Avis sur la saisine n° 22-086

Adopté en réunion plénière du 14 février 2023 (version PDF)

Description de la saisine

Le 5 novembre 2022, M. Sylvain Ernault a saisi le CDJM à propos d’un article publié le 4 novembre 2022 par Le Courrier indépendant et titré « Callac : un “refugié” sème le trouble » – la page concernée n’est plus accessible en ligne à la date de publication de cet avis.

M  Ernault formule le grief de manquement à l’obligation déontologique de respect de la dignité humaine. Il estime qu’« en dressant sciemment un parallèle entre un fait divers animalier et l’accueil des réfugiés, Le Courrier indépendant commet une atteinte manifeste à la dignité humaine ». ll affirme que cet article « brode autour d’un fait divers à la dimension informationnelle par ailleurs insignifiante » et « véhicule sous couvert d’humour un imaginaire raciste. Un furet caché sous une voiture est comparé à des personnes ayant fui la guerre ». Il ajoute que « la commune de Callac héberge déjà plusieurs familles, susceptibles de lire cet article, et vivant actuellement dans un climat de terreur » et que « le contexte de publication n’est pas anodin puisque des organisations d’extrême droite mènent activement campagne contre l’accueil de réfugiés à Callac, charriant dans leur sillage un flot de commentaires xénophobes ».

Règles déontologiques concernées

Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :

  • Il « respecte la dignité́ des personnes et la présomption d’innocence », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
  • Il « respectera la dignité́ des personnes citées et/ou représentées », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 8).
  • Il veille « à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés » et fait son possible « pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 9).
  • Il défend, « en tout temps, les principes de liberté dans la collecte et la publication honnêtes des informations, ainsi que le droit à un commentaire et à une critique équitables » et veille « à distinguer clairement l’information du commentaire et de la critique » selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 2).

Réponse du média mis en cause

Le 14 novembre 2022, le CDJM a adressé à M. Jean-François Podevin, rédacteur en chef du Courrier indépendant, avec copie à M. Yann Scavarda, journaliste, et à M. Francis Gaunand, directeur de la publication, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations comme le prévoit le règlement du CDJM.

Le 16 novembre 2022, M. Yann Scavarda a adressé une lettre au CDJM, dans laquelle il précise qu’il « ne répondra pas à [l’]argumentaire [du requérant] dans la mesure où celui-ci procède d’une interprétation sans rapport avec l’objet de l’article intitulé “Callac : un ‘réfugié’ sème le trouble” » mais qu’« en revanche, pour lever toute ambiguïté, [il se] fera un devoir d’expliquer en détail la genèse de ce papier ».

M. Yann Scavarda replace la publication de son article dans le contexte de débats dans la ville de Callac (Côtes-d’Armor) autour d’un projet « de lieu d’accueil de familles réfugiées dans cette commune », projet qui a suscité « les passions les plus vives […] alimentées, non pas par la population locale (ou si peu), mais par certains courants politiques dont tout le monde sait qu’ils font commerce de la xénophobie ».

M. Scavarda explique que le 4 novembre, à la veille d’une manifestation « à haut risque de débordements », il a reçu un communiqué de la préfecture des Côtes-d’Armor qui a retenu son attention car il « bat[tait] notamment en brèche les rumeurs d’“invasion” par quelque “70 familles étrangères” ». Il décide de publier ce communiqué. Il explique ensuite au CDJM ne pouvoir « rien publier sur le web sans illustration », et que pour cette raison technique, il a choisi d’utiliser « comme illustration un post Facebook assez amusant de la gendarmerie des Côtes-d’Armor paru le jour même ».

Il s’agit d’une photo « de l’aile avant gauche de la voiture d’un pompier complètement déchiquetée […] par un chien qui pourchassait un furet […] réfugié sous le capot de cette voiture, ce qui a rendu le chien fou de rage ». L’incident s’était produit quelques jours plus tôt à Callac. Le journaliste explique que « l’association d’idées s’est imposée […] : d’une part, un être en fuite qui cherche un refuge pour sauver sa vie ; d’autre part, des réactions outrancières, disproportionnées, violentes à son égard ». Il écrit y avoir « vu une façon détournée d’appuyer les propos du préfet tout en renvoyant en miroir leur propre caricature à ceux qui se laissent animer par une xénophobie irrationnelle. Non seulement au mépris de la dignité des personnes qui arrivent chez nous après avoir fui la guerre ou la misère, mais aussi – et ils ne s’en rendent pas compte – au mépris de leur propre dignité morale ».

