Adopté en réunion plénière du 13 décembre 2022 (version PDF)
Description de la saisine
Le 28 octobre 2022, M. Julien Bertaux a saisi le CDJM à propos d’une séquence de l’émission « 66 minutes » diffusée le 23 octobre 2022 par M6 et titrée « Cycliste contre automobilistes : le point de non-retour ? » M. Bertaux estime que ce reportage comprend deux informations erronées concernant l’usage du vélo à Paris. D’une part en indiquant que « les pistes cyclables à Paris sont obligatoires », ce qui est faux, affirme-t-il. D’autre part « en donn[ant] la parole à un chauffeur de taxi qui indique que les vélos n’ont rien à faire sur une voie de bus », ce qui est également faux, toujours selon M. Bertaux.
Recevabilité
Le CDJM a reçu le 17 novembre une autre saisine portant sur cette séquence. Son auteur portait une appréciation générale sur l’acte journalistique visé, se contentant de dénoncer des « sophismes » et « erreurs », sans étayer concrètement ses accusations. Or toute saisine du CDJM doit répondre à des exigences de procédure qui figurent dans le règlement intérieur et sont publiées sur le site du CDJM. Elles doivent notamment indiquer précisément les éléments que le requérant considère ne pas respecter la déontologie du journalisme définie dans les textes auxquels se réfère le CDJM. Cette seconde saisine a donc été déclarée irrecevable.
Règles déontologiques concernées
Les textes déontologiques auxquels le CDJM se réfère précisent les obligations du journaliste :
- Il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles », selon la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ, 1918/1938/2011).
- Il doit « respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître », selon la Déclaration des droits et devoirs des journalistes (Munich, 1971, devoir no 1).
- Il doit « respecter les faits et le droit que le public a de les connaître », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 1).
- Il « ne rapportera que des faits dont il/elle connaît l’origine, ne supprimera pas d’informations essentielles et ne falsifiera pas de documents. Il/elle sera prudent dans l’utilisation des propos et documents publiés sur les médias sociaux », selon la Charte d’éthique mondiale des journalistes (FIJ, 2019, article 3).
Réponse du média mis en cause
Le 7 novembre 2022, le CDJM a adressé à M. Stéphane Gendarme, directeur de l’information de M6 avec copie à M. Antoine Rouet, réalisateur de la séquence en cause, et M. Sigor Ibanez, rédacteur en chef à la société Patrick Spica production à l’origine du reportage, un courrier les informant de cette saisine et les invitant à faire connaître leurs observations dans un délai de quinze jours, comme le prévoit le règlement du CDJM.
Le 15 novembre, M. Patrick Spica a répondu au CDJM au nom de sa société. Il indique que l’affirmation « les pistes cyclables sont obligatoires à Paris » est une information donnée à l’auteur du reportage par un policier spécialisé. Il ajoute qu’ayant été informée par un des participants au reportage de cette inexactitude, sa société a « rectifi[é] le commentaire ». Sur le second reproche du requérant, M. Spica écrit que « le chauffeur de taxi exprime son avis, sa colère et donne son sentiment » et que « le visionnage de la séquence démontre que cette affirmation n’est pas une information et n’est pas non plus présentée comme telle ».
Le 16 novembre 2022, MM. Rouet et Ibanez ont également écrit au CDJM. Ils reconnaissent avoir été « imprécis » sur l’obligation d’emprunter les pistes cyclables et précisent qu’alertés de cette imprécision le lendemain de la diffusion, ils ont livré à M6 une version modifiée de leur reportage. Concernant le second grief – l’affirmation d’un chauffeur de taxi interrogé dans le reportage selon qui « les vélos n’ont rien à faire sur une voie de bus » – ils écrivent qu’« il est très clair qu’il est un des témoins du reportage qui raconte sa vie de tous les jours dans sa voiture. Il parle en son nom ».
À la date du 13 décembre, M6 n’avait pas répondu au CDJM.
Analyse du CDJM
➔ Le reportage en cause, diffusé par M6 dans son émission « 66 minutes » et produit par Patrick Spica Production, est titré « Cyclistes, les mal-aimés ». Son thème est indiqué par le présentateur de l’émission : « La petite reine a le vent en poupe et, malgré l’augmentation des pistes cyclables dans les grandes villes, la cohabitation se révèle souvent très très compliquée. » Ce reportage tourné à Paris et à Strasbourg donne la parole à des cyclistes, un chauffeur de taxi, des piétons et des policiers.
➔ La séquence qui fait l’objet de la saisine dure 2 min 35 s. Elle emmène le téléspectateur à bord du taxi d’un certain Alino, « un chauffeur de taxi plutôt remonté », précise le commentaire de M. Antoine Rouet. Filmé au volant de son taxi, il fustige les cyclistes « irresponsables » qui, par exemple, ne respectent pas les feux de signalisation.
Sur des images de vélos circulant dans une voie dédiée aux autobus, il s’exclame : « Tout ça, ça n’a rien à faire là. »
La séquence se poursuit sur l’utilisation des pistes cyclables (à 34 min 35 s). Les images sont tournées depuis l’intérieur du taxi.
« Pour Alino, explique M. Rouet en commentaire off, il y a encore pire que les feux grillés : les vélos qui circulent en dehors de la piste cyclable.
