Adopté en réunion plénière du 14 mars 2023 (version PDF)
Description de la saisine
Le 6 février 2023, M. Lucas Crochemore a saisi le CDJM à propos d’un article publié sur le site de Radio France le 17 janvier 2023, et titré « Mobilisation contre la réforme des retraites : Macron ne croit pas à la “victoire de l’irresponsabilité” ». Cet article restitue sans s’y référer explicitement un échange que plusieurs journalistes ont eu avec le président de la République à propos de la réforme des retraites au cours d’un déjeuner le même jour.
M. Crochemore considère que cet article contrevient à la déontologie du journalisme « en n’indiquant pas l’origine des informations, même de manière indirecte, en faisant siens des propos du Président, en ne les contextualisant pas et en ne rectifiant pas des propos erronés ».
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il veille à ce que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).
- Il « publiera seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagnera, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; il ne supprimera pas les informations essentielles et n’altérera pas les textes et les documents », selon la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il « garde le secret professionnel et protège les sources de ses informations », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ 1918-1938-2011).
- Il « ne prendra à l’égard d’aucun interlocuteur un engagement susceptible de mettre son indépendance en danger. [Il] respectera toutefois les modalités de diffusion qu’[il] a acceptées librement, comme le “off”, l’anonymat ou l’embargo, pourvu que ces engagements soient clairs et incontestables », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 14).
- Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3).
- Il doit « refuser et combattre, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication » (SNJ, 1918-1938-2011).
- Il doit « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste », selon la Charte des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 9).
- Il doit « éviter toute confusion entre son activité et celle de publicitaire ou de propagandiste », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 13).
Réponse du média mis en cause
Le 10 février 2023, le CDJM a adressé à Mme Catherine Nayl, directrice de l’information de France Inter, avec copies à M. Yaël Goosz, journaliste et à M. Vincent Giret, directeur de l’information de Radio France, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM.
À la date du 14 mars 2023, aucune réponse n’est parvenue au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ Le CDJM rappelle que la pratique du « off », lors de rencontres entre acteurs de la vie publique et journalistes, est une pratique courante du travail de journaliste – et parfois nécessaire pour protéger une source. Elle prend souvent la forme d’un rendez-vous particulier permettant à un ou plusieurs journalistes de recueillir des informations de fond qui ne sont pas susceptibles d’être utilisées immédiatement. Chacun est libre d’accepter ou non une demande de « off » – au risque de se couper d’une source s’il refuse ou, s’il accède à sa demande, d’être contraint à des formulations dans l’écriture ou l’expression qui ne favorisent pas la bonne compréhension de l’information par le public.
Les chartes déontologiques auxquelles le CDJM se réfère prévoient que le journaliste respecte les engagements qu’il a acceptés librement et ne divulgue pas la source des informations obtenues confidentiellement. La pratique du « off », lors de rencontres entre acteurs de la vie publique et journalistes, implique donc que ceux-ci ne citent pas directement leur source.
➔ Pour le requérant, M. Lucas Crochemore, l’article mis en ligne sur le site de Radio France est incomplet et inexact car il « ne précise jamais que les informations viennent directement du président de la République, ainsi que l’ont révélé d’autres journalistes. L’esprit du Président est évoqué, sans que l’on puisse savoir comment le journaliste y a eu accès ».
Certes, il n’est pas dit dans l’article que le journaliste a rencontré M. Emmanuel Macron. Mais il est clair que le texte reprend ce que dit ou pense le président de la République. Les expressions souvent employées pour restituer du “off” en masquant son origine réelle (comme « dit-on dans l’entourage » d’untel ou « confie un proche conseiller ») ne sont pas utilisées. Au contraire, plusieurs passages indiquent assez clairement que les propos rapportés sont ceux du Président. Le titre de l’article – « Mobilisation contre la réforme des retraites : Macron ne croit pas à “la victoire de l’irresponsabilité” » – attribue ainsi l’expression mise entre guillemets à Emmanuel Macron. D’autres phrases désignent le président de la République comme étant le locuteur cité au style indirect : « La synthèse qu’Emmanuel Macron fait de son sondage “maison”, c’est que la mobilisation, même si elle est forte jeudi, ne reflète pas l’état d’esprit réel des Français » ; « il ne croit pas à “la victoire de l’irresponsabilité” » ; « Emmanuel Macron estime que le débat présidentiel a été transparent, le mandat clair, et que les Français ne se dédiront pas sept mois après avoir voté » ; « lui assume de mener une réforme qu’il est plus commode de contester quand on n’est pas au pouvoir ».