M. Scavarda précise que cette présentation avait été « ainsi […] compris[e], avant parution », par son rédacteur en chef. Il reconnaît s’être sans doute « trop empressé » de publier et avoir « eu la main lourde » en titrant « volontairement de manière contraire au contenu de l’article (c’est bien le chien et non le furet qui a semé le trouble) en vue d’“appâter” le plus d’internautes xénophobes possible, sachant que c’est justement ce genre de titres qui les attirent ».

En conclusion, le journaliste reconnaît qu’il ne s’attendait pas le 5 novembre « à découvrir sur twitter que des internautes outrés avaient compris l’article à l’envers ». Il précise avoir alors décidé de supprimer l’article dès 8 h 30 mais n’y parvenant pas pour diverses raisons techniques, il n’a « réussi à l’enlever qu’au prix de sa destruction pure et simple, aux environs de midi ».

Analyse du CDJM

➔ L’article publié sur le site Actu.fr à la page du Courrier indépendant s’articule en trois temps. Sous le titre « Callac : un “réfugié” sème le trouble », un chapeau de 175 signes indique : « Callac (Côtes-d’Armor) fait beaucoup parler d’elle à l’approche des rassemblements antagonistes prévus ce samedi 5 novembre autour d’un projet de centre d’accueil de réfugiés. » En dessous, une photo de l’aile avant gauche d’une voiture en grande partie déchiquetée. Cette photo est légendée ainsi : « Voici dans quel état un pompier a retrouvé sa voiture à la suite d’une intervention à Callac le 1er novembre 2022. »

Ensuite vient l’explication de la photo : un chien a voulu attraper un furet « réfugié » sous le capot de la voiture, « un clandestin venu du pays des mustélidés ».

Enfin, le texte reprend l’annonce des manifestations des partisans et adversaires de la création d’un centre d’accueil de réfugiés et la reprise en détail d’un communiqué de la préfecture. La transition entre les deuxième et troisième parties est assurée par la phrase : « Un peu d’humour ne fait pas de mal à la veille des rassemblements organisés à Callac ce samedi 5 novembre 2022. »

➔ Le CDJM prend acte de la réponse de M. Scavarda et de sa mise en contexte de cette publication. Il rappelle qu’il se prononce sur le respect des règles déontologiques dans l’acte journalistique publié mis en cause par un requérant, même si la prise en compte du processus de production est un des éléments de son analyse.

➔ M. Ernault, requérant, dénonce « une atteinte manifeste à la dignité humaine » dans le rapprochement fait entre « un fait divers animalier et l’accueil des réfugiés ». M. Scarvada explique que toute sa démarche est au contraire à dénoncer ceux qui veulent empêcher l’installation de réfugiés à Callac et « se laissent animer par une xénophobie irrationnelle […] au mépris de la dignité des personnes ». Le CDJM prend acte des intentions explicitées a posteriori par le journaliste.

D’une part, il faut noter que l’article en cause est diffusé en ligne. Ce qui apparaît sur les réseaux sociaux n’est pas l’article complet : ainsi, sur Twitter, seul est repris le titre, le chapeau, la photo et sa légende. Celui qui ne lit que ce message reste sur la perception d’un trouble causé par un « réfugié », perception confortée par l’image d’une voiture abîmée. L’usage des guillemets peut aussi bien signifier qu’il ne s’agit pas d’humains, que traduire une distance prise avec la qualité de réfugiés des personnes qui s’installeraient à Callac.