– Donc là ici nous avons la piste cyclable, décrit Alino. Qu’est-ce que j’ai en face de moi ? (On aperçoit un vélo.) Et pourtant, la piste cyclable est juste là. (Il roule à côté d’une cycliste qui circule à droite de la chaussée, et l’interpelle par la vitre baissée.) Excusez-moi… Excusez-moi… La piste cyclable, elle est à gauche !
– Je sais, répond la cycliste.
– Ah ! Tu le sais ! Mais pourquoi t’y vas pas ? Vous savez que vous me dérangez ?
– C’est pas interdit de rouler ici !
– Ah ! Si, si !
– Y a un signe vélo ici, regarde !
– À Paris, les vélos ont l’obligation d’utiliser les pistes cyclables, commente en off M. Rouet. Mais la mairie n’a pas partout enlevé les anciennes signalisations. Résultat, c’est la confusion. »
➔ M. Bertaux affirme que le chauffeur de taxi se trompe en disant que les vélos n’ont rien à faire dans la voie des bus. Le CDJM considère que cette affirmation témoigne de l’agacement du chauffeur de taxi. Elle ne dit pas le code de la route, et n’est pas prise à son compte par le journaliste qui ne commet pas d’inexactitude.
➔ Le grief principal formulé par M. Bertaux porte sur l’obligation ou non pour les cyclistes à Paris d’emprunter les pistes cyclables. Le reportage tel que diffusé le 23 octobre 2022 par M6 l’affirme.
Dans sa réponse au CDJM, M. Spica explique que c’est un spécialiste du code de la route à la préfecture de police de Paris, « en charge entre autres de la prévention et de la répression des infractions au code de la route » qui a donné cette information à l’auteur du reportage, M. Rouet. Celui-ci, ainsi que son rédacteur en chef M. Ibanez, confirment au CDJM avoir repris une affirmation de M. Nicolas C., policier dans le service des compagnies motocyclistes, qui leur « a confirmé que l’utilisation des pistes cyclables, dès lors qu’elles existaient, était obligatoire ». Ils indiquent également que « la préfecture de Police nous l’a confirmé encore dernièrement par téléphone » et ajoutent : « Nous reconnaissons qu’à aucun moment nous avons jugé indispensable de vérifier les propos de tels spécialistes. »
➔ Le CDJM considère qu’effectivement les affirmations d’un policier spécialisé et de ses supérieurs constituent des sources a priori fiables sur un point du code de la route. Il rappelle néanmoins qu’il n’est jamais inutile de se reporter aux textes eux-mêmes. Ce qui a été finalement fait par les auteurs lorsqu’ils ont été alertés, après la diffusion du sujet, par un militant pro-vélo. Comme ils l’écrivent au CDJM, « la vérité est plus nuancée ». Ils précisent : « Selon les sites de la mairie de Paris et celui de la sécurité routière du gouvernement, l’obligation d’utiliser les pistes cyclables est effective si les panneaux de signalisation sont ronds, et simplement recommandée si les panneaux sont carrés. Selon l’article R431-9 du code de la route, les pistes cyclables sont obligatoires dans le sens de la marche dès lors qu’elles existent de chaque côté de la route, et peuvent devenir toutes obligatoires si le préfet émet un avis dans ce sens. » Ces indications sont disponibles sur le site de la Sécurité routière.
➔ Le CDJM considère que la bonne foi des auteurs du reportage n’est pas en cause, comme le démontrent les vérifications faites pendant leur enquête. Il prend acte qu’alertés d’une erreur, les équipes de la société de production ont rectifié rapidement. M. Patrick Spica explique que « le sujet a ainsi fait l’objet d’une nouvelle livraison à la chaine pour ses rediffusions ultérieures avec un nouveau commentaire qui précise que l’usage de certaines pistes cyclables est obligatoire sur décision du Préfet et selon un marquage différent et qui actuellement n’est pas encore homogène à Paris ».
➔ Le CDJM a constaté que le commentaire avait bien été rectifié. La phrase « À Paris, les vélos ont l’obligation d’emprunter les pistes cyclables. Mais la mairie n’a pas pourtant enlevé les anciennes signalisations. Résultat : c’est la confusion » a été remplacée par « À Paris, les vélos n’ont pas l’obligation d’emprunter les pistes cyclables, sauf si la signalisation l’exige. Résultat : c’est la confusion ».
➔ Cette version corrigée est accessible sur la plateforme de vidéos en ligne Vimeo. Elle ne l’est pas sur le site de M6 où demeure la version de « 66 minutes » diffusée le 23 octobre. À la connaissance du CDJM, aucune communication indiquant cette rectification n’a été portée à la connaissance du public par M6. Le CDJM rappelle les termes de sa recommandation « Rectification des erreurs : les bonnes pratiques » publiée en mai 2021 : la rectification des erreurs doit se faire de façon systématique, rapide, explicite, complète et visible. Il faut maximiser les chances que le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur soit informé de l’erreur commise.
Conclusion
Le CDJM réuni le 1er décembre 2022 en séance plénière estime que si la société Patrick Spica a respecté ses obligations déontologiques en rectifiant rapidement une inexactitude, M6 n’a pas respecté l’obligation déontologique de rectification des erreurs.
La saisine est déclarée fondée.
Cette décision a été prise par consensus.