Quoi que chacun pense du recours par le président de la République à un échange « off » avec des journalistes sur un sujet d’actualité brûlant, le CDJM considère que le journaliste, respectant les règles du « off » qu’il avait acceptées en participant à ce déjeuner, ne commet pas de faute déontologique.
➔ Le requérant estime que l’article confond information et communication « en faisant siens des propos du Président ».
Le CDJM estime qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur le fait que l’ensemble des propos émane de l’Élysée – et comme on l’a vu plus haut, du Président lui-même, puisqu’il est fait usage du discours indirect libre. Les phrases dans lesquelles le propos n’est pas sourcé ne se comprennent pas comme une expression de l’opinion du journaliste, mais comme la poursuite de celle d’Emmanuel Macron. Ainsi ce passage :
« À l’Élysée, on assume le fait que cette réforme n’est pas faite pour faire plaisir. Mais elle s’inscrit dans une cohérence économique plus large qui doit mettre en avant la valorisation du travail, valeur cardinale chez Emmanuel Macron. Travailler plus longtemps pour créer plus de richesses, et sans impôt supplémentaire. Pour dégager d’autres marges de manœuvre, pour financer d’autres priorités : santé, éducation, armée. La logique économique est la suivante : en travaillant plus longtemps, il y aurait plus de richesses produites et donc des retombées pour financer d’autres priorités. »
C’est bien de « à l’Élysée, on assume » que découle l’ensemble du propos.
Le journaliste a fait le choix de restituer la parole présidentielle sans mise en perspective. Il s’agit d’un choix journalistique et non d’un manquement déontologique.
➔ M. Lucas Crochemore formule un troisième grief, en écrivant que « le devoir de contextualisation et de vérification n’est pas accompli par le journaliste, pas plus que celui d’information pluraliste. Seule la version du Président est donnée, sans aucun élément critique, sans aucune contextualisation des différentes prises de position ». Il interroge : « N’y avait-il pas d’autres sons de cloche à faire valoir s’agissant d’une réforme aussi importante » ?
Le CDJM rappelle que chaque article sur un sujet d’actualité n’a pas à embrasser la totalité des points de vue. C’est la succession des actes journalistiques, articles, émissions, interviews… qui assure le traitement pluraliste d’un sujet lorsqu’un média, comme c’est le cas de Radio France, y est tenu. C’est ce qui permet de contextualiser, d’apporter d’autres points de vue ou encore de décrypter des informations.
En l’occurrence, l’article en cause n’est qu’un élément dans un traitement continu de la réforme des retraites qui rassemble des dizaines d’articles, sons et vidéos publiés sur le site de Radio France. Par exemple, la veille de la parution de l’article objet de la saisine, on trouve dans ce même dossier un article avec des infographies titré « Réforme des retraites : cinq infographies à avoir en tête sur l’espérance de vie des Français », ou encore le lien vers une émission d’une heure intitulée « La réforme des retraites est-elle nécessaire ? Pourquoi suscite-t-elle autant de rejet chez les Français ? »
Cet article est « anglé » sur la façon dont l’Élysée juge les réactions à la réforme des retraites et sur les raisons mises en avant par le Président pour ne pas la modifier. Le journaliste rapporte des propos qu’il a lui-même entendus, au prix de contorsions stylistiques pour respecter la contrainte de ne pas citer directement le Président. Ce sont des éléments vérifiés. Il n’y a pas de personne mise en cause dans l’article à qui il aurait fallu proposer une offre de réplique.
Conclusion
Le CDJM réuni le 14 mars 2023 en séance plénière estime que les obligations déontologiques d’exactitude, d’offre de réplique, et de non confusion entre le métier de journaliste et de propagandiste n’ont pas été enfreintes.
La saisine est déclarée non fondée.
Cette décision a été prise par consensus.