D’autre part, l’utilisation d’une pratique de la presse numérique qui consiste à attirer l’attention du lecteur sur des éléments jugés « essentiels » du sujet traité en mettant certains mots en caractères gras entretient la confusion. Ainsi dans le premier paragraphe ressortent les mots ou expressions « Callac », « gendarmes », « appelés », « dégradations », « voiture » « sapeur-pompier » ; dans le deuxième « Côtes-d’Armor », « chien », « acharné » ; puis dans le suivant « clandestin », « type furet » ; enfin dans le quatrième : « rassemblements », « ce samedi 5 novembre 2022 », « projet de centre d’accueil des réfugiés », « humains ».

Les termes mis en exergue en gras dans les trois premiers paragraphes participent à la confusion. Cela ne facilite pas, pour le lecteur pressé, la compréhension que le titre et le premier paragraphe relatent un fait divers qui ne concerne pas un être humain – le mot « réfugiés » désignant couramment des humains. Au contraire, cette mise en avant de certains mots relevant du vocabulaire classique de faits divers, associée au titre qui annonce qu’un réfugié « sème le trouble » et la photo des dégâts de la voiture conduit à comprendre, à première vue, qu’un réfugié est à l’origine de la voiture saccagée.

Le CDJM estime que l’amalgame créé par cet ensemble titre, chapô (texte introductif), photo, mots mis en exergue conduit à comparer, volens nolens, des réfugiés forcément humains à un furet, ce qui porte atteinte à la dignité humaine.

➔ L’article du Courrier indépendant du 4 novembre 2022 pose la question de la séparation entre l’exposé des faits et leur commentaire. M. Scavarda plaide qu’il a voulu « appuyer les propos du préfet tout en renvoyant en miroir leur propre caricature à ceux qui se laissent animer par une xénophobie irrationnelle ». Cette volonté « d’appuyer les propos du préfet », de poser la question du centre d’accueil en terme « de mépris de la dignité des personnes » et de « dignité morale » des acteurs de ce débat aurait mieux sa place dans un éditorial, un encadré à part, ou, si on veut l’exprimer de façon humoristique, par exemple dans un dessin de presse.

En l’occurrence, l’article en cause n’est ni un point de vue ni un éditorial mais une présentation factuelle de deux faits sans rapport entre eux. En outre, ni Le Courrier indépendant ni son support de diffusion numérique Actu.fr n’ont une ligne éditoriale caractérisée par le traitement humoristique ou satirique de l’actualité. Ce qui est compris sans hésitation dans un titre qui fait son fonds de commerce de la dérision et de la satire, voire de la charge, peut ne pas « passer » pour le lectorat d’un titre dont ce n’est pas la ligne éditoriale usuelle, à moins d’être clairement identifié.

Il passe d’autant moins lorsque le sujet traité est suivi d’habitude sur un mode sérieux, comme l’ont été en l’espèce les événements de Callac pendant plusieurs mois par la rédaction locale la plus proche L’Echo de l’Armor et de l’Argoat pour la plate-forme Actu.fr. En effet, comme l’explique longuement au CDJM M. Scavarda, la rédaction de L’Echo de l’Armor et de l’Argoat n’ayant pas reçu le communiqué du préfet dont il voulait informer les lecteurs, il a rédigé exceptionnellement un article sur Callac, avec son accord.

La phrase de transition « Un peu d’humour ne fait pas de mal à la veille des rassemblements organisés à Callac ce samedi 5 novembre 2022 » entre le sujet « furet » et le sujet « manifestations du lendemain » a certes pour objectif d’indiquer cette entorse à la ligne habituelle du Courrier indépendant. Mais, placée loin du titre, elle ne désamorce pas l’ambiguïté, d’autant que sous le titre qui évoque l’affaire du furet, le chapô du texte est consacré totalement aux événements liés à la création d’un centre d’accueil pour réfugiés. Cette confusion entre exposé des faits et commentaire explique en partie la mécompréhension de lecteurs exprimées notamment sur les réseaux sociaux.

➔  Le CDJM prend acte que l’article en cause n’est plus en ligne et que son adresse numérique renvoie à la mention “La page demandée est introuvable”.

Conclusion

Le CDJM réuni le 14 février 2023 en séance plénière estime que les obligations déontologiques de respect de la dignité humaine et de distinction claire entre faits et commentaire n’ont pas été respectées.

La saisine est déclarée fondée.

Cette décision a été prise par consensus.

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