ou l’absence de suites – après la première arrestation, le journaliste omet une information essentielle de contexte, et ce d’autant plus que M. Bucco consacre pas moins de cinq tweets à la première interpellation de M. Souleymane A., précisant ainsi dans son sixième tweet que « le jeune homme avait par la suite fait la Une du New York Times ». Le CDJM estime que la règle déontologique de respect de l’exactitude et la véracité des faits a été enfreinte par le chroniqueur de CNews.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 10 octobre 2023 en séance plénière, estime que CNews et le journaliste Amaury Bucco ont enfreint la règle déontologique de respect de l’exactitude et la véracité des faits.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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