Avis sur la saisine n° 23-008

Adopté en réunion plénière du 14 mars 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 16 janvier 2023, le CDJM a été saisi à propos d’un article publié par Le Monde le 17 octobre 2022 et titré « L’affaire “Doucet” : mystérieuses disparitions d’œuvres rares dans une bibliothèque parisienne ». Le journaliste, M. Victor Castanet, y raconte son enquête auprès des employés et des habitués de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet (BLJD), à Paris, qui accrédite l’hypothèse d’un trafic d’ouvrages rares.

Le contexte de cette saisine est particulier. Mme Sophie Lesiewicz, une des conservatrices de la bibliothèque Doucet mise en cause par l’article du Monde (ainsi que par d’autres organes de presse et lors d’enquêtes administratives), s’est donné la mort le jour suivant la publication de l’article. La requérante, dans une lettre au CDJM qui accompagne sa saisine, demande à rester anonyme en évoquant notamment ce suicide et en affirmant que « la plus grande prudence doit être observée dans la médiatisation des noms des personnes incriminées ou citées dans le cadre de cette “affaire” ».

La requérante formule trois griefs : inexactitude, partialité et absence d’offre de réplique.

Elle estime d’abord que la description du chargement de cartons dans une camionnette, considéré par Le Monde comme une des « irrégularités » reprochées à Mme Lesiewicz, est un « fait relaté [qui] n’est pas certain puisqu’il est modalisé par l’expression “a priori”. On ne peut donc pas conclure à la culpabilité [de celle-ci] à partir de ce “fait” ».

La requérante souligne ensuite à propos d’un rapport de l’Inspection générale des bibliothèques de 2018, que l’article « omet une partie de la vérité » et « ne ret[ient] du rapport que ce qui accable l’ancienne direction [de la bibliothèque Jacques-Doucet] ».

Enfin, la requérante considère que « l’exigence déontologique d’offre de réplique pour Marie-Christine Jacquot, la mère de [Sophie] Lesiewicz, n’a pas été respectée. Celle-ci est suspectée dans l’article d’avoir mis en vente sous son nom des documents appartenant à la BLJD. Alors qu’elle est mise en cause, le journaliste ne dit pas s’il a tenté de la contacter. Il ne dit pas non plus si elle a accepté ou refusé de lui répondre. »

Recevabilité

La saisine est recevable. La requérante, Mme X., a invoqué l’article 7.4 du règlement intérieur du CDJM qui prévoit de décider exceptionnellement « de préserver l’anonymat de l’auteur·e d’une saisine dans l’avis qu’il publie afin de ne pas mettre sa sécurité en danger, fragiliser sa situation professionnelle ou exposer inutilement sa vie privée ».

Elle justifie cette demande en expliquant qu’elle craint « des pressions ou des violences » et que « les réactions de lecteur.rices ou d’internautes relatives au contenu de l’enquête de Victor Castanet ont pu être violentes, sans nuance, agressives, vis-à-vis des mises en cause [et qu’elle] ne souhaite pas voir [s]on nom et [s]a saisine exposés à un déferlement de haine qu’[elle] ne mérite et ne supporterait pas ».

Tenant compte du contexte particulier de cette saisine, le CDJM, lors de sa réunion du 14 mars 2023, a accédé à la demande d’anonymisation de la requérante.

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
  • Il doit « publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent » selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 3)
  • Il défend « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique » selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).
  • Il « ne rapportera que des faits dont [il] connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
  • Il « considérera comme fautes professionnelles graves le plagiat, la distorsion des faits, la calomnie, la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 10).
  • Il s’assure que « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne [prévale] pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 5).

Réponse du média mis en cause

Le 20 janvier 2023, le CDJM a adressé à Mme Caroline Monnot, directrice de la rédaction du Monde, avec copies à MM. Victor Castanet, journaliste, et Gilles Van Kote, directeur délégué aux relations avec les lecteurs du Monde, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations, comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 1er février 2023, M. Van Kote a transmis au CDJM la réponse de Mme Monnot. La directrice de la rédaction du Monde précise en préambule que « le décès de Mme Lesiewicz dans des circonstances tragiques a profondément affecté notre rédaction » et a provoqué des discussions « en interne [sur] la manière dont cette longue enquête avait été menée », qui ont conclu « que ce travail journalistique est conforme à nos règles professionnelles ».

Mme Monnot répond ensuite aux griefs formulés. Elle rappelle que « cette enquête s’appuie sur près de 40 témoins – salariés, conservateurs, ancienne directrice de la BLJD, libraires, chercheurs, ayants droit – qui ont tous accepté d’être cités, mais aussi sur des photos, des documents, des rapports de l’IGB [Inspection générale des bibliothèques, ndlr] puis de l’IGESR [Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, ndlr], ou encore le dépôt d’une plainte par la chancellerie ». Elle précise que « le caractère “irrégulier” de la scène de chargement de cartons par Mme Lesiewicz devant la bibliothèque a été détaillé par un certain nombre de témoins » et que « ces témoignages […] multiples et non anonymes » sont corroborés par « des éléments de preuve solides laissant penser que Mme Lesiewicz aurait vendu, par l’intermédiaire de sa mère Marie-Christine Jacquot, des œuvres provenant de la bibliothèque, plus précisément du legs Bélias ». Elle indique enfin que « Mme Jacquot a été sollicitée par téléphone et a reçu un message, mais n’a pas souhaité s’exprimer ».

Analyse du CDJM

➔ L’article mis en cause relate comment la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet – une institution parisienne où sont rassemblés des milliers de livres et de précieux manuscrits – s’est retrouvée au cœur de soupçons de trafic d’ouvrages. L’auteur, M. Victor Castanet, a enquêté auprès des employés et des habitués du lieu qui lui ont rapporté des pratiques, jugées déroutantes, de la direction.

➔ La requérante reproche tout d’abord au journaliste d’avoir imputé à Mme Sophie Lesiewicz, conservatrice, des « irrégularités » sur la base de simples soupçons résultant du constat du chargement de cartons, en provenance de la bibliothèque, dans une camionnette dont ni le contenu ni la destination ne pouvaient être établis de manière certaine. Elle considère que l’auteur de l’article a ainsi enfreint la présomption d’innocence, faute de pouvoir garantir la véracité des faits qu’il relate.

➔ Le CDJM note en premier lieu que le terme « irrégularité » recouvre un large éventail de situations qui ne constituent pas nécessairement des actes illégaux ou des infractions pénales, mais plus généralement des entorses aux règles internes au fonctionnement d’une institution. L’ensemble de l’article apporte à tout le moins des éléments d’information concluant, sur la base de nombreux témoignages non anonymes, à de sérieux dysfonctionnements de la bibliothèque. Il ne se prononce pas sur une éventuelle qualification pénale de certaines pratiques. Le CDJM note que, revenant dans le corps de l’article sur l’épisode des cartons chargés dans une camionnette, l’auteur de l’enquête précise d’ailleurs que « cela ne présage en rien de sa culpabilité mais éclaire d’un jour surprenant les pratiques de la direction ».

Le CDJM considère qu’en contextualisant ainsi la portée du témoignage recueilli, le journaliste ne porte pas atteinte à l’exactitude des faits ni à la présomption d’innocence.

Par ailleurs, dans sa réponse, Le Monde apporte des éléments recueillis par M. Castanet pendant son enquête qui confortent son analyse :

« Plusieurs objets identifiés à l’arrière du véhicule proviennent du “salon Mondor”, l’endroit précis où était mené l’inventaire Bélias. Le journaliste s’est appuyé sur les témoignages (non anonymes) de plusieurs salariés ainsi que sur des documents, notamment une photo de la camionnette chargée (où l’on distingue un rouleau, quelques in-folio et plusieurs cartons de livres), ainsi qu’un cliché plus ancien du salon Mondor. Ces photos démontrent que certains objets se trouvaient auparavant dans ce salon. Elles ont du reste été transmises en 2018 à l’Inspection générale des bibliothèques (IGB) qui, dans son rapport, avait déjà conclu à des “irrégularités” dans la gestion de la bibliothèque. Des irrégularités confirmées de nouveau en 2022 au Monde par l’un des inspecteurs, auteur du rapport […]. »

➔ S’agissant du deuxième grief – le manque d’impartialité –, la requérante considère que la référence faite, dans l’article, au rapport 2018 de l’Inspection générale des bibliothèques (pages 29 à 31), porte atteinte à l’obligation d’impartialité en indiquant que ce service de contrôle avait « rendu un rapport sévère », tout en omettant de signaler que ce même rapport précisait qu’il avait été possible de « remettre la main sur des documents qu’on avait pu croire un temps égarés ».

Le CDJM estime que cette observation ne vient que faiblement atténuer le caractère en effet globalement sévère du rapport, qui énumère les anomalies constatées dans la gestion de la bibliothèque. La citation partielle du journaliste relève de la liberté de choix éditorial de celui-ci, et elle n’est pas en décalage avec la teneur générale du rapport, n’en offrant pas un résumé biaisé. Pour le CDJM, l’absence de mention des résultats positifs, mais ponctuels, d’un inventaire tardif et partiel (en tout cas à la date du rapport de l’IGB) ne peut caractériser un défaut d’impartialité de l’auteur de l’article.

➔ Enfin, la requérante estime que « l’exigence déontologique d’offre de réplique pour Marie-Christine Jacquot, la mère de Sophie Lesiewicz [suspectée d’avoir mis en vente des documents appartenant à la bibliothèque Jacque Doucet] n’a pas été respectée ».

Dans la réponse au CDJM, Le Monde indique que « cette enquête s’appuie aussi sur des éléments de preuve solides laissant penser que Mme Lesiewicz aurait vendu par l’intermédiaire de sa mère Mme Marie-Christine Jacquot, des œuvres provenant de la bibliothèque, plus précisément du legs Bélias. Il a été établi, en septembre 2022, par l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) [qui a repris les missions de l’IGB en 2019, ndlr] que plusieurs œuvres ayant disparu de la bibliothèque se sont retrouvées aux enchères dans la maison de vente Millon, et que le vendeur n’était autre que Mme Jacquot. Ces éléments, confirmés à l’auteur par l’IGESR, ont débouché sur un article 40 [disposition du Code de procédure pénale qui oblige un fonctionnaire ayant connaissance d’un crime ou d’un délit d’en alerter la justice, ndlr] et une plainte de la Chancellerie pour vol, déposée au commissariat le 21 septembre 2022 ».

Concernant l’offre de réplique, Mme Monnot précise que « Mme Jacquot a été sollicitée par téléphone et a reçu un message, mais n’a pas souhaité s’exprimer ». Si le CDJM peut regretter que la mention de cette offre de réplique n’ait pas été mentionnée dans l’article lui-même, il apparaît à la lecture de la lettre de la directrice de la rédaction du Monde que cette obligation a bien été respectée.

Conclusion

Le CDJM, réuni le 14 mars 2023 en séance plénière, estime que Le Monde n’a pas enfreint l’obligation déontologique d’exactitude et de véracité ni celle d’impartialité, et a bien respecté celle d’offre de réplique aux personnes mises en cause.

La saisine est déclarée non fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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